L'expression des militaires
« Je n’ai jamais refusé la publication d’un article ou d’un livre et je n’ai pas l’intention de le faire, mais il y a des règles sur le devoir de réserve qui existent et que je me suis borné à rappeler, regrettant même que sur les questions stratégiques, on ne sente pas un jaillissement d’idées. Je souhaite que par le biais des fondations, les officiers puissent s’exprimer ». Ainsi parlait à l’occasion de la cérémonie des vœux le ministre de la Défense en janvier 1992, illustrant une nouvelle fois l’épineuse question de l’expression des militaires. Cette limitation qui relève de ce qu’il est convenu d’appeler le cantonnement juridique des militaires, comme l’avait ainsi nommé le doyen Hauriou au XIXe siècle, s’inscrit dans une longue tradition de « grande muette ». Même si on trouve sous l’Ancien Régime, notamment à l’occasion des démêlés de Vauban avec Louis XIV au sujet de la révocation de l’édit de Nantes, une illustration des difficultés à concilier la liberté d’expression avec l’exercice du métier militaire, c’est surtout à partir de la Révolution que les restrictions à l’expression des militaires vont être instituées. « Le loyalisme des militaires entraîne obligatoirement leur passivité politique », est un principe qui naît à cette époque et que l’on retrouve dans l’article 12 du titre IV de la Constitution de 1791, repris successivement par les Constitutions de l’An I, de l’An II, de l’An VIII et de 1848, à savoir que « la force publique est essentiellement obéissante ; nul corps armé ne peut délibérer ».
De l’introduction de la notion d’autorisation préalable par le maréchal Soult en 1841 au décret du 1er avril 1933 pris à l’initiative du général Gamelin, qui détaille les limitations apportées à l’expression des militaires, en passant par l’ordre général très restrictif du ministre de la Guerre du 21 octobre 1871, l’histoire de l’expression des militaires est émaillée d’une série de limites apportées à l’exercice de cette liberté ; paradoxalement cette tendance constante au cantonnement n’a pas empêché l’émergence de périodes libérales permettant à un Lyautey ou à un de Gaulle de s’exprimer assez librement sur des sujets tenus jusqu’alors comme quasi interdits aux militaires ; en vérité, ces épisodes, pour célèbres et rares qu’ils soient, s’assimilent beaucoup plus à l’exception qui confirme la règle.
Cette évolution est-elle spécifique à la France ? Pour répondre à cette question, un regard sur la situation actuelle dans les pays occidentaux est nécessaire : nous avons d’un côté les armées des pays de l’Europe du Nord (Belgique, Pays-Bas, Allemagne) qui évitent le plus possible le cantonnement juridique en développant au sein de l’institution militaire un maximum de libertés et en appliquant au mieux le principe proclamé en Allemagne : « Autant de libertés que cela est possible, autant de restrictions que cela est nécessaire » ; de l’autre côté, les armées des pays de l’Europe du Sud (Italie, Espagne et France) qui s’en tiennent à un confinement juridique rigoureux des militaires par des restrictions à la liberté d’expression ; enfin entre les deux, le dispositif adopté par les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui associe le pragmatisme dans l’exercice de ce droit avec un appareil juridique relativement contraignant.
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