Conclusion pour la suite du débat
La revue Défense Nationale avait souhaité que les auteurs de ce dossier s’expriment sans réticences, arrière-pensées ou crainte de déranger. Ils l’ont fait et nous leur sommes reconnaissants d’avoir établi ce bilan nécessaire et opportun au moment où phantasmes, pressions ou intérêts tactiques, professionnels, voire vénaux, risquent de se heurter aux réalités de la géopolitique et de l’économie.
Le ciel du monde d’aujourd’hui ne semble pas moins chargé que celui d’il y a trois ans, à l’époque que certains regrettent, où les menaces étaient généralement bien cernées et prévisibles, j’allais écrire orthodoxes. La morosité de l’économie mondiale que l’on aurait pu croire dopée par la chute du mur de Berlin s’est développée contre toute prévision à partir du conflit irakien. Chacun d’entre nous le ressent. La guerre, non plus potentielle, mais réelle, s’est rapprochée de nos frontières.
Il y a peu de temps, face à des événements conflictuels le déroulement des « réponses graduées » pouvait être bien anticipé. Le rythme de leurs enchaînements, particulièrement dans le domaine de la dissuasion nucléaire, laissait le temps à la réflexion et au mûrissement des gesticulations. Les anticyclones de Washington et de Moscou conduisaient les prévisionnistes à poursuivre un ronronnement conceptuel de bon aloi.
Les responsables des nations nucléaires étaient des sages, connus, répertoriés et rompus aux dialogues de la dissuasion. Ils étaient, dans ce domaine au fumet apocalyptique, les gardiens du raisonnable et de l’immobilisme stratégique que d’aucuns trouvaient insupportable ; mais, somme toute, la paix, au plus haut niveau, était garantie par l’équilibre de la terreur, non sur le fil de l’épée, mais sur la tresse du dialogue dissuasif.
En vérité, la crainte existait qu’un jour, dans ce monde civilisé de spécialistes avertis, n’apparaissent des trublions dotés de réflexes ou réactions inconsidérés, mais aussi d’armements nucléaires primitifs, dont les effets seraient néanmoins dévastateurs. Ce jour est arrivé. Un anticyclone s’est effondré. Les dépressions imprévues et échevelées se succèdent. Prolifération nucléaire, dissémination chimique et biologique menacent de les alimenter. Il est vrai que les dirigeants auxquels chacun pense n’ont pas encore ces armes cataclysmiques, mais ils ne sont plus loin d’en pouvoir disposer.
Dans le même temps, malgré tout notre optimisme, le spectacle de ce qui se passe à l’Est et dans l’ancienne Union soviétique ne porte guère à prévoir des lendemains qui chantent.
À la simplicité d’un monde figé, mais rationnel, succède une masse encore informe aux mouvements browniens. De ce chaos, on peut s’attendre à des actions ou réactions inattendues qui risquent de mal se prêter à des réponses cataloguées ou mûrement réfléchies. Au rationnel a succédé le flou ; l’insensé ne peut être exclu. Non, malheureusement le monde n’est ni plus beau, ni plus gentil. Il est devenu globalement plus imprévisible et plus dangereux. Or parce qu’il semble à beaucoup que la menace majeure ait disparu — ce que nous contestons formellement —, la tentation est grande de baisser la garde et, par une gestion simpliste du court terme, de sacrifier le long terme.
Une défense ne se fait pas pour le lendemain ; elle vit au jour le jour prête à assumer sa tâche sans joie ni remords, à tout moment, mais la paix d’après-demain se joue aujourd’hui : Trafalgar et ultimement Waterloo étaient en germe dans les malencontreux errements révolutionnaires concernant les forces navales. Nous sommes comptables d’un futur dangereux.
Or dans le domaine nucléaire, beaucoup de questions se posent, dont aucune ne supporte une réponse médiocre. Peut-on encore parler de dissuasion dans un monde où les acteurs ne donnent pas tous la même signification aux mêmes mots ? La menace anticités de la dissuasion a-t-elle encore un sens ? Est-elle réellement dissuasive ?
Quelles réponses peut-on apporter à des menaces ou à des actions de destruction ponctuelles, éventuellement chimiques ou biologiques, sur notre territoire, qu’elles proviennent d’Europe, d’Afrique ou du Proche-Orient ? Quel pourrait être dans ces conditions le rôle d’un armement préstratégique dit d’ultime avertissement ? Peut-on abandonner toute capacité de mobilité des missiles terrestres ?
Face à une menace de terrorisme nucléaire, provenant d’un État ou d’un groupe de fanatiques, peut-on envisager des réponses strictement nationales ? Y a-t-il des réponses crédibles aux problèmes majeurs posés par la prolifération et la dissémination ? Qui serait chargé, ou se chargerait, de faire respecter la loi internationale ? Serait-ce l’État menacé ? L’ONU n’y jouerait-elle pas un rôle essentiel comme au Koweït ? Quels en seraient les moyens et les conditions ? Peut-on faire l’impasse d’une défense antimissiles, comme ce fut le cas pour les systèmes de la connaissance en temps réel de la situation stratégique ou tactique ?
Poser ces questions, et d’autres encore, montre qu’il convient de posséder les moyens adaptés à la gamme des menaces, sous peine de n’être pas crédible. Ces moyens — qui ne sont pas tous nucléaires et qui peuvent ne pas être tous nationaux ou être confinés au seul espace national — possèdent par leur existence éducative la vertu de dissuader un agresseur potentiel de mettre à exécution ses menaces. Encore faut-il qu’ils soient soutenus par un discours sans failles : « le nucléaire ne dissuade que le nucléaire » est l’exemple type du discours à ne pas tenir. S’interdire ouvertement un champ de réponses à des menaces revient à signaler à un perturbateur un ou des modes d’action privilégiés. Or, dans un système dissuasif cohérent, tout agresseur potentiel doit lire sa propre condamnation, immédiate ou à terme, dans son action initiale. N’est-ce pas là le critère à prendre en référence, lorsqu’il faut définir les moyens politiques et techniques de préserver la paix ? ♦