Discours du Premier ministre devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 22 octobre 1990.
La France et l'ordre international
C’est avec plaisir que je me retrouve devant vous pour la troisième fois. Cette rencontre me permet d’abord de vous redire à quel point la réflexion qui se mène ici, dans le cadre de l’Institut des hautes études de défense nationale, est nécessaire : les questions de sécurité sont trop importantes pour que je n’apprécie pas de les savoir débattues, avec calme et compétence, mais aussi avec enthousiasme, dans des instances ouvertes à l’opinion. La France a besoin qu’un véritable débat s’instaure sur sa politique stratégique et de défense, vous y contribuez et je m’en réjouis. L’assise et la légitimité démocratique de notre défense tiennent aussi à un débat nourri.
M’exprimer devant vous pour la troisième fois me donne aussi l’occasion de poursuivre une réflexion déjà ancienne. En cette période de bouleversements stratégiques, ces points de repère sont utiles ; ils le sont pour moi ; j’ose espérer qu’ils le seront pour vous. Les analyses que je vous ai proposées les années précédentes me paraissent pouvoir être poursuivies ; c’est dans leur prolongement donc que j’évoquerai les bouleversements stratégiques de l’année écoulée, avant d’en tirer quelques-unes des implications pour la politique de défense de la France.
Une année de bouleversements stratégiques
L’année écoulée restera comme celle de la transformation de l’ordre mondial. Il aura suffi de quelques mois pour que basculent nos certitudes, nos repères, notre vision du monde. L’histoire ne s’achève pas pour autant ; il serait illusoire d’espérer quelque avenir radieux surgi des décombres de la guerre froide. Mais il nous faut revoir nos habitudes et définir de nouveaux principes pour l’organisation des relations entre les États.
Contre ceux qui voyaient dans la division de l’Europe la condition de sa sécurité, j’ai toujours pensé que l’oppression n’avait aucune justification, et que les entraves à la liberté ne sauraient être un facteur de paix ; jamais, nulle part.
Nul ne sait ce que sera l’avenir de l’Europe centrale et orientale et c’est elle qui, pour l’essentiel, l’écrira ; mais d’ores et déjà, les révolutions pacifiques de l’automne 1989 représentent une grande victoire, symbolisée par l’unification de l’Allemagne. Cette victoire est d’autant plus grande qu’elle se fait sans vaincu, et rend l’Europe à elle-même. C’est le monde tout entier qui, aujourd’hui, a une chance de sortir de la logique d’affrontement systématique.
La voie est difficile, et la liberté retrouvée ne signifie pas la disparition des instabilités, je le sais. L’invasion du Koweït par l’Irak sonne comme un avertissement : première crise majeure de « l’après-guerre froide », c’est aussi la première fois depuis la fondation des Nations unies qu’un État « annexe » par la force un autre État. Ce coup de force illustre l’effet de vide stratégique provoqué par l’effacement du conflit Est-Ouest. Ne soyons pas dupes cependant : la remise en cause de la bipolarité n’est pas en elle-même porteuse de nouveaux conflits ; et il est tout aussi arbitraire de décréter qu’à la logique Est-Ouest succéderait désormais un affrontement Nord-Sud. La crise du Golfe n’est pas née de la révolte du Sud contre l’oppression du Nord, mais de la mainmise d’un État arabe, l’Irak, sur un autre État arabe, le Koweït, d’un riche État pétrolier sur un autre.
Perçus il y a peu de temps encore comme les instruments d’un affrontement par procuration entre deux camps opposés, les conflits régionaux étaient contenus par une sorte d’entente tacite, dans les limites de ce qui était jugé tolérable. L’abandon par l’Union soviétique du critère idéologique dans la définition de la politique étrangère, son ralliement déclaré aux normes occidentales en matière de politique internationale, son désengagement du tiers monde ont contribué à rendre caduc ce modèle.
Le fait que nombre d’ex-protégés ont accédé à un niveau de développement économique et industriel qui leur permet de s’affranchir de toute tutelle a fait le reste. S’il est le plus édifiant, le cas de l’Irak est loin d’être le seul. Désormais se dévoile la logique particulière des crises existantes, jusque-là camouflées par le jeu Est-Ouest, logique dont on commence seulement à mesurer la force et le danger.
Nous ne pouvons que nous réjouir de la disparition de l’ordre ancien : la division en deux camps hostiles a engendré des souffrances extrêmes et entraîné le monde dans l’absurdité du surarmement. Le rapprochement des ennemis d’hier est porteur d’espoirs et son premier enfant, l’unification de l’Allemagne, est un événement heureux.
Pour autant, nous devons être vigilants en cette époque de transition à ce que personne ne puisse parier sur l’anarchie et l’arbitraire, imaginer qu’anesthésiée par des décennies de guerre froide la communauté des nations renoncera à faire appliquer les règles qu’elle s’était elle-même fixées. Bien au contraire ! La France, pour sa part, continuera de témoigner du même refus de la loi du plus fort. Inacceptable en Europe, l’oppression des peuples ne saurait être tolérée ailleurs.
Au-delà de la crise à laquelle nous sommes confrontés dans le Golfe, et dans laquelle la France chaque jour marque sa fermeté et son refus du fait accompli, il s’agit pour les États de redéfinir des principes forts au fondement de leur action internationale. C’est ainsi seulement que nous saurons empêcher que s’installent le doute et le sentiment que toutes les normes sont relatives.
Quels sont donc ces principes ? Pour ma part, j’en vois au moins trois.
Le premier est la primauté de la règle de droit. Patrie de Montesquieu et de L’esprit des lois, la France professe un profond attachement à la règle de droit, qui doit régir aussi bien l’ordre intérieur que la politique extérieure. Un monde où se respecte le droit est plus juste, mais aussi plus sûr. Le président de la République l’a rappelé avec force à la tribune des Nations unies, le 24 septembre dernier. Depuis qu’existe la démocratie moderne, il n’est pas de cas où deux États démocratiques se soient fait la guerre. C’est extraordinaire, le droit permet de s’opposer à l’arbitraire, car s’il y a plusieurs traditions, plusieurs écoles de pensée juridiques, la légalité est une et doit s’appliquer à tous.
Le garant naturel de ce principe dans la société internationale est l’Organisation des Nations unies, enfin libérée de l’héritage d’une époque révolue. En balayant le manichéisme idéologique qui paralysait son action, la fin du conflit Est-Ouest a restitué à cette Organisation toute sa dimension universelle. La rapidité et l’efficacité dont l’Organisation a fait preuve face à l’Irak ne sauraient nous faire accepter les cas trop nombreux où les résolutions votées sont restées lettre morte. La voie sera difficile, à n’en point douter, mais elle a commencé d’être ouverte.
Le deuxième des principes possibles d’un ordre international me semble être la généralisation de ce que l’on appelle les mesures de confiance. Elles ont été au cœur du rapprochement européen dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe. Déjà ancien de près de vingt ans, ce processus répondait à une idée simple : introduire le dialogue et la coopération là où il n’y avait qu’affrontement et rivalité, permettre le rapprochement des adversaires par la négociation. Combien furent ceux qui crièrent à l’utopie ? Peu importe, car aujourd’hui, à moins d’un mois du sommet qui réunira à Paris les chefs d’État ou de gouvernement des pays de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, la preuve est faite du succès de cette démarche. À Paris, s’achèvera l’après-guerre.
C’est cette approche qu’il convient d’élargir à de nouveaux problèmes et d’approfondir en Europe même : la création, dans le cadre de la CSCE, d’un Centre de prévention des conflits répond à cette dernière ambition, que j’entrevoyais moi-même en suggérant, ici même, il y a deux ans, l’organisation d’un Centre de la transparence.
Deux exemples peuvent faire comprendre l’importance et la nécessité d’un nouveau code de conduite internationale : la vérification du désarmement et la prolifération.
La vérification : je ne m’attarderai pas, vous connaissez tous les enjeux de dispositions de vérification fiables et complètes ; un accord de désarmement n’a de sens que s’il est vérifiable et non contournable. Au fur et à mesure que s’approfondira le processus de désarmement en Europe, la prise en compte des risques extérieurs verra son importance croître. L’Europe ne peut pas être une zone de basse tension militaire, fermée à ce qui se passe au-delà de ses frontières géographiques, que ce soit à l’est de l’Oural ou au sud de la Méditerranée. L’isolationnisme stratégique, cela n’existe pas !
Cela me mène tout droit à l’autre point d’application essentiel d’une politique de confiance : la prolifération. Celle-ci fait peser des risques importants de déstabilisation dans les contextes régionaux les plus fragiles. Or, aujourd’hui, la prolifération est un fait, tant dans le domaine chimique que nucléaire ou balistique. C’est la raison pour laquelle la France propose qu’une nouvelle impulsion politique soit donnée aux négociations de Genève sur les armes chimiques, qui s’enlisent. C’est ce qui l’a poussée à participer, pour la première fois, en tant qu’observateur, à la quatrième conférence d’examen du traité de non-prolifération.
Au-delà de ces initiatives, il est temps me semble-t-il de définir un nouveau code de conduite internationale auquel seraient associées toutes les parties concernées. Toutes les politiques de prolifération doivent être revues : toute démarche visant à imposer des contraintes de l’extérieur serait vouée à l’échec. C’est dans le cadre d’un processus multilatéral, associant les producteurs et les utilisateurs, les exportateurs et les importateurs que nous pourrons progressivement nous donner les moyens d’une véritable politique d’endiguement de la prolifération. Ne jouons pas aux donneurs de leçons, et commençons donc par examiner ce qui nous concerne en permettant une meilleure coopération entre industriels, en nous interrogeant sur les politiques de vente d’armes des pays avancés. Le réalisme doit être compatible avec des principes sûrs et reconnus.
Il ne peut y avoir de limitation de la dissémination des armes les plus instables que si tous les États concernés se reconnaissent des responsabilités communes. Il en va de même pour le désarmement.
Troisième principe de l’ordre international, le désarmement doit être approfondi, poursuivi sans relâche. Les Européens ont fait le pari qu’il leur était possible d’obtenir un équilibre de sécurité à des niveaux inférieurs d’armement. Ce pari est gagné, parce que dans les négociations souvent difficiles qui ont eu lieu à Vienne sur les armements conventionnels, nous n’avons cessé de répéter que l’enjeu n’était pas seulement de faire moins, mais aussi de faire mieux.
Desserrer la contrainte militaire en Europe devait aussi permettre de desserrer la contrainte politique. Le résultat est là : un accord est en vue, d’une importance sans précédent par l’ampleur des réductions envisagées, le dispositif de vérification, le degré d’ouverture et de confiance qu’il suppose. Cet accord sera dépassé à la minute même où il sera signé, puisqu’il repose sur la parité entre des alliances dont l’une n’a plus grand sens. Il faudra donc reprendre le chemin de la négociation, avec l’idée de construire un nouvel ordre européen, et avec l’espoir que d’autres accords viendront renforcer celui de Vienne, qui porteront sur les armes nucléaires et chimiques.
Il est en effet important que nous ne pensions pas que la sécurité de l’Europe ne se joue que sur son territoire. La crise du Golfe montre à l’évidence que les intérêts des uns et des autres sont intimement mêlés, à l’échelle planétaire. C’est de cela qu’il s’agit de prendre la mesure ; c’est à ce défi qu’il faut répondre. La France pour sa part ne cessera d’ouvrir des pistes, de proposer le dialogue, l’échange. Le monde sera plus sûr si les adversaires potentiels savent aussi être des partenaires, si la rivalité n’exclut pas l’entente. C’est ce terrain des enjeux partagés qu’il faut faire surgir dans toutes les zones de crise, par-delà la défense légitime des intérêts spécifiques, comme nous avons su le faire en Europe.
La guerre froide avait fait de l’Europe le cadre privilégié des tensions internationales. Ce temps-là est en train de passer. Ne feignons pas de croire qu’avec lui c’est le temps du repli sur l’Europe qui arrive, qu’à l’ordre ancien de la division peut succéder un nouveau statu quo. C’est au contraire le moment d’entendre des exigences nouvelles, de construire cette Europe que nous avons tant souhaitée, de faire avancer le reste du monde sur la voie de la coopération. Tels sont aujourd’hui les objectifs ambitieux de notre politique.
La politique de la France
C’est dans ce contexte mouvant que doit désormais agir la France. Les choix effectués au cours des années récentes se sont révélés adaptés puisqu’ils donnent à notre pays les moyens de mener une politique active. En préservant les éléments essentiels de notre dispositif de défense, nous avons pu marquer la fermeté de notre refus de la politique de force accomplie par l’Irak ; en manifestant que son souci de maintenir les grands équilibres économiques et budgétaires du pays s’appliquait aussi au budget de la défense, le gouvernement marquait sa préoccupation d’accompagner, dans la vigilance, les nouveaux équilibres en Europe.
Cette adaptation de notre système de défense à notre nouvel environnement stratégique doit être poursuivie. J’ai la conviction profonde qu’après des années de morosité, l’Europe tient une nouvelle chance et que la France doit contribuer à sa réussite.
La dislocation du Pacte de Varsovie, le retrait progressif des troupes soviétiques d’Europe centrale et orientale, permettent à la fois d’en finir avec la division de l’Europe et de faire considérablement diminuer le risque d’un conflit militaire majeur sur notre continent. Mais l’expression des intérêts de sécurité de pays spécifiques jusque-là unis dans le commun refus de la domination soviétique risque de compromettre le nouvel équilibre européen. Il nous faut donc affirmer de nouvelles solidarités en matière de sécurité, si l’on veut éviter que les rivalités nationales, voire nationalistes, ne dissolvent les liens forts issus de l’histoire européenne récente. À l’évidence, des alliances politiques bilatérales, si elles sont fondamentales, ne sauraient suffire : l’histoire l’a assez prouvé.
Or, que constatons-nous ? Deux choses : d’abord, les intérêts de sécurité des Américains et des Européens, souvent semblables, ne sont pas toujours identiques. L’Alliance atlantique reste le cadre incontesté de prise en charge des intérêts que nous gardons en commun ; nul ne songe à le remettre en cause : peut-on d’ailleurs imaginer que l’Europe tourne le dos aux États-Unis ?
Cependant, et c’est ma deuxième observation, les Européens ont des intérêts plus spécifiques. Ce n’est pas nouveau, mais cela devient plus apparent. Surtout, les pays européens semblent aujourd’hui résolus à s’engager sur la voie de l’union politique. Tant que les intérêts de sécurité des Européens ne pouvaient être pris en charge par une structure européenne politiquement légitime, le discours sur la sécurité européenne relevait du volontarisme et même d’un certain irréalisme. Le volontarisme a ses vertus, il a aussi ses limites. Pour la première fois, et c’est une situation dont la portée est considérable, la volonté politique européenne et la réalité stratégique de l’Europe convergent.
En proposant, avec le chancelier Kohl, que la Communauté économique européenne s’engage aussi activement sur la voie de l’union politique que sur celle de l’union économique et monétaire, le président de la République française apportait aussi sa réponse aux bouleversements stratégiques provoqués par la disparition du rideau de fer en Europe.
J’ai moi-même suffisamment plaidé la cause d’une défense européenne en des moments où la vivacité des intérêts nationaux la rendait lointaine, pour ne pas laisser passer cette nouvelle chance ! Communauté économique et politique, l’Europe des Douze a vocation à traiter des questions de sécurité européenne, cela d’autant plus que les neuf pays membres de l’Union de l’Europe occidentale en sont membres.
L’Europe ne peut cependant se construire repliée sur elle-même. Le rôle très actif de l’Union de l’Europe occidentale dans le Golfe prouve bien d’ailleurs que telle n’est pas la conception qu’elle a de son rôle, et moins encore de son avenir. L’Europe de la sécurité s’affirmera en établissant des contacts, voire des passerelles, avec ses principaux partenaires : pour ce qui est des États-Unis, le lieu de cette concertation existe déjà, il s’agit de l’Otan ; pour ce qui est des pays d’Europe orientale et centrale, il reste à inventer.
Émancipés d’une tutelle politique et militaire dont ils ne voulaient pas, les pays d’Europe centrale et orientale aspirent légitimement à être intégrés dans une collectivité stratégique qui empêche un vide de se creuser en Europe, qui évite que renaissent les instabilités, les crises dont nous avons tant eu à souffrir dans un passé récent. Comment cela peut-il se faire ? Voilà un beau sujet de réflexion, pour les instituts de recherche, notamment celui de l’Union de l’Europe occidentale et pour nous, ici. En tout cas, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe est une première réponse.
Si nous avons un devoir d’initiative et d’imagination, nos voisins d’Europe orientale en ont le droit réciproque. Ils semblent divisés sur la priorité à donner à l’instauration d’une coopération entre eux : certains la souhaitent, d’autres la redoutent. Il ne m’appartient pas de trancher pour eux et je comprends que des décennies d’amitié non consentie retiennent certains. Leur « retour à l’Europe » sera cependant d’autant plus facile qu’il s’appuiera, au moins en partie, sur un projet commun.
Le président de la République a nommé le point d’aboutissement du processus général de restructuration de l’Europe : une confédération européenne. La construction de cette grande Europe, surtout dans son volet de sécurité, sera sans doute difficile : on touche là au cœur même de la souveraineté politique. La coopération franco-allemande peut y puiser de nouveaux élans.
En dépit des rumeurs que certains se plaisent à susciter, cette coopération se porte bien. Il y a quelques jours, a été lancée la brigade mixte franco-allemande. Les deux derniers sommets bilatéraux de Paris en avril 1990 et de Munich en septembre dernier ont permis d’orienter la coopération vers une phase nouvelle, correspondant à la nouvelle donne européenne : c’est dans ce contexte qu’il convient de replacer l’engagement du président de la République française et du chancelier allemand de faire progresser la coopération européenne en matière de sécurité par le biais de l’union politique.
Les structures bilatérales de coopération se renforcent et le Conseil de défense commun, institué en 1988, d’abord un peu timide, est désormais devenu le lieu d’un échange de vues réel et approfondi.
Il nous faut progresser davantage encore dans l’exploration des coopérations techniques possibles ; beaucoup a été fait ; beaucoup peut encore être fait ; des projets sont à l’étude concernant notamment la coopération aérienne. Mais il nous faut aller au-delà et préciser ensemble notre conception des intérêts de sécurité de l’Europe et la manière d’y répondre. Aucun sujet ne devrait être tabou. C’est ainsi seulement que nous pourrons progresser. La France et l’Allemagne ont encore de grandes et belles choses à réaliser ensemble. C’est en tout cas la conviction du président français et du chancelier allemand.
Cette nouvelle chance pour l’Europe, la France travaille à la réaliser. Que doit-elle en déduire pour son propre système de défense ? On entend les propos les plus divers : j’ai donc l’intention d’y mettre un peu d’ordre.
La politique de défense de la France est fondée sur une stratégie de dissuasion nucléaire autonome et suffisante. Rien ne vient remettre en question ce choix fondamental : les principes de la dissuasion restent au cœur de notre politique, ce sont eux qui donnent sa cohérence à l’ensemble de notre système.
C’est la certitude qu’une agression militaire comporte le risque d’une montée aux extrêmes qui retient l’agresseur, quel qu’il soit ; l’existence d’un échelon non stratégique interdit à cet agresseur d’espérer que nous préférions abdiquer, terrorisés par nos propres armes ; notre dispositif conventionnel aéroterrestre garantit le respect de nos engagements de solidarité.
La France a déjà engagé la modernisation de sa force océanique stratégique, puisqu’en 1994 entrera en service le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins de la nouvelle génération. Plus silencieux, il sera le premier sous-marin d’une série qui garantira à la France de disposer, quoi qu’il arrive, d’une capacité de riposte stratégique. En ce qui concerne nos autres systèmes stratégiques, un débat a lieu : c’est l’occasion de s’interroger sur les systèmes qui répondront le mieux à nos besoins. Le président de la République prendra sa décision lorsqu’il disposera de tous les éléments qui entrent en ligne de compte.
La dissuasion nucléaire a contribué à la paix en Europe en permettant que la guerre froide ne dégénère pas en conflit mondial ; l’URSS reste une puissance militaire, en particulier nucléaire, considérable. La stabilité naît de la réciprocité de la dissuasion. Je souhaite dans cet esprit qu’une coopération puisse naître dans le domaine nucléaire entre la France et la Grande-Bretagne ; l’évidence d’un tel lien entre nos deux pays aurait une portée considérable. Il serait risqué de laisser s’installer en Europe le sentiment que les armes nucléaires sont à ranger au magasin des accessoires.
Puissance nucléaire, ta France n’en conçoit pas pour autant ses engagements comme limités à ses frontières. Le risque de crises régionales intenses dans lesquelles la France choisirait d’intervenir avec des moyens importants n’est pas une vue d’école : notre engagement rapide et soutenu dans le Golfe en témoigne. Dans cette perspective, nous pouvons d’ores et déjà faire les remarques suivantes.
Tout d’abord, rien ne serait possible sans la qualité de ceux qui, à tous les niveaux de la hiérarchie, servent dans l’armée française. Il est juste de le répéter. Un plan de revalorisation de la condition militaire a été mis en place, qui prévoit près de 2 milliards de francs sur les années 1990 et 1991. Je sais que le ministre de la Défense juge cet effort insuffisant, mais il est, pour le responsable des équilibres budgétaires que je suis, très significatif. Cette revalorisation s’inscrit largement dans le cadre plus général de la Fonction publique ; des mesures spécifiques sont cependant prévues. Je sais que les attentes sont vives, et souvent légitimes, et cela ne fait qu’accroître l’admiration que j’éprouve pour tous ceux qui accomplissent actuellement un travail difficile dans le Golfe, mais aussi en Afrique.
La perspective de crises multiples appelant notre intervention simultanée en plusieurs endroits nous amène à réfléchir à la manière dont se complètent les appelés et les forces professionnelles. Peut-être faudra-t-il augmenter le nombre de celles-ci ? En tout cas, la question mérite d’être posée.
Intervenir dans ces crises régionales implique que nous ayons les moyens adaptés à la projection rapide de nos forces. La mise en place et le déploiement des hommes et des matériels engagés dans les diverses opérations liées aux événements du Golfe se sont déroulés sans difficulté majeure. Parce que notre politique est de chercher le plus possible à régler les crises en évitant l’affrontement armé, nous devons être capables de mettre en place immédiatement sur le lieu d’une crise le volume minimal de forces marquant clairement l’engagement et la détermination de la France.
Les instabilités auxquelles la France peut être confrontée sont de natures très différentes. Il est donc prudent de privilégier les systèmes les plus souples, capables d’être utilisés dans des conditions très variées. Les systèmes de longue portée, capables de frapper directement l’agresseur plutôt que ses voisins ou alliés, sont, dans cette perspective, préférables.
Enfin, je voudrais m’arrêter un instant sur le rôle déterminant du renseignement. Un pays comme la France qui entend déterminer seul ce que sont ses responsabilités, qui souhaite le plus possible prévenir les crises, doit être assuré d’obtenir une information fiable et précise en « temps quasi réel », doit s’assurer que ses partenaires tiennent leurs engagements. Une politique du renseignement permet donc tout à la fois de s’assurer du respect des accords de désarmement, de favoriser la fluidité de l’information et d’éviter la surprise d’une crise ou d’un conflit.
La France, contrairement à ses amis anglo-saxons, a hélas ! une tradition de réticence vis-à-vis du renseignement, qu’elle ne qualifie pas à leur exemple « d’intelligence ». Certes, des efforts ont été entrepris : j’ai moi-même réactivé le comité interministériel du renseignement qui permet d’assurer l’indispensable coordination interministérielle qui s’exerce dans le cadre du plan national de renseignement approuvé par M. le président de la République au début de cette année, sur ma proposition. Le ministre de la Défense a pour sa part réactivé le comité du renseignement militaire et s’attache à ce que l’aspect interarmées du renseignement soit mieux pris en compte.
La crise du Golfe nous permet de mesurer le travail qui reste à accomplir. Or, nous devons être capables de proposer des initiatives européennes dans ce domaine : à l’évidence une politique européenne du renseignement sera nécessaire, avant même que naisse une défense européenne structurée.
L’année prochaine verra la révision de notre loi de programmation militaire, comme le prévoit le texte adopté à l’automne 1989. C’est une étape importante, très attendue je le sais, pour notre politique de défense. Des choix auront à être faits, des orientations à être précisées. Il est trop tôt encore pour définir publiquement les lignes de ce qui est l’outil le plus ambitieux de l’adaptation permanente de notre politique de défense à son environnement. Ce travail mérite la sérénité, l’approfondissement.
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La réflexion que vous mènerez ici a donc toute opportunité d’éclairer les responsables politiques qui procéderont à cette nouvelle programmation militaire. Vous avez notamment ici l’occasion de favoriser les échanges entre militaires et civils, entre tous ceux qui, à des titres divers, se sentent concernés par la sécurité de la France. En contribuant activement au consensus national sur la défense, vous permettez aussi à la France d’aborder cette nouvelle phase de l’histoire mondiale avec les plus grandes chances. ♦