À propos de l'article de l'amiral Castex, « L'Afrique et la stratégie française » de mai 1952.
Correspondance - L'Afrique et la stratégie française
Dans un article intitulé « L’Afrique et la stratégie française », paru dans le numéro de mai 1952, l’amiral Castex tente de démontrer l’inanité des raisonnements pour justifier l’armistice de juin 1940.
L’amiral Castex cite H. Rougier : « l’armistice de 1940 a sauvé l’Afrique du Nord et, par conséquent, facilité les débarquements ultérieurs (novembre 1942) des alliés dans cette région et ce fut, de la part de l’Allemagne, une erreur capitale que d’y consentir » ; et répond :
— qu’il saute aux yeux que l’Afrique du Nord eût été pareillement sauvée par la continuation de la lutte ; que le débarquement allié, s’effectuant en terre amie, eût été infiniment plus facile ; que l’armée française aurait reçu de ses alliés le matériel et les munitions qui faisaient totalement défaut en Afrique du Nord ; que l’Allemagne n’aurait pas pu faire fonctionner la gigantesque pince qui aurait encerclé notre Afrique du Nord : par la Tunisie avec les Italiens, par le Maroc avec l’aide espagnole ; que l’Espagne était réticente à s’engager franchement dans les rangs de l’Axe (il en est pour preuve l’entrevue de Berlin du 28 septembre 1940 où l’on peut mesurer toute la froideur des relations entre Allemands et Espagnols, puis celle de Berchtesgaden du 18 novembre 1940, où les Espagnols résistent à Hitler qui les presse d’entrer dans la guerre) ; que le 21 avril 1943, le Führer n’osa pas pénétrer en Espagne pour prononcer contre Gibraltar et le flanc gauche des Alliés la grande attaque qui s’imposait.
Pour juger de l’utilité de l’armistice 1940, ne convient-il pas de se reporter à cette même période de 1940 ? Car les événements des 28 septembre et 18 novembre 1940, invoqués par l’amiral Castex pour soutenir sa thèse, se sont développés sous l’influence de la résistance anglaise et de l’aide américaine à la Grande-Bretagne. L’offensive aérienne contre l’Angleterre date du 9 août 1940 ; le 14 septembre, Hitler a perdu tout espoir de vaincre l’Angleterre et renvoie au printemps suivant sa grande offensive. Le 3 septembre 1940, la Grande-Bretagne reçoit 50 destroyers des États-Unis, sans compter les avions de chasse et les bombardiers destinés primitivement à la France. Franco peut déjà prévoir l’alliance des peuples anglo-saxons, toujours unis devant un danger sérieux.
Revenons au début de juillet 1940, au moment où les troupes allemandes avaient atteint en force la Bidassoa. Franco fit-il un geste militaire pour marquer son opposition à une traversée éventuelle du territoire espagnol par les mêmes chars qui l’avaient aidé dans sa guerre civile ? Ne revendiquait-il pas à nouveau Gibraltar le 19 juillet 1940 ? Il est probable que, si, en juillet et en août 1940, alors que la bataille d’Angleterre n’était pas encore perdue par l’Allemagne, Hitler lui avait demandé l’autorisation de transit, pour ses troupes à destination de Gibraltar, puis du Maroc français, le dictateur espagnol ne l’eût pas refusée. À ce moment précis, l’Allemagne était victorieuse et l’on voyait mal par qui et quand elle pourrait être vaincue. N’avait-elle pas déjà obtenu d’un pays neutre, la Suède, l’autorisation de transiter des troupes et du matériel militaire à destination de la Norvège ? Le projet de s’emparer de Gibraltar (plan Félix) a été suggéré le 28 septembre 1940 seulement par l’amiral
Raeder, après l’ajournement par Hitler, le 14 septembre 1940, du plan Seelowe (invasion de l’Angleterre), en raison de l’insuffisance de sa préparation. Si l’opération Félix ne germa pas plus tôt dans les esprits allemands, c’est que rien ne la justifiait : ni la présence du gouvernement français en Afrique du Nord, ni celle d’unités fortement armées susceptibles de continuer la lutte. L’amiral Raeder insista à nouveau en novembre 1940 sur la nécessité d’obturer Gibraltar. Il fut en opposition à ce sujet avec l’OKW qui sut détourner l’attention d’Hitler vers la Grèce et les Balkans.
Il semble donc que le moindre argument eût pu faire pencher la décision de Hitler en faveur de l’opération Félix. Cet argument aurait pu être, sans aucun doute, la détermination du gouvernement français de continuer la lutte en Afrique du Nord.
Le plan Félix fut néanmoins étudié. Prêt à la fin novembre 1940, Hitler l’ajourna le 11 décembre 1940, en raison de la situation en Libye (offensive Wavell) qui nécessita l’envoi de formations de la Luftwaffe pour fermer le canal de Sicile. Enfin, le 18 décembre, Hitler prit la décision d’attaquer la Russie. Une telle décision signifiait le renoncement au plan Félix et l’abandon de la bataille de l’Atlantique.
Il est exact que Franco, en décembre 1940, fit des difficultés pour laisser passer des troupes allemandes sur son territoire et répondit à Hitler qu’il voulait attendre que la Grande-Bretagne fût sur le point de s’effondrer. Mais, à cette date, Hitler avait perdu la bataille d’Angleterre, était en difficulté avec Moscou, orientait son activité vers les Balkans (invasion de la Roumanie le 7 octobre, attaque de la Grèce par l’Italie, le 28 octobre) et se détournait de l’Atlantique.
Ce que Franco aurait pu accorder, en juillet et en août 1940, devant l’avance foudroyante des divisions allemandes, il était logique qu’il le refusât, six mois plus tard, devant le raidissement de la résistance anglo-saxonne, l’extension du conflit, l’aide américaine, prélude à la Loi prêt-bail promulguée le 11 mars 1941.
On ne voit pas non plus qui, parmi les Allies, aurait pu fournir en juillet et en août 1940 aux quelques unités demeurées en Afrique, démunies de tout, les armes, le matériel, l’essence, les équipements et munitions indispensables pour combattre des divisions blindées allemandes ? Car toutes les formations aptes au combat avaient été rappelées en France en mai et juin 1940. Sans doute, aurait-on pu récupérer des hommes fin juin 1940 et les envoyer en Afrique. Rappelons-nous la valeur des divisions reconstituées en Normandie avec les unités embarquées à Dunkerque. Qu’ont-elles fourni comme éléments combattants et quel fut leur rôle du 4 au 25 juin ?
La « gigantesque pince », dont parle l’amiral Castex, pour faire tomber notre Afrique du Nord, était parfaitement réalisable ; elle n’avait pas à être gigantesque : il n’y avait rien à battre. Il est admis que Gibraltar, pris à revers, serait tombé très rapidement, l’Angleterre n’ayant pas trop de tous ses moyens pour défendre la métropole. La campagne d’Afrique du Nord aurait été, dès lors, une simple promenade ; la flotte anglo-française n’aurait pu s’opposer au franchissement du détroit par quelques divisions allemandes. D’ailleurs, une seule branche de la « pince » par la Sicile et la Tunisie aurait, sans doute, suffi à faire tomber l’Afrique du Nord ? Il n’eût plus été question d’un front en Libye qui fut surtout alimenté par la voie méditerranéenne. Malte isolée n’aurait pu résister longtemps ; l’île n’a-t-elle pas failli tomber sous les coups de l’aviation allemande en mai 1941, puis au printemps 1942 ? Quant à la Turquie, isolée, on peut penser qu’elle, aussi, eût cédé à toutes les exigences de von Papen.
Ainsi les alliés doivent se féliciter qu’Hitler ait entrevu trop tard l’importance de Gibraltar qu’une résistance en Afrique du Nord aurait pu lui révéler dès juin 1940.
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Toutes ces considérations ne diminuent en rien l’importance de l’Afrique du Nord dans la défense de l’Europe occidentale. Au contraire ! Et nous partageons l’avis de l’amiral Castex quand il conclut : « L’Afrique française, équipée rationnellement, est très bien placée pour nous permettre de lutter, selon les éventualités, soit avec l’appui de la mer contre un perturbateur continental européen, soit avec l’appui du continent contre un maître de la mer étranger à l’Europe de terre ferme… De toute manière, nous avons la stricte obligation de nous maintenir sans faiblir, fermes comme des rocs, dans la partie de l’Afrique qui est la nôtre et qui est susceptible de jouer un si grand rôle dans notre stratégie générale. » Mais le bastion africain ne vaudra, demain comme hier, que s’il est organisé ; une défense à cet échelon ne s’improvise pas. ♦