Nous remercions vivement l'auteur, président-directeur général du groupe Bull, de nous avoir donné à publier le texte d'une communication très complète concernant l'enjeu stratégique du marché mondial de l'informatique et de l'électronique. Ce sujet est particulièrement d'actualité, et les mesures proposées doivent nous permettre de combler un retard inquiétant par rapport aux Américains et aux Japonais.
L'industrie informatique : un enjeu stratégique pour la France et l'Europe
L’informatique et plus largement l’électronique constituent, à la veille du XXIe siècle, le secteur industriel clé pour la sécurité et le développement d’une nation ou d’une communauté et, bien au-delà, pour son identité culturelle et son rayonnement. La France et l’Europe, même si nous traversons une période difficile, disposent des moyens intellectuels, industriels et financiers pour gagner sur ce marché, qui est sur le point de devenir, par son poids économique, le premier marché industriel du monde, devant l’automobile, et qui l’est déjà par son poids stratégique. Encore faut-il en avoir la volonté et de la continuité !
Je décrirai, dans une première partie, l’enjeu stratégique que représente l’informatique ; dans une deuxième, j’examinerai les causes de la crise actuelle de l’informatique européenne, puis les stratégies envisageables dans la troisième et, enfin, je vous dirai pourquoi je crois que ce combat nécessaire dans lequel nous nous sommes engagés peut être gagné.
L’enjeu stratégique
Tous les 18 mois, le volume d’informations stockées dans le même centimètre carré de silicium double. Tous les 5 ans, les performances des ordinateurs sont multipliées par dix. Dans moins de dix ans, l’industrie des technologies de l’information qui, dès à présent, réalise un chiffre d’affaires largement supérieur à 300 milliards de dollars, sera la première créatrice de richesse de l’économie occidentale. La compétitivité et l’efficacité de l’essentiel des secteurs industriels, des services, des administrations dépendent dès aujourd’hui de ce secteur stratégique. Les technologies de l’information (système nerveux) sont le véritable carburant des économies modernes.
Tout contribue à accorder au marché des technologies de l’information ces qualités : son poids et sa fonction pilote dans le domaine de la structure économique et dans la productivité des entreprises ; son rôle majeur dans l’innovation comme dans l’ensemble de l’économie mondiale. Les chiffres et les faits concordent : environ 5 % actuellement et plus de 10 % du produit national brut européen en l’an 2000 ; une part croissante de la balance commerciale.
La fécondation croisée de la technologie de l’audiovisuel (TVHD), des télécommunications et de l’informatique, ouvre un marché considérable à de nouvelles applications, sectorielles d’abord (médecine, chirurgie, architecture, biochimie, publicité, films de télévision…), applications grand public ensuite, rendues possibles par le traitement interactif des nouveaux supports de masse : diffusion des connaissances, éducation interactive, jeux… Au-delà des enjeux économiques, ces outils seront, demain, plus encore dans les pays de la vieille Europe, des vecteurs essentiels de notre paysage culturel, le meilleur garant de notre identité française et européenne.
Ce qui se passe aux États-Unis en ce moment devrait nous alerter ; après avoir patiemment, étape par étape, réduit à néant l’industrie américaine de l’électronique grand public, les Japonais s’attaquent aujourd’hui au « software », les programmes, la production culturelle et rachètent les grandes sociétés cinématographiques (Columbia), les maisons de disques, les artistes eux-mêmes : la technologie est l’arme privilégiée de la revanche que le Japon conduit à l’échelle planétaire, comme l’affirme explicitement Monta.
Sur le plan militaire, dès les premières heures des hostilités dans le Golfe, l’informatique est apparue comme un des paramètres majeurs de ce conflit de l’ère scientifique. Les affrontements militaires ont en effet d’emblée été dominés par deux caractéristiques technologiques qui font largement appel à celle-ci : la maîtrise des communications et du renseignement d’une part, la précision du guidage des armes d’autre part. On peut d’ores et déjà dire que l’informatique a transformé de manière fondamentale la façon de conduire les opérations militaires.
Tout d’abord, l’informatique alliée aux télécommunications a joué un rôle majeur pendant toute la phase comprise entre l’arrivée des Américains en Arabie Séoudite au mois d’août 1990 et le déclenchement des opérations le 17 janvier 1991. Durant cette période, les forces alliées ont réalisé une écoute intensive, assistée par ordinateur, de toutes les émissions radioélectriques irakiennes, si bien qu’au jour « J », grâce aux capacités d’analyse des centraux informatiques, aux programmes mis en œuvre à bord des satellites d’observation et aux logiciels d’exploitation des informations tactiques employés sur les avions Awacs et les navires de guerre, les Alliés avaient une connaissance parfaite de la manière dont les Irakiens échangeaient leurs messages ainsi que du fonctionnement de leurs systèmes électroniques, notamment leurs radars. C’est cette action de longue haleine, menée dans les laboratoires climatisés des salles d’ordinateurs des états-majors alliés, qui a permis finalement le succès total de la première attaque aérienne stratégique de très grande ampleur.
Autre aspect du rôle de l’informatique pendant l’opération « Bouclier du désert » : le guidage des missiles, qui n’a été possible que grâce à la puissance de calcul considérable des ordinateurs de bord de nouvelle génération. Le désert d’Arabie a donc été un champ de bataille informatique. Il a permis de tester en grandeur nature la combinaison de l’action des systèmes d’armes en évitant toute interférence. L’informatique de bord, qu’elle soit installée sur un char, un bateau, un avion, s’est révélée le système nerveux vital de l’unité sans lequel elle n’aurait pu conduire sa mission dans un environnement électronique de plus en plus complexe.
Sur un plan strictement économique, l’informatique et l’électronique représentent au moins un tiers du prix d’un système d’arme moderne, et cette proportion ne fait que croître. Elles représenteront bientôt 20 % du prix de l’automobile de « Monsieur tout le monde ». Cependant, 20 % des composants indispensables à l’efficacité des missiles Patriot sont d’origine japonaise. Le Japon le sait ; le président de Sony, M. A. Morita, a écrit dans son livre Le Japon peut dire non : « Nous sommes arrivés à un point où peu importera dans le futur l’étendue de l’expansionnisme militaire américain. Si le Japon arrêtait de vendre des puces aux États-Unis ils ne pourraient plus rien faire ».
Quelles causes à la crise de l’informatique française et européenne ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La France a aujourd’hui un déficit de sa balance commerciale informatique-électronique de 21 milliards de francs avec les États-Unis et de 22 avec le Japon. Quant au déficit global, il ne cesse de s’alourdir : 1,2 milliard en 1984, 14,8 en 1989. En Europe, celui des 12 pays de la Communauté est passé de 14 milliards de dollars en 1986 à 34 en 1989. Les exportations de l’Europe ne couvrent que 30 % de ses importations avec les États-Unis, mais seulement 6 % avec le Japon.
De grands acteurs européens dans ce secteur informatique ont en 2 ans disparu du marché. Les autres sont dans une situation difficile. ICL, présenté il y a encore peu comme un modèle de rentabilité, avait en fait sacrifié au profit à court terme la maîtrise de sa technologie, et a dû se vendre à son fournisseur japonais Fujitsu. Philips, trop dispersé en de nombreux secteurs, a perdu plus de 12 milliards de francs en 1990, supprimé 55 000 emplois sur 300 000, soit 20 % de ses effectifs, et se désengage du secteur informatique où il supprime un emploi sur trois.
Nixdorf, 2e constructeur allemand, a perdu 1 milliard de deutsche Marks en 1989, et a été racheté par Siemens. Après avoir prédit un retour à l’équilibre en 1991 pour la nouvelle société, cette dernière vient d’annoncer qu’elle avait perdu 800 millions de DM sur les 9 premiers mois de l’exercice et subi une baisse d’activité de 12 %. Olivetti, le champion italien mieux placé sur le marché plus porteur de la micro-informatique, voit son résultat net diminuer de moitié pour la 4e année consécutive, et a annoncé la suppression de 7 000 emplois. Bull, vous le savez, vient d’annoncer des pertes considérables, et lance un plan de mutation drastique pour recouvrer la rentabilité dans les 2 ans qui viennent.
Quelles sont les causes d’une telle situation ? Un retournement de cette tendance est-il possible et à quel prix ?
Les causes sont multiples, mais j’en vois trois essentielles dont l’importance domine toutes les autres.
La première est le ralentissement de la croissance du marché. Longtemps marché de 1er équipement, l’informatique a connu jusqu’en 1988 une croissance à deux chiffres dans tous les secteurs. Le ralentissement de la croissance globale de ce marché s’est manifesté clairement dès 1989 aux États-Unis et a été accéléré en 1990 par la récession générale du marché américain.
La seconde cause est la poursuite de la formidable mutation technologique que connaît ce secteur depuis 20 ans, dont je vous ai cité quelques exemples plus haut, à laquelle s’ajoute aujourd’hui la révolution de l’émergence des systèmes standards. Très sommairement, les ordinateurs sont commandés par un logiciel très complexe, dans notre jargon « le système d’exploitation ». Jusqu’à ces derniers temps, il était la propriété des constructeurs, car chacun fabriquait son propre système, et les clients dépensaient plusieurs fois le prix de l’ordinateur pour développer sur ce logiciel des applications (paye, gestion des effectifs, etc.). Ils étaient en quelque sorte prisonniers des constructeurs qui avaient segmenté le marché.
L’apparition de la micro-informatique où le standard « Dos » s’est imposé, puis, dans la mini-informatique, la réussite du standard « Unix », développé par ATT, ont bouleversé le rapport constructeur client et remis en jeu toutes les cartes de la compétition entre constructeurs. En effet, cette montée des standards, que Bull a contribué depuis 6 ans à promouvoir, s’est brutalement accélérée dans le courant de l’année 1989. L’Administration américaine a décidé d’imposer le standard Unix dans tous ses appels d’offres. Cela a été un signal pour le marché. Les sociétés de services, qui gagnent de l’argent en développant des applications, ont privilégié Unix. Les clients, trouvant plus d’applications standards sur Unix, ont demandé aux constructeurs des matériels Unix et cette part de marché s’est emballée. Nixdorf, qui était spécialisé dans la mini-informatique propriétaire a été coulé par cette lame de fond. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette montée des standards se traduit par une perte de l’ordre de 10 à 15 points de marge brute pour les constructeurs traditionnels, car de nouveaux opérateurs — le plus souvent du Sud-Est asiatique — peuvent facilement entrer sur le marché en proposant des matériels à bas prix, puisqu’il leur suffit d’acheter la licence Unix pour accéder à la technologie nécessaire. C’est une des raisons qui expliquent la perte de rentabilité de tous les constructeurs et la nécessité que nous avons tous de réduire notre structure de coût face à ces nouvelles conditions du marché, d’où les restructurations et licenciements douloureux auxquels nous assistons actuellement.
La troisième raison est liée à la différence de règles du jeu sur leurs marchés domestiques dont bénéficient les constructeurs japonais et américains. Les premiers dominent complètement leur marché intérieur où ils effectuent encore entre 70 et 85 % de leur chiffre d’affaires, et où leur système leur permet de vendre leurs produits à des prix supérieurs entre 30 et 100 % des prix pratiqués sur le marché mondial. Les Américains, bénéficiant de la protection du « Buy american act », contrôlent 98 % des marchés publics et voient leurs dépenses de recherche et développement financées à hauteur de 15 à 25 % par les marchés fédéraux, essentiellement militaires.
En revanche, l’Europe, pour reprendre l’expression de Mme Édith Cresson, est non seulement « ouverte mais offerte ». Les constructeurs européens ne contrôlent pas leur marché intérieur, ne bénéficient pas d’une préférence sur les marchés publics et ne sont pas puissamment aidés dans leur effort de recherche. Ainsi, en France, la part des constructeurs nationaux dans les marchés publics est inférieure à 50 %, et Bull n’a reçu de l’État en 1990 que 7 % du montant de ses dépenses de R et D, qui sont considérables puisqu’elles représentent plus de 10 % de son revenu.
Les stratégies envisageables
Face à cette situation, il existe des stratégies pratiquées par les Européens.
Stratégie de sortie. On considère que la bataille est perdue : on vend. Pour Bull, cela signifierait qu’on stoppe l’effort de R et D, et que nous retrouvons ainsi un équilibre à court terme qui nous rend vendables, au moins à la valeur des parts de marché, des réseaux et des actifs. L’État actionnaire récupère largement sa mise. Bien sûr, on abandonne, probablement aux Japonais, l’essentiel de l’informatique européenne.
Stratégie offensive. On poursuit le développement mondial du groupe, tout en tirant tout le parti de cette dimension par une restructuration et un redéploiement dynamique et drastique des activités de l’entreprise. On définit une politique d’expansion fondée sur un effort propre de R et D et sur des alliances techniques et commerciales prioritairement européennes, mais aussi mondiales. Pour cela, il faut recapitaliser l’entreprise. Ce sera cher, long et difficile, mais c’est le prix à consentir pour que la France et l’Europe conservent la maîtrise d’un secteur vital pour leur sécurité et le développement économique.
C’est cette stratégie que nous avons choisie, en complet accord avec notre actionnaire. Les enjeux de la bataille que nous engageons sont clairs et la stratégie que nous avons décidée est la seule possible. Avons-nous pour autant des chances de réussir ?
Les conditions de la réussite
Fonctionner plus vite avec des structures plus légères. Nous sommes engagés dans une véritable mutation interne, qui conduira à un changement de métier. Celle-ci touche tous les domaines de l’entreprise (R et D, production, distribution, métiers fonctionnels, commandement). Il s’agit de faire plus vite, et pour cela d’être plus concentré, plus sélectif.
Développer une stratégie visant le long terme. Notre industrie est une industrie de pointe, où la maîtrise des technologies est essentielle et ne peut être assurée que par un important effort de R et D, supérieur à 10 % du chiffre d’affaires, effort à la programmation ne pouvant être réalisé que sur le long terme. C’est la raison pour laquelle le groupe Bull, en plein accord avec son actionnaire principal, a continué à investir dans la R et D pour préparer l’avenir en acceptant, même dans une période difficile et en étant conscient du prix à payer en termes d’image, l’impact négatif de cet effort sur les résultats.
Être présent mondialement. Les technologies de l’information sont mondiales. Les trois plus grands marchés sont les États-Unis, l’Europe et le Japon. On ne peut vivre durablement en se cantonnant à un seul de ces marchés, car nos clients sont mondiaux et attendent de nous que nous puissions leur offrir, en permanence, les meilleures technologies. Cette mondialisation par les industriels européens, en retard dans le mouvement sur leurs concurrents américains, est coûteuse aujourd’hui mais indispensable pour exister demain. Elle est onéreuse, car le marché américain est le plus mature et le plus compétitif ; cela demande donc du temps et de l’argent.
Développer un système d’alliances et de coopérations mondial. Dans notre secteur foisonnant de technologies nouvelles, même le plus fort, IBM, ne peut tout faire. La capacité de développer et de gérer un système complexe d’alliances et de coopérations est une condition essentielle de la survie sur le marché. Nous chercherons bien sûr à privilégier l’Europe : nous devons, entre entreprises européennes, nous organiser pour exploiter le potentiel que constituera un marché intégré, et, comme ont su le faire les Japonais et les Américains pour leur marché domestique, en faire le fondement de notre compétitivité mondiale.
Il serait désastreux que l’on ait laborieusement construit une Europe des marchés pour que celle-ci profite en priorité à des entreprises dont les centres de décisions et l’essentiel des compétences sont situés hors d’Europe. Je le redis : si nous ne voulons pas disparaître, nous devons développer les alliances et les coopérations entre entreprises européennes non seulement de l’informatique, mais des technologies de l’information incluant le domaine des composants, des télécommunications et du logiciel. Une telle évolution dépend des industriels, et nous y travaillons, mais aussi d’une prise de conscience plus large, à l’échelle européenne, de l’importance des enjeux. Je ne peux à cet égard que m’associer aux propos de Carlo de Benedetti ou de Heinz Kaske, quand ils évoquent l’inégalité de traitement dont souffrent les entreprises européennes par rapport aux avantages dont bénéficient leurs homologues américains ou japonais sur leurs marchés domestiques.
Mais cet effort des industriels doit être soutenu par un effort parallèle de l’État et de la Communauté européenne, dont les rôles sont de créer des conditions juridiques, économiques et fiscales permettant aux industries européennes de se développer. Nous avons paradoxalement une situation bien plus libérale en Europe. Sans souhaiter un retour à une protection des marchés publics, les constructeurs français et européens soutiennent la notion de traitement national équivalent. De son côté l’Europe, jusqu’à présent, avait limité son action à une aide à la recherche précompétitive au moyen de programmes comme Esprit et Eurêka, auxquels Bull participe activement.
Devant la situation créée par le déséquilibre rapidement croissant de la balance commerciale, alors que ce marché représente aujourd’hui près de 5 % du PIB et probablement 10 % en l’an 2000, les autorités européennes viennent de proposer une démarche beaucoup plus volontariste dans 5 domaines d’action :
— en technologie, en mettant en œuvre une 2e génération de projets de R et D plus proches du marché et des produits ;
— en ce qui concerne la demande, en soutenant des projets d’interconnexion informatique et télématique entre les grandes administrations européennes, grands projets réservés aux constructeurs européens ;
— dans la formation ;
— pour la compétitivité mondiale, en veillant à assurer des conditions équitables de concurrence et d’accès aux marchés tiers ;
— enfin au profit de l’environnement général de l’entreprise, dans les systèmes de financement, de fiscalité, de normes.
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L’enjeu est immense et commence à être perçu par les autorités françaises et européennes.
Les efforts qui sont demandés aux hommes et aux femmes du groupe Bull, comme à ceux de toute l’industrie européenne, sont considérables, mais je suis convaincu que ce combat peut être gagné, même si je sais que le chemin à parcourir sera long, difficile et coûteux, et je voudrais citer, pour terminer, cette phrase de Jean Monnet : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ils ne voient la nécessité que dans la crise ».
Juin 1991 ♦