Forum du Conseil national des ingénieurs et des scientifiques de France (CNISF), 6 et 7 mai 1994.
Parmi les colloques - Table ronde sur les métiers de la défense
Pour la communauté des ingénieurs et des scientifiques français, la défense offre l’occasion d’exercer, sous des statuts publics ou privés, tous les types de métiers et toutes les spécialités techniques. Cependant, ce secteur d’activité est en crise : l’emploi s’y effrite, là comme ailleurs. Une table ronde, tenue au sein du forum du Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France de mai 1994 sur l’emploi, a voulu éclairer tous ceux qui souhaitent commencer ou continuer à travailler dans le secteur défense.
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M. Yves Couchet, directeur général adjoint de DCN International, s’est attaché à montrer l’évolution de la pratique des métiers traditionnels.
En premier lieu, il a rappelé que le Livre blanc prévoyait de privilégier des techniques et des technologies nouvelles. Il a ensuite illustré l’évolution accélérée des modes de développement et de production industriels. Il en est ainsi de l’utilisation de technologies duales : le domaine civil — par exemple dans le secteur des ordinateurs — apporte désormais des outils tout développés au domaine militaire. Ce dernier, en se concentrant — par exemple sur la sécurisation des machines — apporte à son tour des solutions au domaine civil.
L’extension de la production modulaire, dans la construction navale comme dans l’aéronautique, a entraîné un développement de l’organisation et de la coordination logistique. C’est le cas, en particulier, des grands projets européens — comme la frégate Horizon — qui demandent aux individus de s’intégrer dans des équipes multinationales, donc de connaître les cultures étrangères.
Enfin, on a de plus en plus besoin de l’ingénieur pour « éplucher » des contrats, discuter de répartition du travail et de compensations, mettre en place des transferts de technologies et des montages financiers. Le métier d’ingénieur évolue en se pratiquant désormais dans un environnement de plus en plus complexe, multinational et multidisciplinaire.
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M. le général Pichot-Duclos, directeur du département Intelco du groupe Cogepag et ancien directeur de l’École interarmées du renseignement et des études linguistiques, a ouvert la voie vers de nouveaux métiers.
À la situation géo-économique créée par la disparition du Pacte de Varsovie, s’ajoute une nouvelle donne technique. Les menaces qui pèsent sur l’entreprise se sont considérablement durcies — depuis l’espionnage industriel jusqu’aux menaces sur les sites, les personnes, les produits et la réglementation — et se répercutent sur l’information elle-même (rumeurs, désinformation, etc.).
C’est le domaine de l’« intelligence économique » (1) où la défense peut transférer sa culture du renseignement (techniques, méthodes, connaissances, personnes) vers les groupes économiques civils. L’ingénieur, grâce à sa formation, sera un des acteurs majeurs de cette nouvelle donne humaine et professionnelle. Il y participera de manière légaliste et sans complexe.
Il faudra aussi que les entreprises s’organisent pour que leurs informations puissent conserver cette proportion classique de 90 % d’informations ouvertes — disponibles et légalement accessibles — et 10 % d’informations fermées, car confidentielles.
À l’enrichissement fonctionnel des métiers existants, de nouveaux vont devoir s’ajouter : par exemple, directeur ou animateur de l’intelligence économique, analyste et diffuseur de l’information filtrée, administrateur des informations, spécialiste de la protection de l’information, juriste spécialisé, courtier d’information, formateur, etc.
Un nouveau volet de la stratégie de guerre économique de l’entreprise, à la fois défensif et offensif, devra relier le savoir et le savoir-vendre. Un enseignement spécifique doit se développer dans ce sens.
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Pour mieux cerner les formations qui conviendraient, M. Jacques Caumartin, directeur de l’Institut supérieur d’électronique de Paris (Isep) et ancien directeur de branche à Thomson-CSF, examine les facteurs qui caractérisent l’évolution économique de la défense.
L’amorce de la réflexion est la contraction des marchés qui a conduit à la régression des industries de défense, sauf en Chine et au Japon. Maintenir l’emploi est déjà difficile dans le seul contexte français. Pour en créer de nouveaux, il faut donc exporter.
Trois domaines de formation, correspondant à trois critères de réussite majeurs dans ce contexte, sont à associer plus étroitement : les techniques de l’ingénieur et les méthodes d’organisation afin d’optimiser les coûts de production ; l’expression de besoins adéquats en termes opérationnels ; les techniques commerciales pour optimiser le financement.
Il est d’abord important de savoir réduire les coûts des matériels. En tant que maîtres d’œuvre, nos industries de défense doivent faire évoluer, encore plus qu’auparavant, la gestion des projets, les méthodes de conception, de développement et d’industrialisation, les choix de technologies, l’organisation de la production.
Connaître, voire créer des besoins, pour accroître ses parts de marché dans la défense relève du domaine d’un marketing spécifique. Il passe par une veille, industrielle et étatique, sur tous les conflits qui, malheureusement, ne cessent de se dérouler. À titre d’exemple, l’État d’Israël est maître en ce domaine !
Le marché de la défense est aussi un « marché de coup », mûri après des années de préparation.
Le potentiel de nos industries de défense est très important. Les restructurations à envisager ne doivent pas détruire les compétences. Le Livre blanc témoigne bien de notre volonté d’en maintenir les parties vitales. Cependant, la culture d’entreprise, dans la défense, doit savoir évoluer pour réagir plus vite aux demandes et adapter nos produits. Un effort certain de réflexion, pour une véritable formation à la vente à l’exportation de matériels de défense et de sécurité, est donc indispensable.
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La table ronde « défense » a ouvert des portes mais n’a pas figé de solutions.
Métiers, technologies et modes de travail pratiqués dans les secteurs d’activité industrielle civile apportent désormais beaucoup aux secteurs de la défense militaire. L’apport de celle-ci aux secteurs civils reste important, car toutes les entreprises ont désormais besoin d’adopter une attitude de défense économique.
Il faudra être imaginatif pour mieux exporter et mieux coopérer, mais aussi pour protéger plus efficacement notre patrimoine. La culture de défense, en s’étendant à toutes les entreprises — notamment petites et moyennes — et à tous les individus, protégera les emplois et en créera de nouveaux. ♦
(1) Voir les articles du général Pichot-Duclos dans Défense Nationale, décembre 1993 et janvier 1994, ainsi que celui de Michel Varlet dans le n° de juillet 1994.