Discours du ministre de la Défense, le 21 mai 1990, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Évolution du monde, rôle et politique de défense de la France
Il est bien difficile de l’avouer dans la position qui est la mienne : et pourtant, le ministre que je suis vous envie ! Vous avez pu en effet vous consacrer pendant de longs mois à une réflexion approfondie sur les affaires stratégiques, et cela en une période où elles connaissaient des bouleversements d’une ampleur depuis longtemps inégalée. Vous avez pu suivre au jour le jour un grand épisode d’histoire vivante, riche à la fois de scènes spectaculaires et de signes plus ou moins énigmatiques et propices au débat. Pour la promotion que vous constituez, c’est une chance, que chacun de vous, je pense, a pu mesurer.
Histoire vivante, en effet, parce que les événements que nous vivons depuis plusieurs mois en Europe sont à la hauteur des plus grands moments de l’histoire, mais aussi parce qu’ils sollicitent de notre part le recul et la hauteur de vues que seule peut donner la connaissance de l’histoire. Il ne suffit pas de suivre, en effet : il faut aussi comprendre ; et pour comprendre, rien ne vaut la claire conscience, que seule donne l’histoire, de ce qui est durable, récurrent, profond, et de ce qui, au contraire, n’est que mode, construction passagère, structure vieillissante, ou compromis illusoire. Les événements que l’Europe a connus au cours des derniers mois ont montré que des résurgences inattendues pouvaient venir au premier plan de l’actualité, en sorte que, finalement, l’observateur scrupuleux devait se remettre souvent en mémoire les décennies et quelquefois même les siècles passés. Je pense par exemple à la vigueur persistante des nations, qui n’étonne que ceux qui confondent les vents coulis de la mode avec le vrai vent de l’histoire ; je pense aussi au retour de vieux antagonismes et de vieilles solidarités oubliées, bref, à tout ce qui aujourd’hui réapparaît en Europe derrière des alliances qui furent souvent le produit de marchandages, quand ce ne furent pas d’abord de simples hégémonies, parées ou grimées aux couleurs des idéologies du jour.
Ainsi nous ont été remis en mémoire bien des paramètres essentiels de la stratégie, constantes historiques dont ne devraient jamais s’abstraire les responsables. On a quelquefois oublié ces derniers temps que, en matière de sécurité, rien ne se fait, rien n’est compréhensible, si l’on ne prend pas en compte la durée. Lorsqu’en 1872 Claude Monet peint son « Impression sur un soleil levant », il entend, selon ses propres termes, « traduire les impressions subjectives d’un moment », fondant ainsi, sans le savoir, l’impressionnisme, lequel finit par devenir, bien plus tard, ce que l’on appela « l’abstraction lyrique ». Eh bien ! Je ne suis pas sûr que certains commentateurs, devant le soleil couchant du système marxiste-léniniste, n’aient pas cédé à l’impressionnisme, et peut-être même à l’abstraction lyrique d’une pseudo « fin de l’histoire ». Vieille et terrible illusion, propre aux peuples sans projet et qui nous frappa nous-mêmes au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Nos réflexions, et par conséquent nos décisions doivent tenir compte de la durée et épouser, autant qu’il est possible, le mouvement lent de l’histoire. Vous le savez, cette règle s’impose à moi tout particulièrement puisque, en matière de défense, toute décision, notamment budgétaire, a des effets qui s’étalent sur des périodes de plus en plus longues ; nous ne sommes plus aux temps assez insoucieux où les rois se préoccupaient de trouver des crédits quelques mois à peine avant de partir en campagne ; désormais, ce délai ne se compte même plus en années, mais en décennies : ce que ne comprennent pas les esprits légers pour qui la démocratie se réduit à l’art du caméléon, je veux dire à celui d’épouser la mode.
Ainsi, j’aimerais aujourd’hui, me livrant à mon tour à cet exercice périlleux qui consiste à faire le point des évolutions internationales, suivre un cheminement inhabituel, mais conforme au primat de la durée qui s’impose à mon avis aux vrais républicains, à ceux pour qui la démocratie n’a de sens que fécondée chez tous les citoyens par l’amour du bien public, et donc d’abord par la passion de comprendre.
Parlons, si vous le voulez bien, du long terme, de cet horizon de l’an 2000 et de la décennie qu’il va ouvrir, en essayant de brosser le tableau de ce que pourrait être alors notre continent, tableau dont la principale caractéristique me semble être le rétablissement de son rôle mondial dans les limites que l’histoire et la géographie lui ont assignées, selon l’expression utilisée en 1985 par le président de la République dans son livre La politique extérieure de la France ; puis examinons, en un second temps, comment, en épousant les mouvements de fond, nous pouvons faire évoluer les cadres d’aujourd’hui, c’est-à-dire les alliances et l’actuel dispositif de défense de la France.
À long terme : l’Europe européenne ou la restauration du rôle mondial de l’Europe
C’est en saisissant les évolutions durables que l’on peut anticiper tout le rôle que pourrait jouer notre pays, si du moins il sait s’y préparer, dans les premières années du prochain siècle.
Saisir les évolutions les plus durables
Deux évolutions sans doute irréversibles sont évidentes ; deux autres le sont moins, alors qu’elles sont peut-être plus graves : j’insisterai donc sur ces deux dernières.
Les plus évidentes, d’abord : il est désormais certain que l’Union soviétique exercera à l’avenir un rôle moins important en Europe centrale que ce ne fut le cas au cours du précédent demi-siècle, tandis que l’Allemagne en aura un nettement accru, selon un de ces mouvements de balancier auxquels Germains et Slaves sont accoutumés depuis des siècles. Ainsi qu’on a pu l’observer souvent par le passé, le rééquilibrage entre ces deux puissances, volontiers expansionnistes, l’une au détriment de l’autre lorsque leur poids respectif est par trop inégal, peut entraîner pour la prochaine période une sorte d’entente ; il y a entre les deux peuples une connivence ancienne, qui connut bien des formes depuis Catherine II jusqu’à Bismarck. Notre siècle en a vu de nouvelles illustrations : chacun se souvient de Rapallo ou du pacte Hitler-Staline ; n’oublions pas non plus que c’est en quelque sorte l’Allemagne fédérale qui donna le signal de départ de la détente avec la visite à Moscou, en 1955, de son chancelier, la première d’un dirigeant occidental.
Au début des années soixante-dix, l’Ostpolitik de Willy Brandt, continuée par M. Genscher tout au long des années quatre-vingt, sut préparer le terrain de la réunification allemande. Quelle sera l’exacte mesure de ce rééquilibrage d’influence ? Cela est difficile à déterminer, et dépend largement d’une part de la capacité du président Gorbatchev à moderniser son pays, d’autre part de l’évolution de l’opinion publique dans l’Allemagne réunifiée.
Pour ce qui est de l’Union soviétique, dont tout le reste procède, si la période est favorable au rapprochement, tant sont grands les besoins de capitaux et de technologies de ce pays, on ne peut exclure cependant que l’implosion du système soviétique fasse renaître des tensions telles que l’Europe en connut déjà tout au long de son histoire. La Première Guerre mondiale naquit à Sarajevo, la seconde à Dantzig. Qui ne voit les ombres qui planent aujourd’hui des rivages de la Baltique à ceux de la Méditerranée, de Kaliningrad ou de Tallin à Dubrovnik, des montagnes de Transylvanie aux plaines de l’Ukraine ? La question est de savoir si le double défi que représentent la décolonisation et la réforme économique pourra être relevé, si la nouvelle politique, d’inspiration occidentaliste, réussit, si une forme de confédération souple peut se substituer en fin de compte à la centralisation du pouvoir à partir de Moscou, bref si les peuples nombreux, divers et enchevêtrés qui composent l’Union soviétique, peuvent y trouver leur compte, et que par ailleurs de nouvelles bases économiques permettent de mieux mettre en valeur les immenses ressources de la Russie, eh bien ! ce pays demeurera une très grande puissance, sans doute la plus considérable de notre continent.
La Russie, en effet, n’a pas besoin d’être un empire pour être la première puissance en Europe ; la population proprement russe dépasse 150 millions d’habitants, soit, et de loin, la plus importante du continent ; sa superficie est trente fois supérieure à celle du pays le plus étendu après elle en Europe, la France. Même si son niveau de développement a été surestimé, elle est assurée de disposer de la plus grande puissance militaire, et de très loin, quelles que soient les réductions et les adaptations aujourd’hui prévisibles. Cet effort militaire, traditionnellement très important en Russie, n’est d’ailleurs pas inexplicable si l’on veut bien noter que cet immense territoire compte plusieurs flancs stratégiques : vis-à-vis des États-Unis et de ses bases ; du Japon, avec lequel subsiste un contentieux territorial ; de la Chine, dont elle est séparée par une très longue frontière, toujours contestée ; de plusieurs puissances musulmanes passablement instables aux portes d’une Asie centrale soviétique elle-même peu stable ; et enfin vis-à-vis de l’Europe, d’où à plusieurs reprises est venu pour elle le plus grand danger. N’oublions pas que le territoire de Russie a été continuellement envahi, par les Mongols d’abord, puis par les Germains, mais aussi par les Scandinaves, les Bulgares, les Polonais, etc. Cela crée une certaine psychologie, et l’on peut tenir pour certain que les Russes, au siècle prochain et quoi qu’il arrive, maintiendront très élevé leur potentiel militaire.
Appuyés sur la profondeur de leur territoire et sur la capacité de résistance de leur peuple, les Russes excellèrent toujours dans la défensive, mais leurs armées, depuis le milieu du XVIIIe siècle, ont pesé dans le destin de l’Europe, et elles continueront sans doute de peser lourd à l’avenir. Peut-on tenir pour probable que Mikhaïl Gorbatchev réussisse, sans coup férir, l’occidentalisation, c’est-à-dire aussi la démocratisation du système dont il a hérité ? Ce serait méconnaître à la fois les lenteurs de l’histoire russe et les mouvements de balancier qui la rythment, entre les tendances occidentalistes et slavophiles.
Certes, c’est l’intérêt bien compris de l’Europe de voir la Russie rejoindre enfin la trop mince cohorte des pays démocratiques, dans un monde affronté à des bouleversements démographiques et culturels redoutables. Un auteur du XIXe siècle avait déjà défini la Russie comme une « machine à faire des Européens avec des Asiates ». Mais nul ne peut exclure une réaction traditionaliste, un repli momentané sur l’âme russe qu’un Soljénitsyne appelle de ses vœux, voire une ère de troubles propice aux aventures. Ainsi, où qu’on se tourne, l’avenir est opaque. Une chose est sûre : que les Slaves et les Germains s’entendent ou se heurtent à nouveau, la France ne doit pas gaspiller son outil militaire, facteur de stabilité et de paix à l’échelle du continent tout entier.
L’évolution de l’état d’esprit de l’opinion allemande, second élément déterminant, à mon sens, des prochaines décennies, dépendra sans doute beaucoup du cours que prendra la politique russe. Si la modernisation de l’URSS entre peu à peu dans les faits, on ne peut exclure une certaine course à l’influence en Europe centrale, peut-être assortie d’un partage des rôles… Quoi qu’il en soit, il est prévisible que cette opinion publique, sans aller jusqu’à souhaiter un retour à une Weltpolitik dont elle ne manifeste actuellement aucune nostalgie, imposera vraisemblablement une politique extérieure active, conforme aux traditions comme au potentiel de cette grande puissance.
La France peut aider l’Allemagne à mettre sa force retrouvée au service de causes universelles : la paix, le développement, la naissance d'une confédération européenne équilibrée. Elle a à jouer un rôle de dialogue, de mesure et d’équilibre, en resserrant encore les liens de coopération avec l’Allemagne, mais aussi en travaillant au rapprochement de la Russie avec l’Europe. Ce rôle éminemment politique, elle pourra d’autant mieux l’assurer qu’elle saura adapter et moderniser sa défense, fondée sur le concept moderne de « dissuasion suffisante ». Nul ne soupçonne la France de visées agressives ou révisionnistes en Europe ; mais nul n’ignore non plus qu’elle a su forger un outil de défense souple et crédible. Bref, la puissance de la France est au service de la paix de l’Europe.
Ainsi, le système qui a dominé l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, va faire place, au début du siècle prochain, à un jeu de puissances nouveau, où la Russie sera certainement dessaisie, mais moins qu’on ne le croie ici ou là, et dont l’Allemagne, tout en ne disposant pas de l’arme nucléaire, à laquelle elle a renoncé, sera un partenaire majeur.
C’est ici que je voudrais insister sur deux évolutions de l’Europe tout aussi irréversibles que celles que je viens d’évoquer, mais moins évidentes, en tous les cas moins souvent formulées.
La première est un certain désengagement des États-Unis, qui s’amorce sous nos yeux. Pour l’expliquer, il faut avoir présente à l’esprit une idée simple que bon nombre de Français et, en particulier beaucoup d’hommes politiques, de toutes tendances, refusent de considérer sereinement, attachés qu’ils sont à l’image de l’Amérique qui a bercé leur jeunesse, image lumineuse et à certains égards libératrice. Cette idée est aussi une évidence : les États-Unis ont vieilli et, en tout cas, ne sont plus, comme l’écrit joliment Michel Jobert dans l’ouvrage qu’il leur a consacré, « à marée haute de leur puissance » ; et cela, depuis plusieurs années déjà. Il faut se représenter l’ampleur des défis, d’abord économiques et commerciaux, qui assaillent cette grande puissance, sur un terrain où elle n’est certes pas habituée à d’aussi âpres concurrences ; en trente ans, sa production industrielle a chuté des deux tiers au tiers de la production mondiale ; désormais, l’Europe des Douze dispose du plus fort revenu mondial, dont les États-Unis ne détiennent plus que le cinquième, après en avoir dépassé le tiers.
Il n’est donc que très normal que cette nation, dont le déficit budgétaire est considérable, cherche à limiter le coût de sa présence en Europe ; et cela, d’autant que plusieurs services publics américains requièrent des efforts accrus : je pense notamment à la santé et plus encore à l’éducation, qui souffrent de manques graves, bientôt intolérables pour la majeure partie de la classe moyenne. Certains membres du Congrès accordent de plus en plus d’intérêt aux comparaisons, très en vogue parmi les universitaires, montrant que les contraintes et les coûts de la présence extérieure sont désormais supérieurs aux gains commerciaux ou politiques qu’elle permet. Cette tendance au « dégagement » trouvera néanmoins sa limite dans l’intérêt bien compris des États-Unis, qui consiste à rester présents en Europe. Cet intérêt rejoint d’ailleurs le nôtre.
L’Alliance atlantique reste un élément de stabilité. C’est particulièrement vrai pour l’Allemagne, dont la sécurité future en cas d’agression devra être assurée d’abord par l’engagement conjoint et solennel de trois puissances nucléaires. La présence des États-Unis en Europe, par l’Alliance et la CSCE, est un facteur d’équilibre. L’histoire du XXe siècle nous a appris que l’éloignement des États-Unis au lendemain de la Première Guerre mondiale a permis la seconde. Nul ne peut faire comme si était écartée pour toujours la menace d’un nouvel isolationnisme américain ; la croisade contre le nazisme, qui a conduit les États-Unis à revenir en Europe, et celle contre le communisme, qui a prolongé cette présence, ont été gagnées. Les relations avec l’Union soviétique sont toujours plus confiantes. De nouvelles croisades ne sont-elles pas à mener sur d’autres rivages ? La tendance au découplage entre l’Amérique et l’Europe, que 6 000 kilomètres séparent, inhérente à l’avènement des armes nucléaires, ne peut que s’accroître au fur et à mesure que l’effectif des troupes stationnées diminuera. S’il est important que le lien subsiste, il appartient aux Européens de rééquilibrer l’édifice. Si, parallèlement au progressif retrait américain, nous nous engagions nous-mêmes dans une sorte de spirale incontrôlée du désarmement, nous aboutirions immanquablement, sur notre continent, à une situation de déséquilibre qui menacerait tôt ou tard la paix ; si, au contraire, nous savons saisir cette occasion pour bâtir un môle européen de dissuasion, défensif par nature, l’équilibre de la paix sera plus assuré que jamais.
La France a, dans cette perspective, un rôle stabilisateur par excellence : moins que jamais l’outil militaire ne peut se séparer du projet politique. Il y a une grande différence entre la période qui s’ouvre et celle qui a suivi la Première Guerre mondiale : les États-Unis et l’Union soviétique pourront être partie prenante de l’équilibre européen, ce qu’avaient interdit l’isolationnisme américain et le bolchevisme conquérant des années vingt. Quatre puissances restent sur le continent, créant les conditions d’une « dissuasion par constat ». Enfin, l’ère des querelles de frontières devra être définitivement close.
Je voudrais insister sur une seconde évidence forte, mais par trop discrète, qui est en train de façonner notre paysage à long terme : le rapprochement des deux Europes ne fait que souligner davantage les nouvelles frontières qui séparent les hommes vivant sur cette Terre : ces dernières sont de moins en moins politiques et de plus en plus économiques, à mesure que les riches s’enrichissent, stimulés par une concurrence internationale qui violente les hommes autant que la nature, tandis que, à quelques heures d’avion, des peuples pauvres, souvent très pauvres, s’appauvrissent encore. Ce que l’on a appelé le problème du Tiers-Monde s’est d’abord posé en termes moraux, puis économiques et financiers ; il faut désormais le poser en termes politiques, c’est-à-dire voir qu’il engage notre civilisation dans son ensemble.
La globalisation même dont le Tiers-Monde a fait l’objet est désormais dépassée : il faut parler clairement de la situation du continent africain. C’est celui dont les équilibres démographiques, économiques, financiers, sociaux sont, de loin, les plus gravement atteints ; c’est aussi, parmi les trois continents du Sud, celui qui est le plus proche de l’Europe et avec lequel l’histoire nous a permis de nouer le plus de liens : en sorte que l’on peut dire que l’Afrique pose désormais à l’Europe un problème politique, qui est sans doute, pour les dix ou vingt prochaines années, un des plus graves défis qui nous soient lancés. Notre présence militaire en Afrique ne peut avoir d’autre sens que d’empêcher, comme au Tchad, la déstabilisation de ces jeunes États par des puissances extérieures, en aucun cas de peser sur les choix des Africains qui doivent gérer leurs affaires en toute responsabilité et en toute indépendance.
L’origine des difficultés actuelles vient du déséquilibre observé depuis le début de la décennie 80 entre l’accroissement annuel de la population subsaharienne, dont le taux est légèrement supérieur à 3 % — c’est un record mondial absolu —, et la quasi-nullité de la croissance des richesses, quand on n’assiste pas à une décroissance pure et simple, du fait de la baisse des cours des matières premières, ce qui, combiné au remboursement de la dette, laisse prévoir que, d’ici à vingt ans, le revenu moyen par Africain, déjà effroyablement bas, risque d’être encore diminué ! A-t-on précisément compris les conséquences de cette situation ? D’ores et déjà, dans nombre de pays, la scolarisation est hors de portée, ce qui interdit à terme tout développement économique ; au Sénégal, la seule scolarisation primaire, si elle était complètement réalisée, engloutirait plus de la moitié du budget de l’État. Dans nombre de cas, les emplois créés ne représentent que le dixième des jeunes qui sortent du système scolaire ; il y a là des risques d’explosions sociales, d’émeutes et de migrations, dont l’Europe, obnubilée par elle-même plus que jamais, au mépris de ses traditions et de ses intérêts, ferait bien de se préoccuper, afin d’aider à créer les conditions où les Africains pourront se prendre enfin en charge pour réaliser cette accumulation primitive des richesses (agriculture, éducation, infrastructures) qui sera la base du développement futur.
Ces observations générales sur l’Afrique ne valent pas de la même manière pour les pays du Maghreb, dont l’importance politique, humaine et stratégique est telle, pour la France et pour l’Europe, que nous ne pouvons nous désintéresser des mouvements qui s’y développent. J’ai dit récemment, et je répète, qu’il faut à mon sens participer davantage à la résorption des crises qui secouent le Maghreb, et plus généralement le monde arabo-islamique, et pourraient bien le submerger peu à peu avant la fin de ce siècle. Là encore, la politique commande : il faut aider en priorité le développement économique et l’affirmation de valeurs culturelles modernes autorisant, dans le respect de cultures et de civilisations différentes, le dialogue entre les hommes et la promotion des valeurs de la raison, car chaque culture est à sa manière un accès à l’universel.
Je dois conclure ce tour d’horizon de notre sécurité à l’aube du prochain siècle en évoquant une autre de nos périphéries, celle-ci particulièrement instable, celle du Proche-Orient, où trop de problèmes ont été depuis longtemps laissés irrésolus — je pense au différend israélo-palestinien —, au risque de nourrir la montée d’un intégrisme fanatique. Entre Israël et l’Irak s’est engagée une course aux armements, conventionnels et non conventionnels, qui aboutit à un équilibre de la terreur. Le 6 mars 1989 devant la Conférence de Vienne, Edouard Chevardnadze relevait à juste titre une des limites de cette conférence en rappelant que, au sud de l’Europe, existaient des potentiels militaires qui risquaient, si l’actuelle tendance se prolongeait, de devenir supérieurs aux nôtres et de rompre à la périphérie de notre continent l’équilibre que nous essayons d’établir à l’intérieur. Enfin, nous ne pourrons feindre plus longtemps d’ignorer que plusieurs pays de cet instable Sud se seront vraisemblablement dotés dans les prochaines années d’armes nucléaires, même rudimentaires. Cela nous impose une vigilance particulière à la fois pour maintenir nos capacités technologiques dans des secteurs particulièrement sensibles et pour éviter une prolifération balistique, nucléaire et chimique, déstabilisatrice.
Le rôle de la France au début du siècle prochain
Par les liens particulièrement nombreux et anciens qu’elle a noués avec les nations de différentes régions, par les accords de coopération technique, culturelle, militaire qu’elle a conclus avec beaucoup d’entre elles (plus qu’aucun autre pays européen ne l’a fait) la France a ici, et aura de plus en plus, un rôle à jouer au bénéfice de l’ensemble de notre continent ; bon nombre de nos partenaires, et des plus proches, ne semblent pas avoir encore mesuré l’ampleur de ces nouveaux enjeux, ni préparé les instruments de coopération qui permettraient à notre continent entier d’y tenir sa place. L’Europe ne s’est d’ailleurs jamais mieux affirmée qu’en s’ouvrant au monde. À la France de le rappeler et d’entraîner en quelque sorte cette nouvelle Europe sur les chemins de l’échange et du codéveloppement, avec des aires culturelles différentes, mais de l’avenir desquelles nous ne pouvons nous désintéresser.
De même, la France a et aura un rôle décisif à jouer, au fur et à mesure que se confirmera le retrait, même partiel, des troupes américaines stationnées en Europe. Comme on le sait, la France a acquis sur tous ses partenaires, en matière d’indépendance militaire, une avance telle qu’elle peut aujourd’hui, grâce à l’autonomie, à la diversité et à la cohérence de son dispositif, constituer avec la Grande-Bretagne, si elle le souhaite, le noyau dur d’un futur môle européen indépendant de défense.
Si l’Europe occidentale peut assurer, en comptant principalement sur ses propres forces, sa défense d’ici dix ans, comme sa prospérité économique le lui permet par ailleurs, c’est en partie à l’expérience acquise par la France et la Grande-Bretagne qu’elle le devra. De plus en plus fréquemment, d’ailleurs, nos partenaires américains reconnaissent a posteriori le bien-fondé, pour ne pas dire le caractère prophétique, de la position originale que la France a acquise au sein de l’Alliance atlantique. Les États-Unis ont besoin d’alliés solides en Europe ! Comme nous-mêmes avons besoin que cette grande nation qui est aussi notre plus vieil allié reste une grande puissance, stable et fidèle à ses idéaux.
Quant au nouvel équilibre qui se dessine sur l’ensemble de notre continent, il ne réduira pas notre rôle particulier, bien au contraire. Et cela à trois conditions : d’abord, il faut que la France fasse fructifier les liens privilégiés qu’elle a noués avec l’Allemagne et contribue ainsi à sa sécurité et à son équilibre. Il faut ensuite que notre influence en Europe centrale ne soit pas considérée comme secondaire, notamment dans les domaines politique, culturel, linguistique ; elle doit être renforcée par une présence plus active de nos entreprises, en particulier par la multiplication des entreprises conjointes, comme nos industries et nos sociétés de services en ont parfaitement la possibilité. En troisième lieu, nos responsabilités ne vont cesser de s’étendre au sein d’une confédération européenne proposée par le président de la République dans l’affirmation du principe des nationalités et du droit des peuples, principe dont la France s’est fait le champion depuis plus d’un siècle et demi.
Tout ce à quoi nous assistons depuis quelques mois ne fait que confirmer l’actualité remarquable de la conception « jaurèsienne » de la nation. Jaurès écrivait à la fin du siècle dernier avec une grande prescience : « Briser les nations, ce serait renverser des foyers de lumière et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuses. Ce serait supprimer aussi les centres d’action distincte et rapide, pour ne laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel ». Nous avons assez vu les dégâts que peuvent provoquer les empires et les condominiums : l’Europe est d’abord une société de nations, entre lesquelles il faut tisser un entrelacement toujours plus serré de relations de toute nature, de telle manière que l’affirmation du fait national ne contrarie pas le droit légitime des minorités. L’idée de confédération a recueilli dans plusieurs capitales un écho favorable. La confédération est bien la « grande querelle » européenne de ces dix ou quinze prochaines années. Souvenons-nous toujours que Prague est plus près de Paris que Rome, et que Budapest est presque à mi-distance d’Athènes.
Ainsi, les tendances à long terme ne feront que renforcer, malgré quelques apparences contraires, le rôle de la France si nous le voulons ardemment. Encore faut-il que nous tenions notre rang, que notre politique et nos instruments d’influence soient constamment développés, et que cette politique, année après année, soit à bonne hauteur, clairement inspirée par les vues à long terme que je viens d’esquisser devant vous. Voyons donc maintenant, pour ce qui est du présent et de l’immédiat avenir, comment nous entendons nous diriger, pas à pas, vers ce monde nouveau.
Contribuer aux évolutions nécessaires
Toute politique doit s’inspirer d’une vision à long terme, anticiper sur les évolutions qui se dessinent, s’adapter sans faiblir aux temps nouveaux ; mais pour cela, il faut partir de ce qui est et modifier progressivement les cadres existants. Pour ce qui concerne notre politique de défense, cela veut dire partir des alliances et les faire évoluer d’une part, partir de notre dispositif de défense, de son format et de son organisation, de son armement et de ses hommes, afin de l’adapter et le préparer aux paysages du futur d’autre part.
Faire évoluer les alliances
Il faut partir de ce qui est. Trop souvent, notre fringale d’actualité nous fait perdre de vue non seulement les permanences de l’histoire et de la géographie, mais aussi les rigidités, les structures lourdes qui sont autant de contraintes s’imposant aux responsables, et retardant, quoi qu’on veuille et qu’on puisse faire, les évolutions les plus inéluctables. Il faut donc les prendre en considération et nuancer ainsi, pour les temps immédiats, le tableau que je viens d’esquisser dans le lointain.
La plus importante de ces rigidités est évidemment la situation des forces sur le continent européen et les déploiements militaires qui les soutiennent ; cela vaut, en particulier, je l’ai déjà souligné, pour le gigantesque dispositif soviétique, qui ne s’est pas volatilisé d’un coup sous l’effet du nouveau discours gorbatchévien. Mieux encore, on peut penser que la pause observée dans la course au surarmement, si absurde, fournit à l’Armée soviétique l’occasion de se réorganiser et de se moderniser, notamment en substituant à certains armements obsolètes d’autres mieux adaptés, en sorte qu’elle reste pour longtemps, même réduite de moitié, la première armée, et de loin, de notre continent.
Rigidité aussi de la géographie politique de l’Europe centrale, d’une part parce que les quarante dernières années du régime communiste ont comme maintenu au congélateur, quand elles ne les ont pas renforcés, des comportements aux antipodes des valeurs de la démocratie individualiste qui prévaut en Occident : ceux qui s’imaginent que l’Europe centrale va nous ressembler en un tournemain parce que la chape soviétique s’est effondrée, ont une conception bien sommaire des évolutions historiques, lesquelles sont aussi tributaires d’habitudes, de comportements et de croyances peu susceptibles de changer du tout au tout d’un jour à l’autre. D’autre part, la situation géostratégique de plusieurs pays fait qu’ils ne quitteront sans doute pas aussi vite qu’on l’imagine la sphère d’influence russe.
J’observe que le gouvernement polonais n’envisage pas de se retirer du Pacte de Varsovie, que l’alliance russe, traditionnelle en Bulgarie, répond aux vœux de la majeure partie des forces politiques de ce pays, pour ne rien dire de la Roumanie. Quant à la RDA, le retrait des troupes soviétiques pourrait ne pas être aussi immédiat qu’on semble le croire trop souvent : il y a là pour l’Union soviétique un levier dont elle peut se servir vis-à-vis de l’opinion publique allemande. En sorte que les alliances existant en Europe vont sans doute perdurer encore un certain temps. Elles pourront d’ailleurs être utiles et fournir un cadre politique pour traiter dans la prochaine période toutes les questions relatives à la sécurité et à l’équilibre européen.
Continuité enfin à l’Ouest : il n’y a pas, par exemple, de raison de remettre en cause l’Alliance atlantique, ni pour la France, ni sans doute pour aucun autre pays européen. S’il est tout à fait anachronique, et contraire aux évolutions en cours, de songer à ce que l’on appelle un « retour de la France dans l’organisation militaire intégrée de l’Otan », les perspectives ouvertes par un certain degré de désengagement américain ne font que renforcer la nécessaire rénovation d’une Alliance qui a précédé toute idée d’organisation intégrée et qui me paraît d’autant plus saine et plus durable qu’elle sera équilibrée. Cet équilibre, la France l’appelle de ses vœux. S’il est normal que les Européens jouent un rôle accru dans leur défense, il faut que leurs responsabilités soient mieux marquées au sein de l’Alliance ; ce n’est nullement contradictoire avec les intérêts bien compris des États-Unis.
Ainsi, les alliances me paraissent devoir se prolonger, au moins aussi longtemps que n’aura pas été trouvé, et solidement établi, un nouveau système de sécurité collective à 35, qui créera d’ailleurs de nouvelles obligations pour les pays membres et particulièrement pour la France, à la fois garante de la sécurité de l’Allemagne et de la stabilité de l’Europe dans les frontières héritées de la Deuxième Guerre mondiale.
Naturellement les responsabilités doivent être partagées. L’Allemagne aspire légitimement à retrouver sa souveraineté, mais elle doit aussi tenir compte du fait que sa sécurité et celle de l’Europe sont une seule et même chose. Qu’elle le veuille ou non, sa masse, les capacités remarquables de son peuple, sa géographie au cœur de notre continent, et aussi l’histoire, dont nul ne peut faire qu’elle n’ait pas existé, impliquent des accords de sécurité collective qui, tout en ménageant sa susceptibilité, pourront définir en Europe un ordre de paix stable et acceptable par tous. Pour ce faire, deux voies, à mon sens, doivent être utilisées : les négociations de Vienne et le renforcement au sein de l’Alliance de l’Union de l’Europe occidentale.
Il faut commencer par définir un niveau raisonnable des forces conventionnelles en Europe, qui doit être aussi bas et équilibré que possible, en particulier dans la zone centrale dite 4/4, comprenant outre les deux Allemagnes le Benelux et le Danemark à l’Ouest, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie à l’Est. C’est dans cette zone en effet qu’il faut parvenir à la plus grande déconcentration des forces, pour éviter tout conflit futur et toute attaque par surprise. L’occasion d’avancer dans de telles négociations est favorable, il faut la saisir ; personne ne nous pardonnerait de ne pas l’avoir fait. La France, pour ce qui la concerne, est tout particulièrement à l’aise sur les différents dossiers du désarmement conventionnel. Notre armée n’a rien de pléthorique, ni par ses effectifs, ni par ses équipements, quand bien même nous pouvons encore procéder à de nouveaux ajustements, au sein des nouveaux équilibres généraux qui vont s’instaurer.
Au reste, je rappelle que les efforts français s’inscrivent dans une continuité, le concept de suffisance pouvant s’appliquer aussi bien aux armements conventionnels : depuis 1960, nos effectifs ont été divisés par deux ; qui, en Europe, en a fait autant ? Nos blindés ne représentent qu’à peine 2 % du total des blindés stationnés « de l’Atlantique à l’Oural ». Ce sont là des données insuffisamment connues et insuffisamment méditées.
On risque d’ailleurs de se trouver dans les toutes prochaines années dans une situation paradoxale. Alors que l’Union soviétique éprouvera pour des raisons sociales, humaines, mais aussi économiques et peut-être politiques, les plus grandes difficultés à reconvertir son immense armée, les Occidentaux de leur côté — et je pense d’abord aux Américains et aux Allemands — envisagent pour des nécessités de politique budgétaire pour les premiers, ou de diplomatie pour les seconds, de réduire sans tarder le volume de leurs forces en Europe. De sorte que nous devons veiller à ce que ne se perpétue pas à chaque étape un déséquilibre excessif.
Dans cette optique, il me paraît que le renforcement de l’Union de l’Europe occidentale favoriserait la constitution du môle européen indépendant de défense que, depuis deux ans, j’appelle de mes vœux. Cette instance devrait à mon sens voir ses prérogatives élargies dans plusieurs directions : d’une part, en créant en son sein un comité d’états-majors chargé de planifier et de coordonner les forces des différents pays membres ; ensuite en la dotant d’instruments qui permettraient à tous ses membres de vérifier efficacement l’application des accords de désarmement, en créant par exemple une agence spatiale pour les satellites d’observation ; en troisième lieu, l’UEO pourrait élaborer un dispositif de sécurité des flancs méditerranéens de l’Europe occidentale ; quatrièmement enfin, encourager les coopérations en matière d’industrie de défense, comme le fait déjà le GEIP, l’UEO qui est, de fait, le volet européen de sécurité de la construction européenne, pouvant être ultérieurement partie prenante intégrante de l’Alliance.
Enfin, nous pouvons mettre de grands espoirs dans les coopérations bilatérales, comme la coopération franco-allemande, laquelle est et doit rester, sur ce point comme sur d’autres, exemplaire.
Ainsi prendra naissance peu à peu ce système de sécurité collective en Europe, si nécessaire, à l’orée du prochain siècle, avec les dispositifs adéquats de transparence, de vérification, d’arbitrage et de prévention des conflits. Nous devons nous y préparer aussi pour ce qui est de notre propre dispositif militaire, tant il est vrai qu’il n’y a pas de paix durable sans un équilibre de sécurité stable.
Moderniser le dispositif de défense de la France
Ce dernier aspect sera aussi ma conclusion. Tout ce que je viens de dire montre abondamment le rôle qui est celui de la défense française dans les prochaines années. Je pense ici à la fois à l’importance de notre stratégie et de notre instrument de défense dans la politique de la France, pour laquelle il représente une sorte de « joker » qu’il nous appartient de faire valoir conformément à notre vocation et à l’intérêt que représente ce même dispositif dans l’avenir de l’Europe. Parce qu’elle est un atout pour l’Europe entière, son indépendance, son équilibre, son rang, l’armée française doit faire l’objet de tous nos soins, ce qui suppose que l’on refuse à la fois l’immobilisme conservateur et la précipitation des convertis de l’abstraction lyrique dont je parlais tout à l’heure. C’est pourquoi j’ai entrepris il y a plus d’un an un vaste plan de modernisation, dénommé « Armées 2000 », nom qui indique clairement quel est désormais notre horizon. Ce plan est global, il comporte plusieurs volets : l’organisation, l’armement, les hommes. Deux ans après ma prise de fonction comme ministre de la Défense, j’aimerais les passer tour à tour en revue, si vous le voulez bien.
Je voudrais commencer par les hommes, qui sont bien, en cette matière comme en d’autres, notre premier atout : je veux parler de leurs compétences, de leur disponibilité, et par-dessus tout, de la compréhension qu’ils ont des grandes évolutions du monde et de ce que notre pays doit faire pour y préserver son indépendance, son rang, et aussi ses valeurs. Dans ce monde dominé par la dissuasion, nos armées sont de plus en plus appelées à gérer des crises comme au Tchad et aux Comores, voire à jouer les forces d’interposition comme au Liban ou même à Berlin. Ces interventions tous azimuts iront se développant dans les prochaines années. Cela veut dire que nos militaires devront être de plus en plus des généralistes, des diplomates, capables dans l’action d’apprécier une situation politique, des hommes de culture et de contact autant que des hommes de guerre, experts dans l’art de montrer leur force et d’en graduer l’usage. Cela veut dire des hommes toujours plus compétents, mieux formés et aussi mieux traités. Ce souci des hommes s’est traduit dans le budget militaire en cours d’exécution par un coup d’arrêt donné à l’érosion des dépenses de fonctionnement et surtout par un plan de revalorisation d’ensemble de la condition militaire, plan qui avait été souhaité par le président de la République dans son discours de Valmy en septembre dernier et qui entre aujourd’hui en application.
Les aspects financiers ne sont pas seuls en cause : les militaires doivent sentir qu’ils sont considérés, appréciés, écoutés, que leur vie quotidienne, mais aussi les idées plus générales qu’ils peuvent vouloir « faire passer », sont prises en compte ; j’ai fait adopter de nouvelles procédures de concertation ; le CSFM vient d’être étoffé de structures nouvelles, plus proches des niveaux de décision. Pour chaque armée ou service ont été créés des conseils de la fonction militaire, composés de volontaires tirés au sort. L’information du ministre est une chose, le dialogue quotidien dans les armées en est une autre : il faut à la fois que ce dialogue paraisse naturel à tous et qu’il soit précisément organisé ; c’est pourquoi la concertation se déroulera également dans les formations de base. Des commissions de participation désignées sur proposition des pairs vont être instituées dans chaque régiment, sur chaque base aérienne, sur chaque bâtiment de la flotte ou dans chaque port. Pour ce qui est de la gendarmerie, c’est déjà chose faite dans les escadrons et les compagnies. Un bon dialogue au sein des armées doit servir l’efficacité et la mobilisation de l’ensemble.
J’ai tenu à présider personnellement les conseils d’armée et de service, comme je présiderai le conseil supérieur lui-même le 31 mai prochain. D’une manière générale, nous devons favoriser le dialogue, l’ouverture et, aux échelons de décision, l’interdisciplinarité et bien sûr, « l’interarmisation ». Je rentre des États-Unis ; j’ai été frappé de voir à quel point cette osmose est naturelle dans l’armée américaine. Il y a là pour nous une source de réflexion utile.
Quant à la revalorisation du service national, vous savez que j’ai également fait à ce sujet des propositions précises, actuellement soumises au Premier ministre. Elles s’inspirent de principes simples : nous devons maintenir le service national en le modernisant. Le maintenir parce que c’est un vecteur essentiel de l’esprit de défense, sans lequel notre pays, sans doute, n’accepterait plus de maintenir constant son effort, parce que c’est aussi une ressource irremplaçable pour nos armées, et enfin parce qu’il est la garantie que, par temps d’épreuves, la France pourrait reconstituer rapidement un dispositif militaire très puissant.
Mais il faut aussi moderniser le service national, le rendre plus équitable, le diversifier et même le moduler dans le temps. J’étais au Japon il y a un mois. J’ai rencontré des banquiers qui m’ont assuré offrir 12 000 francs par mois à leurs VSNE. La formule a sans doute du bon pour un pays qui n’arrive pas à exporter ses nationaux mais je ne jugerais pas illégitime de porter à 20, voire 24 mois la durée de service pour ces jeunes gens, d’ailleurs en général bien diplômés.
Il faut aussi moderniser le contenu du service national, mieux organiser l’accueil, développer d’emblée la formation civique et de défense, maintenir, voire accroître, le niveau d’entraînement par des exercices plus nombreux, relever la solde et d’abord celle des volontaires pour le service long, améliorer les conditions d’hébergement, les installations sportives et culturelles, multiplier les certificats de pratique professionnelle, préparer la réinsertion des jeunes dans la vie active. Beaucoup a déjà été fait et je tiens à rendre hommage à un encadrement dévoué, motivé, digne d’éloges. Mais beaucoup reste à faire ; il y faudra des moyens financiers et une impulsion politique : le service national, aujourd’hui attaqué de toutes parts, mais auquel une majorité de Français reste cependant attachée, doit demeurer au rang des grandes institutions républicaines, qui rendent le citoyen responsable de la défense de son pays.
Quant au volet du plan « Armées 2000 » qui a trait à l’organisation des forces, il est sans doute moins utile d’y insister, puisque j’en ai annoncé les grandes lignes il y a près d’un an, qu’elles sont désormais bien connues et que, d’ailleurs, elles entrent actuellement en application dans de bonnes conditions. Vous savez les principes qui l’inspirent : la cohérence et la simplicité de l’organisation ; la priorité donnée à l’opérationnel et à la mobilité des forces ; l’établissement d’une meilleure continuité paix-crise-guerre ; enfin, le développement de la coopération interarmées. Ces principes anticipent sur les évolutions prévisibles. D’avoir entrepris à temps ce plan nous met dans les meilleures conditions pour nous adapter aux réorganisations nécessaires, à un léger resserrement du format de nos forces que l’évolution en Europe rendra, à terme, inévitable, mais aussi à l’accueil de matériels plus performants : char Leclerc, MLRS, hélicoptère de combat Tigre, avion Rafale.
Je ne m’étendrai pas sur le dernier volet du plan « Armées 2000 », celui de la modernisation de nos équipements qui a fait l’objet, il y a quelques mois, d’un vaste débat, puis d’une loi promulguée en janvier dernier, et qui doit être à présent appliquée. Elle doit l’être, tout simplement parce qu’en république, la loi est faite pour être appliquée, mais aussi parce que nous ne pouvons pas interrompre l’effort qui a conduit la France à programmer depuis longtemps la production de ses propres matériels. Ceux-ci doivent arriver à temps dans les armées. Les choix opérés l’an dernier ont préservé le long terme, la recherche, les armes du futur. Elles ont également préparé l’avenir de nos industries de défense de plus en plus engagées dans des coopérations européennes : Euromissile, Eurocoptère, Eurodynamics. Un programme européen de recherche, Euclid, est en cours de lancement. Le Giat va bénéficier d’un statut modernisé qui attendait depuis quarante-cinq ans dans les tiroirs du ministère. Le programme Rafale a passé les obstacles dressés sur son chemin.
Non, en vérité, rien ne doit nous faire douter de nous-mêmes. La continuité nécessaire a été et restera préservée. Notre dissuasion constamment modernisée et diversifiée dans toutes ses composantes sera de plus en plus crédible. Certains programmes contestés avec une incroyable légèreté ont été maintenus contre vents et marées. Nos capacités d’observation spatiale militaire vont faire de la France, dès 1993, la troisième puissance dans ce domaine. D’autres programmes augmentent nos moyens de gestion des crises et, s’il le faut, de frappes sélectives dans un monde qui risque d’être de plus en plus instable. Nos capacités de projection à longue distance s’accroissent aussi. Le concept d’aéromobilité s’impose. Nos missiles sont parmi les meilleurs du monde.
L’équation globale de notre défense peut être convenablement maîtrisée dans les années qui viennent, en fonction des échanges diplomatiques qui peuvent intervenir à la fin de l’année, dès lors que la France acceptera de maintenir une contribution somme toute relativement modeste — 3,55 % du PIB — si on la rapporte à l’effort que réalisent la plupart des grands pays industrialisés en matière de défense. ♦