Discours du ministre de la Défense devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationales (IHEDN) le 6 mai 1991.
Défense et renseignement
Le renseignement de défense est traditionnellement un instrument privilégié pour la compréhension des rapports de forces internationaux, la prévision des conflits, la conduite des guerres. Par excellence, il symbolise, dans le domaine de la défense, cet outil de la connaissance permettant, selon l’aphorisme Auguste Comte, de « savoir pour prévoir afin d’agir » ; j’ajouterai : afin d’agir le cas échéant.
Ma conviction est que le renseignement est une arme au sens le plus noble du terme. Il n’a pas aujourd’hui le statut qui correspond à cette qualité. J’entends lui conférer, à part entière, ce statut. Cette décision répond à trois séries de considérations sur lesquelles vous me permettrez de m’étendre un instant.
Tout d’abord l’actualité récente : les enseignements de la guerre contre l’Irak nous conduisent à mieux cerner les besoins et à définir une doctrine ; ensuite, l’analyse de la gestion des conflits modernes et du nouveau contexte stratégique : elle montre que le renseignement est un instrument particulièrement nécessaire et adapté aux contraintes auxquelles les États doivent désormais faire face. Enfin, un constat sur la situation particulière du renseignement en France : une nouvelle politique doit répondre aux problèmes spécifiques d’organisation et de gestion que pose aujourd’hui l’appareil du renseignement.
De la guerre du Golfe, nous devons retenir tant les faiblesses qu’elle a révélées que les promesses qu’elle laisse présager. Étrange guerre dont les leçons ne sont pas, sur le plan du renseignement, sans contradictions : chaque étape du conflit, d’une certaine façon annoncée aux décideurs politiques, a pris de court, successivement, le 2 août 1990 puis le 16 janvier 1991, le camp qui devait la redouter et pouvait la prévoir ; perçue comme une faillite du système de renseignement occidental au 2 août, la crise ne s’acheva-t-elle pas le 28 février, pour ce même système, par une réhabilitation, compte tenu de son rôle dans le succès final des opérations militaires ?
Pour la France, quatre enseignements majeurs me paraissent devoir être tirés.
L’incertitude dans la détermination des prémices de la crise. Les lacunes ont ici une double origine : la faiblesse des moyens humains dans la zone ; l’interprétation insuffisante des informations disponibles. C’est dire l’importance qu’il convient d’accorder, au-delà des moyens techniques de recueil des informations, à cette dimension du renseignement qui permet l’interprétation, j’y reviendrai.
L’extrême dépendance de notre information à l’égard des sources américaines. Elle fut flagrante surtout dans la longue phase initiale. Une réorientation de nos moyens nationaux permit de la diminuer. Mais il reste que ce sont les États-Unis qui nous ont fourni, quand et comme ils l’ont voulu, l’essentiel des informations nécessaires à la conduite du conflit.
La faiblesse de nos moyens propres du renseignement engagés dans le Golfe. Avec des moyens limités, il n’a pas été possible, sur ce théâtre lointain et relativement mal connu, d’assurer de façon satisfaisante les trois fonctions essentielles du renseignement dans un tel cas : l’information nécessaire à l’interprétation des événements marquants de la crise ; l’analyse stratégique de situation préalable aux décisions d’engagement ; le renseignement militaire tactique. Sans les renseignements alliés, nous étions presque aveugles.
Nos difficultés à organiser sur le terrain un système complet de renseignement. La mise en place des moyens de renseignement nécessaires à nos forces s’est étalée sur une durée de sept mois. Il conviendra, à l’avenir, d’assurer une meilleure intégration de cette manœuvre dans le plan d’ensemble des opérations.
Je me garderai cependant de limiter mon appréciation à des aspects critiques. Le déploiement sur zone de moyens, d’abord principalement aériens puis terrestres, de théâtre puis de champ de bataille, nous a permis de réduire sensiblement cette dépendance dont je parlais à l’instant. Nous avons pu participer ainsi, grâce notamment aux systèmes embarqués sur aéronefs, aux équipements du Mirage F1, aux moyens électromagnétiques, à la phase cruciale du recueil du renseignement de théâtre, puis tactique, qui précéda l’assaut terrestre. Cette contribution a d’ailleurs facilité, en retour, malgré des limites, la reconnaissance de notre rôle dans cette période et la mise en commun des informations avec nos alliés américains et britanniques. L’autre caractéristique de cette bataille invisible fut en effet l’extrême intégration des circuits de recueil et de diffusion des renseignements entre les membres de la coalition, et l’efficacité de leur articulation avec le corps de bataille.
Mais il faut, je crois, élargir les réflexions au-delà des enseignements liés à cette guerre. Ma conviction est que l’arme du renseignement revêt une dimension véritablement stratégique en raison de la nature nouvelle des crises auxquelles sont ou vont être confrontés les États modernes. On peut en effet prévoir une diversification de la forme des conflits, qui impose une évolution en profondeur de l’outil de défense. La guerre du Golfe, crise longue et combat fulgurant, n’en fut qu’un exemple.
Premièrement, la perspective de la grande confrontation entre « bloc de l’Est » et « bloc de l’Ouest », aux niveaux conventionnel puis nucléaire, de l’affrontement entre corps d’armée massés au long d’une ligne frontalière coupant en deux le continent européen — perspective qui a dominé peu ou prou le contexte stratégique pendant quarante années — semble s’éloigner. La menace principale n’a pas pour autant disparu. Elle subsiste, avec le formidable potentiel militaire conservé et, dans certains domaines, modernisé par l’URSS. Mais, désormais placée à distance, elle nous impose un mode de gestion différent dans l’espace et dans le temps, tenant compte de l’éloignement géographique. Dans l’exploitation de cette marge d’espace et de temps par la diplomatie, et par la stratégie, le rôle du renseignement sera évidemment fondamental.
Deuxièmement, au moment où le contexte Est-Ouest et européen se modifie aussi profondément, se développent de nouveaux risques de crises de longue durée, sur des théâtres lointains ou proches. Il y avait Israël et la Palestine, le Liban. Il y aura de plus en plus l’Afrique, peut-être demain l’Europe centrale, orientale ou balkanique. En outre, le renouvellement du droit international en cours, avec la reconnaissance progressive du droit d’assistance humanitaire, avec l’affirmation du droit des minorités, ouvre de nouvelles perspectives. Pour ces théâtres, dans ces hypothèses, les puissances comme la France à vocation mondiale ont des responsabilités particulières. Dans les situations intermédiaires qui se multiplient entre la paix authentique et la véritable guerre, entre le conflit politique sans solution et la guerre civile, l’intervention armée n’est pas souhaitable : le renseignement y est évidemment un instrument privilégié pour la maîtrise de la crise et la conduite d’une politique, y compris de prévention.
Il faut, en troisième lieu, envisager les cas où ce qu’on appelle le « nouvel ordre mondial » échoue. Caractérisé (peut-être provisoirement ?) par la prédominance diplomatique et militaire de l’une des grandes puissances et le rétablissement de l’Onu dans ses prérogatives originelles, il est aussi marqué par le développement d’ambitions régionales, de centres de puissance plus dispersés qu’il y a quarante ans. Nous devons envisager les moyens de gérer des crises ouvertes, se déroulant sur des théâtres éloignés mais menaçant nos intérêts nationaux, et, de surcroît, fortement médiatisées. Pour ne pas être surpris par de telles crises, pour les comprendre et si possible les résoudre, il faut être capable d’en appréhender non seulement les aspects visibles, mais aussi la face cachée (qualité des hommes, intentions secrètes, réseaux d’influence) et les dimensions touchant à la civilisation, à la culture, à l’histoire. Je n’insiste pas sur le rôle que doit jouer dans un tel schéma le renseignement, sinon pour souligner son importance dans la maîtrise de la complexité de tous les aspects d’une telle crise.
Pour faire face aux mutations que je viens de décrire, l’arme du renseignement me paraît donc particulièrement nécessaire. Il convient d’ajouter un troisième motif à la politique que j’entends définir qui tient aux caractéristiques marquant en France l’appareil du renseignement.
Le défi, dans notre pays, est peut-être d’abord culturel. Richelieu avait son « éminence grise », Fouché et Talleyrand leurs agents, la république a créé ses services et des directions. Mais, alors que ceux-ci ne disposent pas des moyens techniques à l’échelle de ceux des États-Unis, ils ne bénéficient pas davantage de la tradition séculaire qui favorise, en Grande-Bretagne, le monde de l’« intelligence ».
Dans ces conditions, la prise en compte du renseignement dans les processus de décision reste insuffisante. Elle doit être renforcée, devenir un fait naturel. À défaut, un décalage croissant pourrait se développer entre le renseignement et notre concept de défense. Le risque existe et s’accroît que nous nous dotions d’armes sophistiquées et puissantes que nous ne saurons pas véritablement utiliser, faute de l’éclairage nécessaire, en amont, à la décision d’emploi. Aujourd’hui, de façon paradoxale, nous sommes mieux renseignés pour conduire une bataille qu’une manœuvre de théâtre et mieux renseignés pour conduire une manœuvre qu’une politique.
Aux questions de culture et de moyens s’ajoute celle de l’organisation administrative. Le renseignement de défense est en France, vous le savez, éclaté en plusieurs organismes morcelés, mal hiérarchisés. Cette organisation ne correspond plus aux exigences de cohérence, de globalité et de communication qu’imposent les crises modernes et les technologies qu’elles mobilisent. Le général Mermet a été chargé d’une mission d’étude sur ce thème. J’ai pris connaissance de ses premières conclusions dès mon arrivée au ministère de la Défense. Pour m’en tenir à ce seul ministère — mais ce constat pourrait être étendu au-delà —, l’éclatement de la fonction du renseignement de défense et l’absence de coordination nuisant à la cohérence générale s’imposent à l’analyse.
Le centre d’exploitation du renseignement militaire est subordonné au chef d’état-major des armées, mais sa taille réduite l’a conduit à laisser aux différentes armées et aux forces une bonne partie des tâches qui devaient lui revenir. Ainsi un ordre de bataille sera-t-il traité, pour ses aspects quantitatifs par le CERM, mais au plan qualitatif — aspects techniques et tactiques — par les bureaux de renseignement des armées. La synthèse de l’ensemble en est retardée.
La direction générale de la sécurité extérieure est directement rattachée au ministre. Avec un personnel comprenant une notable proportion de militaires, elle assure le recueil du renseignement de source secrète obtenu tant par des moyens techniques (le renseignement d’origine électromagnétique) que par des sources humaines. Les sources techniques, dont une forte part est affectée au renseignement militaire, bénéficient d’une priorité dans le plan de renforcement de ce service ; mais sa mission de renseignement dépasse largement, on le sait, le seul renseignement militaire.
La direction de la protection de la sécurité de la défense, dépendant également du ministre, est à la disposition des différents échelons du commandement. Elle surveille notamment, en liaison avec les autres services, les marchés d’armement et les transferts de technologie.
La délégation générale pour l’armement joue un rôle éminent dans l’évaluation des menaces induites par le progrès scientifique et technique, et sa diffusion. J’insiste sur le rôle de cette évaluation qui doit être réalisée en symbiose avec les services utilisateurs et opérationnels : elle est la condition préalable d’une planification de notre propre outil de défense.
N’oublions pas la part prise par la délégation aux études générales dans les réflexions prospectives et j’aurai, je crois, achevé l’énumération des services concernés.
Ce morcellement, pour ne parler que des services dépendant du ministère de la Défense, a rendu difficile jusqu’à présent l’élaboration d’une approche planifiée à partir des orientations générales fixées par le gouvernement.
C’est là l’une des missions que j’entends désormais assigner au département ministériel dont j’ai la charge, pour atteindre l’objectif qui se dégage clairement, à mon sens, des analyses qui précèdent : donner au renseignement le statut d’une véritable arme.
Élever le renseignement au statut d’une arme
Cette ambition repose sur l’idée que le renseignement est un instrument de survie, d’influence, de puissance et de cohérence de la défense. Je prendrai mes exemples chez nos deux principaux alliés traditionnels, la Grande-Bretagne et les États-Unis.
Un instrument de survie : les Britanniques, pendant la Deuxième Guerre mondiale, ont résisté à la menace nazie et à celle du Pacte d’acier avec le succès que vous connaissez, en mobilisant près de 100 000 personnes au service du renseignement.
Un instrument d’influence : en Grande-Bretagne, le recours au renseignement a permis à cette puissance maritime de prendre pied sur le continent et, à défaut de pouvoir s’y maintenir durablement, d’y mener une politique pluriséculaire contre l’émergence d’une puissance dominante. La dimension et la qualité de son renseignement lui permirent de réussir. Aujourd’hui comme hier, un diplomate ou un universitaire britannique ne répugne pas, bien au contraire, à faire une partie de sa carrière dans le renseignement.
Un instrument de puissance : l’exemple américain est dans tous les esprits. Les moyens à grande échelle, sur terre, sur mer, dans les airs et surtout dans l’espace, utilisés pour assurer le recueil, l’interprétation et l’exploitation du renseignement à tous les niveaux de la crise, ont joué une part fondamentale dans le succès du Golfe.
Un instrument de cohérence : à la technologie précise des armements modernes doit correspondre une précision égale du renseignement. Les systèmes d’armes les plus performants font appel à de véritables flux logistiques en informations, dont ils doivent pouvoir bénéficier en temps réel. Cette tâche est assurée, de façon déterminante, par les architectures complexes des systèmes d’information, de communications, de cartographie et de navigation, indispensables désormais au combat moderne. On ne peut l’assurer sans une organisation efficace et globale du recueil, de l’exploitation et de la diffusion des données.
Ainsi le renseignement me paraît-il présenter les principales caractéristiques et qualités propres à une arme au service d’autres armes et coopérant avec elles. Quels en seraient les principaux traits ? Il convient de définir ses missions, de la doter d’équipements adaptés et de personnels reconnus, enfin de concevoir une organisation appropriée.
Les missions
En première analyse, on peut distinguer quatre priorités.
L’intégration du renseignement dans les processus de décision : il s’agit de promouvoir dans l’État une aptitude à prendre en compte la dimension du renseignement comme composante normale, indispensable et permanente à toute démarche de réflexion et d’action. Cette acculturation progressive au renseignement passe notamment par des mesures d’organisation.
La promotion d’une dimension interarmées de la défense : par excellence, le renseignement doit être l’instrument d’un décloisonnement et d’une prise en compte globale des différents aspects de notre défense. Il convient d’en tenir compte dans l’organisation et dans la formation.
La permanence de la couverture du renseignement : elle nous a manqué ; à cet objectif, indispensable pour notre sécurité, doit correspondre un développement de ressources en hommes et en équipements, sur lequel je reviendrai tout à l’heure.
La surveillance anticipée des zones de crise ou de menace : un renseignement efficace repose largement sur une définition actualisée en permanence des centres où nos intérêts sont en jeu et sur une analyse de l’évolution des menaces.
J’ai évoqué tout à l’heure les changements géostratégiques en Europe. La menace venue d’Union Soviétique, si elle paraît pour le moment avoir baissé d’intensité, a surtout changé de forme, est devenue moins prévisible et plus complexe. D’autres questions viennent désormais au centre de nos préoccupations : si l’URSS change de forme et de taille, qu’adviendra-t-il de son stock d’armes nucléaires et des concepts de son utilisation ? Quels mouvements de populations, quels conflits intercommunautaires va produire l’évolution politique et économique de l’Europe centrale ? Quels effets d’entraînement, régional, européen ou mondial, peut provoquer, dans ce contexte, une crise locale ? La logique qui fut à l’origine de l’Alliance atlantique et du Pacte de Varsovie ne prend guère en compte de tels schémas. Nous sommes désormais tenus de les envisager.
En outre, d’autres sources de crises sont apparues ou se sont renforcées au Proche-Orient et en Afrique. La prolifération nucléaire, balistique, chimique fait naître quant à elle de graves inquiétudes dans plusieurs régions : au sud de la Méditerranée, au Proche-Orient, en Asie du Sud, en Extrême-Orient.
Que dire enfin des enseignements de la guerre du Golfe qui ont démontré que des procédés relativement simples de durcissement de sites, de camouflage et de leurres, de mobilité de systèmes, gênaient sérieusement la tâche des moyens de destruction les plus sophistiqués ? Pour frapper à bon escient, encore faut-il savoir sur quoi, où, et quand. À cet égard, les technologies existantes ou émergentes confèrent désormais au renseignement un rôle et des capacités renouvelés.
Les technologies
Je privilégierai deux domaines qui impliquent sans nul doute une révolution dans les outils de la défense.
Le premier est l’espace. J’aurai l’occasion d’évoquer plus longuement ce sujet dans d’autres instances. Son enjeu dépasse le cadre strict de la défense, il est national. Ne pas développer cette capacité affecterait le statut même de la nation. Il s’agit donc d’une priorité.
Comme vous le savez, les satellites d’observation s’affranchissent des contraintes juridiques des survols aériens et rendent possible une couverture globale dans le domaine militaire. Ils assurent un ensemble de missions très complet : gérer la prévention des crises ; obtenir un préavis d’agression ; surveiller l’application des traités de désarmement et les rendre, donc, crédibles ; maintenir la connaissance des moyens adverses ; recueillir des informations stratégiques et tactiques.
Les mêmes raisons qui ont conduit la France à se doter d’un outil autonome de dissuasion nucléaire doivent nous conduire à développer une capacité autonome d’observation spatiale. C’est pourquoi j’attache beaucoup d’importance à la réalisation du plan pluriannuel spatial militaire et aux programmes qui le composent. Le lancement du programme Hélios, décidé en 1986, participe de cet effort. Cependant, le satellite ne constitue pas la panacée, les lois qui régissent ses mouvements ne permettant pas la permanence du renseignement. Les temps d’accès aux informations qu’il peut fournir peuvent être très longs ; il faudra s’employer à les raccourcir. On sait aussi que les satellites et les moyens de transmission associés sont vulnérables ; il faudra les mieux protéger.
Malgré ces handicaps, le satellite reste le seul moyen permettant de s’affranchir des frontières dès le temps de paix et d’apporter, lorsque nécessaire, la « preuve photographique » souvent jugée indispensable par les autorités politiques.
Les satellites de reconnaissance, optique dans un premier temps, infrarouge puis radar dès que la technique nous le permettra, constituent un ensemble. Mais ce dernier, pour être cohérent et efficace, doit comprendre, en outre, à l’avenir, des satellites permettant de disposer de renseignements sur les signaux électromagnétiques, sur les communications ainsi que sur les activités de l’ensemble des systèmes de défense. Ils s’ajouteront aux réseaux de satellites de transmission, déjà existants et qu’il faut encore développer.
Tout cet ensemble destiné au recueil de l’information ne prend sa signification que par des capacités de traitement ayant recours non seulement à des moyens informatiques très puissants, mais aussi à des personnels nombreux, spécialistes de l’analyse et de l’interprétation de ces données : images photographiques, infrarouges, radars et signaux électromagnétiques.
Moyens puissants, effectifs nombreux dont la formation exigera du temps : les perspectives ainsi ouvertes paraissent-elles écrasantes, hors de portée d’un pays comme la France, au moment où il n’est guère d’États où il ne soit question de réduire les dépenses d’armement ? À cela, je réponds que nous sommes dans un domaine où l’effort peut être partagé sans nuire à sa productivité pour notre défense. L’espace, ainsi voué à la prévention des conflits, à la gestion des crises, à la surveillance du désarmement, peut devenir un domaine privilégié pour la coopération européenne. Celle-ci a été amorcée avec Hélios puisque déjà l’Italie et l’Espagne participent à ce programme. Mais il nous faut voir plus large. L’Allemagne, la Grande-Bretagne y ont évidemment leur place. Dans un tel système peuvent même entrer des pays qui n’appartiennent pas, qui n’appartiennent plus, à une alliance : il s’agit, en effet, de programmes ne menaçant personne, n’agressant personne, puisqu’ils visent pour l’essentiel, par des actions de prévention et de vérification, à maintenir la paix en Europe. Nous avons là, pour la France, un « grand dessein », au service de l’Europe et de la paix du monde.
Le second domaine technologique sur lequel je souhaite insister est l’informatique de commandement, l’outil de traitement informatique associé aux capteurs du champ de bataille, défini dans le concept C3I, c’est-à-dire commander, communiquer, contrôler et renseigner (intelligence). C’est par l’informatique que le commandement peut intégrer, sans délai, les capacités de savoir (le renseignement), de traiter, choisir et coordonner (prise de décisions), enfin de frapper (détruire), dans un univers technologique à hautes performances (transmissions informatisées). La guerre du Golfe vient de démontrer les résultats foudroyants obtenus grâce à ce concept mis en œuvre dans une manœuvre totalement interarmées.
À cet égard, les « war games » à base d’ordinateurs, couramment utilisés par les Américains, sont la relance par l’informatique de l’invention des célèbres « Kriegspiele » prussiens du milieu du XIXe siècle. Nos états-majors et nos écoles devront intégrer sans tarder cette dimension technique dans la prise de décisions et l’entraînement. Cette remarque m’amène, après l’incursion nécessaire dans les techniques modernes, à vous parler des personnels affectés à l’arme du renseignement.
Les hommes
Une nation, sa défense, c’est avant tout une somme de volontés. La fascination technologique ne doit pas nous détourner des ressources humaines, faute de quoi serait négligé le fondement même de l’arme.
Faut-il rappeler ici que les sources du renseignement sont, d’abord, humaines ? Pour évaluer au plus près les intentions de l’adversaire, nous devons disposer d’agents fiables dans les zones les plus sensibles : non pour des menées agressives, mais pour savoir, c’est-à-dire lire, voir, comprendre, par tous les moyens disponibles. C’est le rôle de la DGSE, s’agissant du recueil non officiel de l’information. Dans cette recherche, le renseignement « ouvert » a bien entendu sa part : il ne faut pas s’y tromper, c’est souvent lui, quand il est bien exploité, qui fournit l’essentiel de la documentation, la base de la réflexion.
L’attention nouvelle portée aux personnels passe par une valorisation des carrières pour ceux qui servent dans le renseignement. Cela suppose une gestion dynamique et attractive des spécialistes très qualifiés que requièrent les différentes disciplines, ainsi qu’un suivi rationnel des emplois interarmées liés aux fonctions du renseignement. Cela implique aussi de satisfaire les besoins en postes de haut niveau, notamment pour l’analyse et l’exploitation des informations. Les vocations naîtront si cette conception ambitieuse du renseignement se développe.
Dans cette perspective, j’ai donné des directives au comité du renseignement militaire réactivé récemment, pour que soit étudiée la situation actuelle de la gestion des carrières et que des propositions me soient faites dans les meilleurs délais. Ces instructions sont conformes aux orientations définies par le Premier ministre il y a quelques mois en comité interministériel du renseignement.
J’attache en outre une attention personnelle aux efforts nécessaires en matière de formation. J’y ai fait brièvement allusion tout à l’heure. Il existe déjà une école du renseignement, à vocation interarmées, l’École interarmées du renseignement et des langues (Eirel), regroupant à Strasbourg des organismes qui participaient autrefois à la formation des officiers dans le domaine du renseignement. Il convient de lui conférer sa véritable dimension interarmées. Il faut également encourager l’effort linguistique qu’elle entreprend, condition indispensable à l’assise de nos services. Plus généralement, il y a sans doute place pour une réflexion sur l’opportunité de créer un institut de formation spécifique pour les cadres de haut niveau du renseignement.
Tant de projets supposent un important effort financier. Il faudra faire des choix et favoriser la complémentarité des instruments de renseignement.
L’organisation
La constitution de cette arme implique certainement des conséquences sur l’organisation des services. Nous y réfléchissons actuellement. Nous nous posons notamment la question de la mise en place, au ministère de la Défense, d’un organisme central rassemblant toutes les compétences existantes en matière de renseignement militaire.
Le renseignement de défense, dans ses dimensions technologique, spatiale et humaine, doit être considéré comme une composante majeure de notre système de défense, aux côtés — et au service — de la dissuasion nucléaire d’une part, des forces conventionnelles, y compris nos capacités de projection en et hors d’Europe, d’autre part.
J’ai voulu vous faire partager cette ambition pour le renseignement, qui devra être maintenue durant les dix ou quinze ans à venir afin de produire significativement des effets. Cet effort nous évitera de perdre insensiblement notre autonomie d’appréciation sur le monde qui nous entoure. À quoi sert en effet d’avoir un gros gourdin si l’on est aveugle ? Nous ne pouvons pas nous résigner à un affaiblissement progressif de notre système de défense : sans l’effort que je vous propose aujourd’hui, on ne tarderait pas à s’apercevoir que la voie serait ouverte à un désarmement unilatéral de notre pays. Celui-ci, j’en suis convaincu, a un rôle essentiel à jouer dans l’évolution du monde ; il convient de lui en donner les moyens pour la génération à venir. ♦