Reddition sans conditions
Parlant de l’exigence de reddition sans conditions exprimée par les Anglo-Américains en 1943, Churchill écrit dans ses Mémoires : « Ces mots ont fait naître des difficultés qui seront certainement discutées pendant longtemps encore. Toute une école, tant en Angleterre qu’aux États-Unis, prétend qu’ils prolongèrent la guerre et firent le jeu des dictateurs en poussant leurs armées et leurs peuples au désespoir. Je ne suis pas, quant à moi, de cet avis. Néanmoins, comme ma mémoire s’est montrée parfois défaillante, il est bon d’établir les faits tels que les rapportent mes archives. »
C’est à l’aide d’autres témoignages encore, et pas tous concordants, qu’il est utile d’établir non seulement comment fut conçue et rendue publique cette clause mémorable, mais par quelles vicissitudes elle dut passer jusqu’à la victoire finale, quelle influence elle exerça sur l’évolution et la durée de la guerre, dans quelle mesure elle est à l’origine de problèmes délicats qu’il faut aujourd’hui résoudre. Ce n’est, d’ailleurs, pas en Amérique et en Grande-Bretagne seulement qu’elle est l’objet de fréquentes discussions. En Allemagne, où on avait, après 1919, prétendu n’avoir mis bas les armes que sur la promesse d’une stricte application des quatorze points de Wilson, on affirme maintenant que c’est en raison seulement de l’inconcevable exigence de reddition sans conditions que la guerre fut poursuivie jusqu’à la défaite totale. En France même, journaux et périodiques y font de fréquentes allusions. Les projets de réarmement de l’Allemagne, la mansuétude, quelque peu contrainte, des vainqueurs à l’égard des vaincus, la mise en liberté de coupables de crimes de guerre, les encouragements à la politique de « compréhension », des faits analogues en ce qui concerne le Japon, donnent un cachet d’actualité à ce fragment d’histoire, encore mal connu et controversé, de la deuxième guerre mondiale. Un thème parfois exprimé et souvent sous-entendu peut tenir en quelques mots : Fallait-il être si intransigeant alors pour être si vite accommodant après ? La conduite de la guerre a pour premier objectif la victoire militaire. Pour obtenir celle-ci, les armées, les populations, font les plus grands efforts, s’imposent les plus lourds sacrifices. Mais l’homme d’État doit-il se laisser obséder par cette tâche, pour primordiale qu’elle soit, par la punition qu’il entend infliger à l’ennemi, au point de ne pas voir au-delà, de perdre de vue les conséquences mêmes de la victoire qu’il convoite et les conditions hors desquelles la paix retrouvée ne sera ni durable ni telle qu’il l’avait conçue ? Si, les combats ayant pris fin, le vainqueur doit renoncer, pour reconstruire la paix, à ce qu’il exigeait de l’adversaire durant les hostilités, les survivants s’interrogent sur les mérites de l’intransigeance et la portée de la punition.
Mais revenons à 1943. Le 24 janvier, dans le jardin d’une villa de la banlieue de Casablanca, les journalistes spécialement convoqués viennent d’apprendre que Roosevelt et Churchill sont là depuis dix jours. Après avoir assisté à la spectaculaire poignée de main qui doit réconcilier de Gaulle et Giraud, et pris connaissance du communiqué officiel faisant le bilan de la conférence, ils sont invités à écouter les déclarations des deux chefs de gouvernement. Roosevelt parle le premier, très simplement : « Nous lutterons, dit-il, jusqu’à la reddition sans conditions de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon. » Pourquoi cette décision, apparemment la plus importante de la conférence, ne figurait-elle pas au communiqué officiel ? Roosevelt dira un peu plus tard, en évoquant un moment difficile de la guerre de Sécession : « Nous avions eu tant de mal à mettre d’accord ces deux généraux français que je me disais en moi-même : cela a été aussi difficile que d’organiser la rencontre entre Grant et Lee. Et puis, tout à coup, la conférence de presse a commencé sans que Winston ni moi n’ayons eu le temps de nous y préparer. Je me suis souvenu brusquement qu’on avait appelé Grant le vieux « Reddition sans conditions » et, sans que j’aie pu m’en rendre compte, c’était dit ».
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