Discours du Premier ministre devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 7 septembre 1989.
Les orientations de la politique de défense de la France
Je suis heureux d’inaugurer cette nouvelle session de l’Institut des hautes études de défense nationale et d’avoir ainsi l’occasion de vous présenter quelques-unes des réflexions qui guident l’action du gouvernement dans sa politique de sécurité.
Permettez-moi, avant d’entrer dans le texte de ce discours, de faire deux remarques liminaires. La première pour vous féliciter de la bonne qualité du diaporama que nous venons de voir et qui est, je crois, une excellente présentation des travaux de votre maison. La seconde sera pour saisir au vol l’occasion d’une mention que vous avez faite, et donner mon sentiment sur le caractère de plus en plus imbriqué de la fonction de défense. Vous avez évoqué le Pacifique Sud comme l’un des chantiers d’étude de votre session. Je reviens de cette région et je voudrais simplement souligner ici à quel point cette zone, pour nous un peu nouvelle (non pas en termes de défense), fait bien apparaître le caractère global de notre politique. Nous assurons là-bas la crédibilité technique de notre dissuasion en réalisant des essais nucléaires à Mururoa : il nous faut aussi mener une diplomatie active pour que ceux-ci soient de mieux en mieux compris et acceptés dans la région.
Nous avons la nécessité, absolument décisive selon moi et jusqu’ici trop oubliée, de favoriser le développement économique de nos territoires d’outre-mer par une intensification de leurs échanges intrarégionaux : cela ne se fera pas sans un climat politique général satisfaisant.
Nous avons des relations diplomatiques avec l’ensemble de la zone, nous y sommes maintenant reçus comme un contrepoids utile à la présence japonaise, voire un jour chinoise. Le président des États-Unis, principale puissance occidentale, mène la politique étrangère de son pays sous l’œil particulièrement attentif du Sénat. Pour connaître assez bien, maintenant, ce pays, je sais qu’un sénateur américain, s’il est très sensible aux « boys », à la présence des forces militaires américaines, et nucléaires en particulier, dans le monde, l’est encore davantage aux problèmes du blé, du maïs, du soja, et des différentes huiles végétales. Dans la violence, toujours sous-estimée, à mon avis destinée à devenir croissante, des compétitions que l’on dit commerciales et financières en matière agricole, dans l’océan d’hypocrisie qui régit le discours à leur sujet, j’ai toujours pensé qu’il nous fallait créer les conditions d’une négociation qui nous économise une crise internationale de la dernière gravité, débouchant sur une crise de confiance entre partenaires de l’Alliance. Or, la liste des dix grands producteurs d’excédents agricoles comporte, chacun le sait, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Et c’est bien pourquoi les orientations que j’ai soumises au président de la République, qu’il a approuvées avec chaleur, et à l’application desquelles je m’astreins depuis fort longtemps, ont commencé lors de la présidence française du Conseil agricole européen en 1984.
Voilà le signe d’une politique ancienne, dont il ne faut oublier aucune dimension. Vous allez y réfléchir au cours de l’année, c’est une belle vision de la globalité de notre défense qui ne saurait être pensée sans intégrer toutes ces dimensions. Je suis heureux que vous m’ayez donné l’occasion de le souligner au passage.
Vous êtes donc ici réunis pour réfléchir ensemble à la sécurité de la France et de l’Europe. Vous l’êtes à un moment où les conditions de notre sécurité évoluent particulièrement vite, sans qu’il soit toujours aisé de cerner avec précision les contraintes et les perspectives que de tels changements signifient pour nous. Cette situation rend votre réflexion à la fois difficile et nécessaire.
J’aurai devant vous le souci d’éviter les débats théoriques, les querelles d’école, pour dresser le bilan de l’action de la France et tracer les grandes orientations de la politique de défense du gouvernement. Je le ferai d’abord en vous présentant ma perception de la situation dans laquelle nous nous trouvons désormais, puis les principaux axes de la politique française, en Europe et dans le monde, en vous précisant enfin les moyens que le gouvernement consent pour sa sécurité.
Un environnement stratégique en transition
De nouvelles conditions de sécurité
Le continent européen est aujourd’hui plus que jamais le pivot des relations Est-Ouest. Opposés par des siècles de conflits, nos pays ont su se construire, il y a presque 50 ans, un avenir de paix sur les ruines laissées par leurs déchirements meurtriers. Cet équilibre s’est constitué sur fond d’une triple anomalie : celle de la paix prolongée, notre continent est en effet belligène, du surarmement et celle de la division. De là vient aussi une double ambiguïté : la paix n’existerait que par le surarmement ; sa division seule garantirait la sécurité de l’Europe.
Nous pouvons dès lors mesurer l’ampleur des changements qui se produisent dans notre environnement. Que sont-ils en effet ? D’abord l’émergence d’une coopération accrue entre l’Est et l’Ouest, qui laisse entrevoir la perspective d’une Europe mieux unie ; ensuite, la mise en place de négociations, qui s’emploient à en finir avec la course aux armements. Pour la première fois depuis 1945, l’Europe cherche à concilier ce qu’elle avait appris à opposer : sécurité et détente, équilibre et désarmement ; le surarmement n’est plus la condition de l’équilibre, la division n’est plus nécessairement la condition de la paix.
L’évolution des pays d’Europe de l’Est
Ce changement dans nos perspectives est en partie dû aux évolutions incontestables qui se produisent en URSS et à l’Est de l’Europe. Sous la conduite de M. Gorbatchev, l’Union Soviétique, sans remettre en cause les principes de son système, semble désormais trouver plus de vertus que de vices aux systèmes économiques occidentaux, semble accepter la coopération, comprendre que l’accumulation des armes ne garantit pas la puissance, semble même accepter que son pouvoir ne s’impose plus de la même manière à Moscou et à Prague.
La Pologne déjà, la Hongrie bientôt, peut-être, font figure de pionnières dans la conquête patiente mais tenace des libertés par leurs sociétés : comment ne pas y voir le signe qu’une histoire nouvelle s’écrit, exaltante pour eux, fascinante et satisfaisante pour nous qui n’avons cessé de dénoncer de leur liberté confisquée une menace contre la nôtre ?
Les risques d’instabilité sont grands, des crises peuvent survenir. Mais la fin des totalitarismes est le grand défi de cette fin de siècle : apportons-y notre contribution. Je crois moins, par expérience, aux grands programmes qu’aux actions ciblées : les démocraties naissantes ont besoin de spécialistes du droit, d’avocats, de juges compétents. Dans cet esprit, le président de la République a inauguré, le 26 août 1989, la Fondation de l’arche de la fraternité, destinée à aider les processus de transition démocratique. Je crois profondément que beaucoup peut et doit être fait en matière de ce que j’appellerai — pardonnez-moi ce néologisme, mais il faut qu’une langue évolue — l’ingénierie démocratique et j’aurai d’autres occasions de faire des propositions concrètes en ce sens.
Il en va de même en matière d’économie. Une révision complète du système de gestion des entreprises de ces pays s’impose et par conséquent oblige à des efforts de formation à tous les échelons. L’ampleur du problème amène à penser qu’au-delà des accords bilatéraux déjà signés, un Institut de recherche et d’enseignement de la gestion pourrait être créé en Europe sur une base multinationale et paritaire (Est-Ouest). J’ai demandé que soient examinées les modalités de fonctionnement et de financement d’un tel institut.
Les négociations de réduction des armements
Ces changements à l’Est ont favorisé la reprise des négociations de désarmement, jusque-là enlisées dans les méandres des tensions Est-Ouest, et ont montré le bien-fondé de la fermeté que nous avions adoptée alors. Ce qui n’était qu’une chimère devient une espérance fondée, des négociations se sont engagées dans les principaux domaines d’armements. Mais ne nous y trompons pas : signe de la détente, le désarmement ne saurait en être ni le préalable, ni non plus le substitut. La vigilance reste nécessaire.
Pour sa part, la France, qui a toujours maintenu la suffisance de ses moyens militaires, entend favoriser un désarmement équilibré, permettant de parvenir en Europe à une plus grande stabilité militaire à un niveau inférieur d’armements. Chacun le sait, le président de la République a fait du désarmement l’une des priorités de son second septennat. Le premier, il a rappelé que notre insécurité tenait d’abord au gigantesque arsenal conventionnel du Pacte de Varsovie.
Aussi la France s’est-elle engagée activement dans la préparation des négociations sur les forces conventionnelles en Europe, qui se sont ouvertes le 6 mars dernier, à Vienne, et qui ont pour objectif de réduire et déconcentrer les forces classiques et les stocks d’armements en présence, de manière à interdire toute attaque surprise et à empêcher une guerre prolongée.
Ces négociations progressent relativement rapidement. Les initiatives répétées des pays occidentaux ont reçu un écho favorable à l’Est : parmi les propositions de l’Alliance, le principe — essentiel pour nous — de réductions asymétriques à l’Est et à l’Ouest permettant d’atteindre des plafonds égaux pour les principaux matériels offensifs est à peu près accepté. Des désaccords persistent néanmoins qui empêchent aujourd’hui de préjuger l’issue de ces négociations. La France, pour sa part, s’emploiera à ce qu’elles aboutissent rapidement. En effet, les pays européens y ont un intérêt spécifique : mais il est important pour nous, et nous y serons attentifs, que le désarmement en Europe ne soit pas vidé de son sens par l’accumulation d’armes aux frontières de notre continent.
Autre domaine de l’initiative française, les armes chimiques. La Conférence de Paris, qui s’est déroulée en janvier de cette année, à l’initiative du président Mitterrand, a atteint les objectifs qu’elle s’était fixés : réaffirmer solennellement l’engagement de non-emploi des armes chimiques, susciter de nouvelles adhésions au protocole de 1925, donner un élan nouveau aux négociations de Genève d’une convention allant jusqu’à l’interdiction de ces armes.
En ce qui concerne l’espace, nous refusons de nous lancer dans la course à sa militarisation et pensons que manque un « code de bonne conduite spatiale ». L’espace donne aux Européens l’occasion de préciser leur conception de la sécurité, en marquant l’importance qu’ils accordent à la face cachée du désarmement, la vérification. Déjà, l’année dernière, ici même, j’avais appelé à une initiative européenne pour la vérification spatiale des accords de désarmement. Dans cet esprit, la France a multiplié les démarches à la Conférence du désarmement, à l’Union de l’Europe occidentale, et je me réjouis personnellement des réactions largement favorables que nous avons perçues en écho.
Désarmement et dissuasion nucléaire
Désarmements conventionnel, chimique, code de bonne conduite spatiale. Et le nucléaire ? Est-ce à dire que, favorable au désarmement, la France cesserait de l’être dès lors que les armes nucléaires seraient concernées ?
La réduction des armes nucléaires est de toute évidence une nécessité : elle ne saurait cependant signifier la remise en cause de leur rôle dans la dissuasion. Seules les puissances qui possèdent plus d’armes que ne l’exige la crédibilité de leur dissuasion sont donc aujourd’hui concernées : les premiers pas incombent aux superpuissances.
Le président de la République a défini et souvent rappelé les conditions préalables à notre participation au désarmement nucléaire, je n’y reviens pas. Nous espérons les voir remplies et nous nous réjouissons aujourd’hui que des progrès soient effectués en ce sens.
Je voudrais pour ma part insister sur un point, à mes yeux essentiel : le désarmement et la dissuasion sont naturellement compatibles. En effet, la dissuasion nucléaire garantira la stabilité de l’équilibre conventionnel à bas niveau créée par le désarmement.
Dans ce contexte, la fonction de dissuasion, et non de bataille, des armes nucléaires est progressivement redécouverte par beaucoup en Europe. La France, qui en a fait le cœur de sa stratégie et qui récuse la notion de bataille nucléaire, ne peut que saluer cette évolution ne rendant au demeurant indispensable qu’un nombre minimal d’armes nucléaires.
Nous nous en sommes toujours tenus à une politique de dissuasion suffisante, et nous nous réjouissons donc de voir l’Alliance progressivement évoluer dans le même sens, avec la perspective annoncée de nouvelles réductions de ses systèmes de courte portée, dès la mise en œuvre d’un accord de désarmement conventionnel.
Les choix stratégiques de la france et ses engagements internationaux
Une stratégie de dissuasion autonome
Pour garantir son indépendance et cimenter son identité nationale, notre pays a fait le choix d’une défense indépendante, fondée sur une stratégie autonome de dissuasion nucléaire. Cette stratégie constitue un élément de stabilité pour notre politique internationale : elle a permis que notre pays joue un rôle essentiel dans les équilibres mondiaux, elle constitue aujourd’hui le gage d’une influence maintenue.
Notre stratégie est organisée autour d’une dissuasion nucléaire autonome et suffisante. C’est elle qui donne sa cohérence à l’ensemble de notre système : nos forces conventionnelles, nucléaires préstratégiques et stratégiques sont indissociables les unes des autres. C’est bien la certitude qu’une agression militaire comporte le risque d’une montée aux extrêmes — le déclenchement d’une frappe stratégique — qui retient l’agresseur ; l’existence d’un échelon préstratégique interdit à cet agresseur d’espérer une démission due à l’épouvante ; un dispositif conventionnel aéroterrestre, cohérent et modernisé, écarte l’idée que nous pourrions préférer le repli et la soumission au respect de nos engagements de solidarité.
Destinée à préserver l’indépendance et l’identité nationale de la France, notre politique de défense ne saurait cependant être comprise comme la volonté d’un superbe isolement, non. L’histoire ne nous enseigne-t-elle pas, d’ailleurs, que les puissances tentées par le repli sur elles-mêmes préparent ainsi la certitude de leur déclin ?
La France et l’Europe
Soucieux de préserver la détente, les deux Grands pourraient avoir désormais tendance à s’impliquer moins tôt dans d’éventuelles tensions européennes, à jouer le rôle de recours ultime plutôt que celui de garantie préalable.
Dès lors, la cohérence de la sécurité européenne incombe davantage aux pays européens eux-mêmes. Or, le cadre institutionnel dont nous disposons aujourd’hui au niveau européen reste, il faut le reconnaître, mal défini. Assurément, l’avenir ne réside pas dans le statu quo stratégique, mais dans l’adaptation des principes qui ont su garantir notre sécurité.
Dans cette perspective, deux questions me semblent mériter réflexion : comment insérer la sécurité dans la construction européenne ? Comment concilier les dimensions européenne et atlantique de notre sécurité ?
Comment insérer la sécurité dans la construction européenne ?
La prise de conscience plus vive, au cours de ces dernières années, de la dimension européenne de notre sécurité a suscité un grand nombre d’initiatives. Nécessaire pour amorcer une dynamique jusque-là en sommeil, ce bouillonnement aurait désormais besoin d’être ordonné : Union de l’Europe occidentale, Groupement européen indépendant de programme, Eurogroup, une synthèse institutionnelle est souhaitable.
Déjà cependant, les réalisations sont loin d’être négligeables : le GEIP connaît un nouveau dynamisme grâce notamment au programme Euclide, d’origine française, pour la coopération en matière de recherche ; l’Union de l’Europe occidentale, réactivée en 1984, a précisé ses objectifs dans une plate-forme en 1987 et s’est élargie à l’Espagne et au Portugal en 1988. Elle atteint aujourd’hui un palier : je souhaiterais pour ma part qu’elle se donne un programme précis de coopérations immédiates, notamment en matière de vérification et de désarmement, et qu’elle mène une réflexion sur son propre avenir.
À cet égard, l’Institut européen des hautes études de sécurité, dont j’appelais la création de mes vœux il y a un an, toujours ici même, apportera, je l’espère, une contribution importante à cette réflexion. Sa mise en place devrait être approuvée lors de la prochaine session de l’UEO, et il devrait remplir trois fonctions, poursuivre trois objectifs : établir des liens entre les parlementaires nationaux et ceux de l’UEO ; encourager des contacts entre les responsables des questions de sécurité au niveau européen et les chercheurs des instituts existants : il ne s’agit pas de faire de la concurrence à ces derniers, mais de donner une visibilité accrue à leurs travaux ; favoriser enfin des rencontres entre instituts de l’Est et de l’Ouest, afin de mieux intégrer la nouvelle détente dans nos réflexions européennes : ce serait là l’aboutissement de la proposition, qu’avec l’accord du président de la République j’avais faite d’un Centre de transparence.
L’une des premières réflexions à mener pourrait être d’imaginer le paysage institutionnel de notre sécurité d’ici l’an 2000, et si j’ai bien compris, il y a cette idée dans votre programme de travail. Cela suppose évidemment de s’interroger sur la dimension atlantique de sécurité.
Sécurité européenne et liens transatlantiques
L’évolution des relations de la France avec l’OTAN a montré son souci de ne pas s’enfermer dans une rhétorique stérile ; les politiques menées par beaucoup de nos alliés prouvent qu’ils savent défendre le respect de leur contribution nationale. Les négociations de désarmement en cours montrent que des processus multilatéraux peuvent être engagés dans le respect des options de chacun ; je souhaite que de même la modernisation du réseau de défense aérienne de l’Alliance soit négociée sur des bases qui permettent à la France d’y participer pleinement, ce qui serait profitable aux uns et aux autres.
Le rôle des coopérations bilatérales
L’importance des structures européennes de coopération ne peut faire oublier celle des coopérations bilatérales. Elles ont permis que soient accomplis de grands progrès ; elles offrent encore des perspectives sérieuses.
Je me réjouis tout particulièrement des progrès importants réalisés avec les pays méditerranéens, l’Italie et l’Espagne notamment : je l’ai souvent dit, l’Europe ne se construira qu’avec le concours de tous. La coopération entre les deux puissances nucléaires d’Europe est dans l’ordre des choses et je réaffirme ma conviction que davantage pourrait être fait à cet égard. Celle avec la République fédérale d’Allemagne reste la plus riche en accomplissements : cette année a vu se mettre en place de nombreux projets, comme l’installation de la brigade mixte et l’inauguration du Conseil de défense et de sécurité. Or, pourquoi le nier, beaucoup d’entre vous le savent fort bien, certaines insatisfactions se font jour, en matière de coopération d’armement notamment.
Là encore, les progrès ne viendront que d’une réflexion conjointe sur les finalités de la coopération franco-allemande ; il nous faut définir des références communes afin d’éviter la suspicion réciproque. Pour faire de la concertation franco-allemande le moteur de l’Europe nouvelle, il n’est plus possible d’éluder les questions de principe. C’est la tâche, me semble-t-il, qui incombe au Conseil de défense. De manière concrète, les armées française et allemande ont multiplié les échanges au cours de ces années. Pourquoi ne pas instaurer également des échanges réguliers au niveau des administrations centrales des ministères de la Défense ?
La France et le reste du monde
La France a aussi un rôle à jouer dans la sauvegarde de la paix du monde : sa parole est d’autant plus écoutée qu’elle n’est celle d’aucune idéologie. Elle entend également faire respecter sa souveraineté là où elle s’exerce, et protéger le cas échéant ses ressortissants.
Notre pays est lié par des accords de défense à un certain nombre de pays africains ; le récent accord entre le Tchad et la Libye, à propos de la bande d’Aouzou, et sous réserve qu’il soit appliqué, est un succès pour notre politique dans la région. La France est aussi attachée à l’avenir de certaines nations par les liens de son histoire : c’est le cas du Liban, c’est celui du Cambodge.
Faut-il, comme certains le suggèrent, que nous remettions en cause cette politique pour davantage nous consacrer à l’Europe ? Je ne le crois pas, d’abord parce que pas plus qu’une nation ne peut se prétendre grande et puissante en pratiquant une politique d’isolement, l’Europe ne se construira dans le désintérêt du monde. Dans cette perspective, la politique mondiale de la France est une contribution à la construction de l’Europe. Ceux qui condamnent nos engagements mondiaux au nom de la sécurité en Centre-Europe, ne sont-ils pas aussi ceux qui prédisent que bientôt la détente rendra caduque toute velléité de politique européenne ?
Par ailleurs, la détente Est-Ouest peut amener les deux Grands à une relative distance face aux crises régionales, par crainte de raviver les tensions entre Washington et Moscou. Il en résultera moins d’interventionnisme, mais aussi plus d’instabilité, par ailleurs inévitable en période de redéfinition des rapports de puissance : les rivalités locales se trouvent en effet exacerbées. Pour ces raisons, il me paraît nécessaire que la France préserve sa politique d’engagement mondial.
Nos moyens : l’équipement et les hommes
Pour mettre en œuvre cette politique, et traduire sa volonté de se défendre et de participer à la sauvegarde des équilibres mondiaux, la France dégage chaque année des moyens importants, et s’appuie sur le personnel de ses armées, hautement dévoué, disponible, et compétent.
Dans ce monde, où tout est répété, comme si l’on ne parlait que par pure convenance, j’ai plaisir à dire que mes visites dans les armées me permettent vraiment de prononcer ces phrases ici : la fierté, la compétence, le dévouement de nos armées, je les ai personnellement constatés.
La loi de programmation militaire
Plus que toute autre, la loi de programmation militaire traduit les engagements que la France prend pour sa défense. Comme vous tous ici, j’en suis persuadé, je suis profondément attaché au consensus qui règne dans notre pays sur la défense, et j’entends qu’il soit préservé : pour cela il ne suffit pas de se déclarer attaché à quelques principes fondamentaux, il s’agit aussi et surtout de s’assurer que ceux-ci pourront être entendus et respectés.
J’ai été amené à proposer la réévaluation de la programmation votée en 1987 pour quatre raisons.
D’abord, et je n’y reviendrai pas, je l’évoquais tout à l’heure, nos conditions de sécurité connaissent une évolution rapide.
Ensuite, la loi initiale, celle de 1987, se fixait trop d’objectifs. Lorsque j’ai appelé le groupe socialiste, alors dans l’opposition, à la voter, je l’ai fait en dénonçant l’excessive ambition de la loi proposée : des choix s’imposeraient rapidement ; ils se sont effectivement imposés, sans surprise.
Par ailleurs, certains programmes ont connu une dérive préoccupante de leurs coûts : c’est le cas du char Leclerc ou du sous-marin nucléaire lanceur d’engins nouvelle génération (SNLE-NG), pour ne citer que des programmes très connus. Il en est quelques autres. Tous ne sont pas concernés. Avec l’accord du président de la République, sera mise en place une mission d’évaluation extérieure des coûts et des procédures de lancement et d’exécution des programmes. Elle s’installera dans les prochaines semaines et devra me remettre ses conclusions dans l’année qui suivra.
Enfin nous avons dû assumer l’échec de certaines coopérations européennes. La dispersion des efforts de recherche et développement en Europe est absurde et coûteuse ; à la dispersion des recherches correspond, en aval, celle des programmes ; des formes de coopération partielle, portant sur des éléments clés des systèmes, sinon sur l’intégralité de ceux-ci, devraient s’imposer. Un vaste mouvement de restructuration des industries d’armement s’est, par ailleurs, amorcé en Europe et aux États-Unis ; la France y participe, et doit le faire davantage encore : notre compétitivité est à ce prix.
Venons-en au projet de loi lui-même : il vient en délibération dans peu de jours à l’Assemblée nationale ; si j’ai commencé par vous présenter les principes de notre politique de défense, c’est pour mieux marquer qu’ils ne sont et ne seront pas remis en cause. En effet, contrairement à ce qui a été dit ou écrit ici ou là, il ne s’agit pas de réduire le budget de la défense mais de ralentir son rythme de croissance. Ce n’est pas la même chose. Pour 1990, le Titre V augmentera d’environ 2 % en volume, et, dès 1991, il connaîtra une progression annuelle de 4 % en volume. Ce sont 437,8 milliards de francs 1990, dont 3 milliards de fonds de concours, qui seront alloués à l’équipement des forces armées au cours des années 1990-1993. Ces sommes permettent de maintenir la crédibilité et la suffisance des moyens de notre dissuasion nucléaire, dont toutes les composantes sont ou seront modernisées, et de préserver les programmes majeurs d’armements conventionnels.
Le contenu, programme par programme, de cette loi vous est déjà largement connu. La France réaffirme, par cette nouvelle programmation, ses objectifs stratégiques et l’importance de son effort de défense. Une simple comparaison avec la politique que mènent nos principaux partenaires de l’Alliance le prouve bien.
L’effort d’adaptation de notre défense concerne aussi l’organisation de nos armées. Or, celle-ci reste encore trop largement tributaire du passé, d’un passé parfois même lointain, et pourrait mieux correspondre notamment à la nécessité d’éviter toute rupture entre les temps de paix, de crise et de guerre, et à celle d’une plus étroite coopération entre les armées. Vous avez commencé, on peut encore progresser.
C’est pour ces raisons qu’a été lancé le plan « Armées 2000 » qui s’inscrit dans le prolongement des réformes entreprises depuis 1961 pour créer des structures communes aux différentes armées. Cela se traduira par des changements dans l’organisation du corps de manœuvre aéroterrestre et une restructuration territoriale, qui s’étaleront sur les deux prochaines années. Je suis pour ma part persuadé de la complète nécessité de ce processus.
Bien entendu, les dispositions nécessaires seront prises en liaison avec le ministère de l’Intérieur, pour que soit assurée la correspondance entre les circonscriptions civiles et de défense. Le secrétariat général de la défense nationale se verra confier une mission à ce sujet, qui devrait permettre d’aboutir à des propositions rapides.
Je n’ignore pas par ailleurs que ce plan aura des conséquences locales importantes qui impliquent pour certaines villes un véritable changement dans leur vie : je souhaite qu’elles soient mûrement réfléchies, et intégrées dans une réflexion d’ensemble sur l’aménagement du territoire. Je reçois bientôt des élus de Barcelonnette ; nous approfondirons alors les détails de cette logique.
Les hommes et la condition militaire
Le gouvernement est pleinement conscient qu’une politique de défense ne peut être mise en œuvre que si les hommes et les femmes en charge de la défense ont des conditions de vie et de travail satisfaisantes, qui permettent à la fois la réalisation de leurs missions et leur épanouissement personnel.
Je veux rendre hommage à tous ceux qui servent la nation ; je pense aux 300 000 militaires de carrière et sous contrat, des trois armées et de la gendarmerie, officiers, sous-officiers et militaires du rang, aux 250 000 appelés et également aux 130 000 personnels civils, dont la présence est nécessaire au soutien de nos forces.
Il n’y a pas de défense efficace sans la qualité de ceux qui la servent, et sans la reconnaissance par le pays que les armées, qui exercent leur mission dans et au service de la nation tout entière, accomplissent ainsi un travail spécifique, essentiel, aux contraintes et à l’ambition propres.
La vie militaire permet certainement d’éprouver de grandes satisfactions. Mais je sais aussi qu’elle implique des sujétions importantes : déménagements fréquents, départs en mission sans préavis, astreintes de service nombreuses, absences du foyer familial, horaires de présence ou de travail dépassant la durée légale fixée pour le secteur civil. Cela, le gouvernement le sait, et je le sais. Il faut s’assurer que ces contraintes sont toutes et toujours bien indispensables et qu’elles reçoivent en tout cas une juste compensation.
À l’occasion d’une réunion de concertation avec les gendarmes, le 23 août dernier, le ministre de la Défense a pu annoncer que l’indemnité pour charges militaires sera relevée dès 1990 et croîtra à un rythme comparable jusqu’en 1993. Le projet de budget, pour 1990, contiendra les premières mesures significatives à cet égard.
Par ailleurs, le ministère de la Défense mène actuellement des études qui, après une indispensable concertation interministérielle et la consultation du Conseil supérieur de la fonction militaire, permettront au gouvernement de proposer des mesures de revalorisation de la condition militaire.
Cette revalorisation s’inscrit à mes yeux dans une démarche plus générale de rénovation du secteur public, dans le respect de la spécificité militaire. Je n’ignore pas que les armées ont déjà beaucoup fait pour aménager leurs missions de service public, on peut sans doute aller plus loin.
Le cas de la gendarmerie est le plus urgent : une rénovation profonde s’impose, qui concerne à la fois son organisation intérieure, la mise en place de nouvelles conditions de service public et l’organisation de la complémentarité entre la gendarmerie et la police. Les conditions de vie doivent être revues, il me paraît évident qu’un allégement du régime des astreintes est nécessaire.
Pour la gendarmerie comme pour les autres armées, il convient d’envisager de nouvelles possibilités d’expression. Le respect de la discipline militaire n’interdit nullement l’information, la participation et la concertation, selon des formes qui seront définies en relation avec le ministre de la Défense. J’attends que celui-ci me fasse des propositions nouvelles et ouvertes sur ce point particulier. Il s’y prépare, il me l’a d’ailleurs déjà dit.
Au-delà de la nécessaire revitalisation du « Conseil supérieur de la fonction militaire », il est du devoir des autorités politiques d’assurer que l’information circule toujours mieux entre la base et le sommet de la hiérarchie, afin que la situation réelle des militaires soit bien connue au niveau des plus hautes autorités de l’État.
L’adhésion de la nation à la volonté de défense du pays passe aussi par le service national. Dans cet esprit, celui-ci doit aujourd’hui être aménagé, pour que soit mieux respecté son caractère universel et égalitaire. Le ministre de la Défense, pour sa part, présentera prochainement un plan de modernisation du service militaire, il a reçu à cet égard l’appui d’une excellente mission parlementaire conduite par M. Chauveau. Sous l’égide du secrétariat général de la défense nationale sera expérimenté dans quatre départements, à partir de 1990, un service actif de défense, qui permettra l’incorporation, après formation initiale, de jeunes appelés dans des services comme les Samu ou les corps de pompiers. On pourrait en imaginer l’extension à des services en faveur des handicapés.
L’adaptation du service national passe aussi par le développement de ses formes non militaires : imagine-t-on en effet une défense autonome sans une recherche avancée, sans des hommes bien formés, sans une industrie vigoureuse ? Pour que la parole de la France soit respectée, pour que sa crédibilité politique internationale soit assurée, il est nécessaire que sa défense s’appuie sur une économie et une monnaie solides et saines. La diversification des formes de service national est donc non seulement inévitable, mais souhaitable. Il conviendra d’instituer une structure interministérielle qui garantisse la cohérence de l’ensemble du dispositif et qui veille notamment à ce que les armées continuent de bénéficier de l’incorporation d’appelés de haut niveau de formation.
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Je viens ainsi, aussi brièvement qu’il était possible, de présenter les orientations selon lesquelles la France conçoit et engage sa politique de défense. Vous avez l’opportunité, le temps d’une année universitaire, de réfléchir à la sécurité de notre pays et de l’Europe à un moment important et nouveau pour eux. Je souhaite qu’au-delà du profit personnel que chacun d’entre vous retirera du travail mené en commun, ces études puissent apporter une contribution dynamique et enrichissante à la réflexion que mènent les autorités gouvernementales. Soyez assurés, en tout cas, que j’en attends personnellement beaucoup. ♦