Présentation
Aucun sujet, peut-être, ne correspond mieux à la vocation de notre Comité d’études de défense nationale et de la Fondation pour les études de défense nationale que celui que nous abordons aujourd’hui : la condition militaire, sa situation actuelle, ses perspectives. À l’intersection des préoccupations politiques, économiques et sociales du pays et de ses préoccupations vitales en matière de défense, il nous incombait naturellement de réfléchir et d’abord d’informer quant à la place du corps militaire dans notre société, des problèmes qui se posent à lui et de l’avenir qui l’attend.
Comment croire, en effet, que, dans un monde qui se transforme au point de donner parfois l’impression du bouleversement ou même du chaos, rien ne change et ne changera dans les conditions de vie et de travail du corps militaire ? Et comment ignorer que l’évolution de la condition militaire, sous le choc des changements politiques et sociaux, nationaux et internationaux, a pour notre société tout entière une extrême importance ? Le corps militaire, dans un pays libre comme le nôtre, dépend du pouvoir politique, issu du choix des Français, et celui-ci doit trouver en lui l’instrument correspondant à ses options stratégiques et à la façon dont il voit les intérêts de la nation. Mais il ne vit pas à l’écart du reste du pays, hors du temps et des moments de l’histoire, immuable et solitaire, et comme « sous verre » ; en dépit de ses inévitables particularités, le corps militaire pratique avec les autres catégories sociales des échanges matériels et permanents ; dans sa composition, son rendement, sa formation, il ressent les contrecoups des secousses sociales ; chargé de la défense du pays, il se trouve sur le terrain même où interviennent les décisions politiques les plus importantes du pouvoir exécutif et où retentissent les changements du monde, avec ses équilibres, ses ruptures et l’éternel jeu des puissances ; ayant à servir un outil qui procède lui-même du niveau du développement industriel, il ressent, jusque dans l’exercice quotidien de son métier, les effets des données économiques, des novations techniques et des percées scientifiques. Bref, la condition militaire est, à sa façon, comme un miroir du temps.
Du reste, chez nous, en France, l’histoire et les sciences sociales ont produit, à cet égard, des travaux significatifs, au point que la sociologie militaire a pu paraître, quelque temps, une spécialité française, depuis le célèbre ouvrage de Raoul Girardet sur la sécurité militaire en France sous la Restauration et la Monarchie de juillet jusqu’aux travaux de Pierre Dabezies qui sont allés plus loin que tout autre dans l’analyse de la spécificité militaire au sein d’un mouvement politique et social dont le corps militaire reçoit sans cesse les stimulations et les influences. S’il m’était permis, exceptionnellement, d’y ajouter un témoignage personnel, je dirais que, préparant le premier de mes livres, voici quelque trente ans, je mesurais la profondeur des changements qui affectaient la société militaire française et l’ampleur de ses évolutions sous le coup des guerres d’outre-mer, de l’histoire récente, de la Seconde Guerre mondiale et de ses suites, de la guerre froide et de ses prolongements, alors justement que l’armée, presque entière, devait affronter l’épreuve de l’affaire algérienne ; je mesurais en même temps ce qu’il y avait de redoutable dans l’ignorance de la plus grande part de l’opinion française et des milieux responsables à l’égard de ces changements et de ces évolutions, qui allaient jouer, il y a un tiers de siècle, un si grand rôle dans la mort d’une république et l’avènement d’une autre.
Ce n’est pas par hasard si notre conseil d’administration et la direction de la Fondation pour les études de défense nationale ont choisi pour thème de notre réunion traditionnelle de décembre — en y consacrant le double du temps habituel — la condition militaire. Au contraire, il était temps, il était grand temps, sur ce sujet, de faire le point. C’est que les données du problème, elles-mêmes, ont profondément changé, et, pour plusieurs d’entre elles, viennent de changer radicalement, rejetant, par là même, dans le passé beaucoup d’études antérieures. L’évolution de la société, depuis trente ans, est ici à prendre en compte. Les choix stratégiques français, surtout celui de la dissuasion nucléaire, ont eu leurs conséquences directes sur les structures, la composition, les missions et le volume des armées, avec leurs répercussions inévitables sur la condition militaire. Il en est résulté, en particulier, des phénomènes très nouveaux, tels que celui de la reconversion d’une grande partie du personnel militaire, c’est-à-dire, au fond, la succession de deux vies professionnelles, l’une dans les armées, l’autre qu’il faut aussi préparer et réussir. Les transformations qui en ont été les conséquences ne sont pas achevées : au contraire, il faut dès maintenant en prévoir de nouvelles. Les armées étrangères peuvent, à cet égard, nous offrir des exemples, sinon des leçons. C’est enfin l’environnement national et international, dont les changements ont été si importants ces deux dernières années, qui va naturellement marquer l’avenir du corps militaire et de ses conditions de vie et de travail. Il était urgent, en réalité, qu’on en parle.
Nous allons le faire, en privilégiant, par la force des choses et sous la contrainte de l’heure, quelques-unes de ces réflexions. Nous les ordonnerons en deux phases : l’une sera consacrée à l’examen des données actuelles, M. Jacques Thouvenin, ancien chef de l’Observatoire social de la défense, évoquant la condition militaire aujourd’hui, et le capitaine de vaisseau Wybo, ancien membre de cet Observatoire, exposant les problèmes de formation, de filières et de reconversion. C’est ensuite l’avenir dont il sera question avec l’exposé du chef du contrôle général des armées, M. François Cailleteau, qui en énoncera les données et les hypothèses, et avec l’examen des exemples étrangers par M. Bernard Boëne, professeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan. Il reviendra à M. Pierre Dabezies, président de la Fondation pour les études de défense nationale, de replacer, pour finir, la condition militaire dans son environnement national et international. ♦