L'auteur, de l’Académie de marine, ancien commandant de l’École supérieure de guerre navale, est depuis longtemps un fidèle de notre revue et est intervenu brillamment lors de certains de nos colloques. Poursuivant ses réflexions sur la géostratégie, il a prononcé, devant les auditeurs du groupe « défense » des Arts et Métiers, une conférence sur ces menaces nouvelles qui nous guettent et que nous devrions sérieusement prendre en compte pour définir une politique de défense cohérente.
Des menaces nouvelles ?
Devant le « silence » qui s’est emparé de la plupart des organismes qui traitent de défense dans les pays occidentaux, il semble qu’il faille chercher au-delà de simples décisions de restrictions financières favorisées par la faiblesse apparente de la CEI et la conjoncture économique internationale. En effet, derrière cette pause n’y aurait-il pas la perception, consciente et inconsciente, que les menaces ont en réalité changé de nature par rapport aux siècles passés où leur fond était toujours le même : une menace militaire bien connue, que l’on n’hésitait d’ailleurs pas à faire peser sur les autres le cas échéant ? Dans cette hypothèse, les questions deviennent alors très importantes : quelle politique de sécurité ? quelle place pour le nucléaire ? quelle corpulence pour les armées ? quel service militaire ou national ? quel rôle dans l’intervention et l’humanitaire ?… toutes questions qui pour le moment ne trouvent pas de réponses.
C’est qu’en réalité tout a changé dans notre monde, non pas instantanément — cela fait plus de cinquante ans que ce changement courait le globe —, mais seule la constatation de l’implosion du système soviétique nous a enfin sortis d’un duel aveugle et réducteur qui cachait l’évolution générale de la planète. En schématisant à l’extrême, quitte à lui donner un aspect paradoxal, on constate que sous l’impact de l’évolution technologique et de sa prodigieuse accélération, et sous celui de l’accroissement considérable de la diffusion de l’information, nous sommes en train de passer d’une ère de la force et de la recherche de son augmentation, à partir de données essentiellement quantitatives et répétitives qui ont été indispensables à la construction de nos sociétés, à celle de l’intelligence et de son développement, où la qualité devient la caractéristique dominante. Cela ne se fait pas instantanément en tout point du monde, ni même en tout point d’une nation, et se traduit dans nos pays par un trouble intérieur grandissant, la sensation de dangers latents de toutes formes en provenance de l’extérieur et de menaces accrues par les effets de la décolonisation et de la pression démographique qui se manifestent dans un premier temps par « une anarchie culturelle » totale.
Une double civilisation
Pour saisir exactement ce qui est au fond de ce malaise, il est indispensable, pour nous Européens occidentaux, de changer notre image trop habituelle encore d’un monde terrien inoccupé, centré sur l’Europe, et désormais monopolaire. Cette conception, erronée, a été l’aboutissement d’un siècle de pensée stratégique inexacte, laissant de côté, comme sans intérêt, la plus grande partie du monde connu, pourtant découvert par cette même Europe, ce qui est pour le moins paradoxal ! Il est préférable de montrer le monde tel qu’il est, c’est-à-dire une monade de six milliards d’humains, fragmentée sur seulement 30 % de la planète en près de deux cents entités, les 70 % restants étant le domaine des océans, l’ensemble se présentant comme un bouillonnement de plus de cent cinquante États et non-États tiraillés par les tensions les plus diverses autour de trois foyers de stabilité et de développement : les États-Unis, la CEE et le Japon.
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