Débats
• L’expansion des grandes religions se voulant universelles et nous assurant détenir la vérité conduit au prosélytisme et à l’intolérance : ne pourrait-on considérer comme critère de tolérance le respect des droits de l’homme et de sa dignité ?
Un philosophe américain, Fukuyama, a naguère considéré que nous en étions à la fin de l’histoire. Or, la renaissance islamique et la fin des idéologies politiques n’annoncent-elles pas au contraire un rebondissement de l’histoire avec d’inquiétants soubresauts ?
Il existe des différences qualitatives aujourd’hui dans l’approche qu’ont les religions à l’égard du prosélytisme, mais ces différences passent essentiellement par elles. Dans l’islam indien, extrêmement complexe, on retrouve deux composantes qui sont à son origine : une composante aristocratique qui fait mouvement vers tout ce qui reste de bouddhisme dans la société indienne et qui par conséquent conduit à une approche syncrétique et tolérante de l’hindouisme ; en même temps il y a dans l’islam indien une intolérance très vive provenant de sa composante populaire. À Delhi par exemple, l’islam est la religion du pauvre, des hors caste, des parias qui mènent une djihad qui n’est pas territoriale mais sociale. On ne trouvera pas dans l’islam ce qui distingue ce respect de la personne humaine qui a été placé à un très haut niveau dans l’histoire de l’Inde et ce qui porte au fanatisme ou à la violence emmagasinée dans cette société indienne. Ce qui va décider des choses, c’est une évolution politique globale. Si par exemple, demain, le Pakistan bascule dans un islamisme militaire fort avec une affirmation nucléaire, nous aurons une guerre de religion en Inde aux potentialités monstrueuses. Si le Pakistan réussit sa mutation, nous aurons peut-être un dépassement de la séparation. Des affaires comme Rushdie, Nasreen, tournent toujours autour du rôle des musulmans dans la société indienne : ce sont des symptômes de ce qui se joue. En conséquence, cette notion du respect de la personne humaine est fort variable.
Quant à l’idée de la fin de l’histoire ou de son « rebroussement », la menace islamiste est très sérieuse pour les musulmans : c’est le monde musulman aux prises avec sa réforme et il faut qu’il sorte de ce combat avec le démon. Est-ce que l’islamisme est une menace à l’échelle mondiale ? Je ne le crois pas, car il n’est pas fondé sur un vrai prosélytisme, mais plutôt sur un retour sur soi-même. En revanche, il existe un intégrisme américain et qui est une sorte de réaction à la fin de la guerre froide (ce parti de Dieu qui est en train de naître). L’erreur de Fukuyama est de penser que l’Occident est un point fixe et que le mouvement relatif n’affectait que les zones communistes ; or c’est faux. Nous voyons que nous sommes autant chavirés par la fin de ce monde que l’Est l’a été ; et l’Amérique est le pays chaviré où se présentent des forces religieuses, profondément xénophobes, hostiles au rôle actuel des États-Unis et qui ont de la sympathie pour l’islamisme, parce que ces mouvements y trouvent des similitudes de situation et parce que l’islam a été utile contre le communisme. Il y a l’ancienne habitude d’un certain nombre de centres de décision aux États-Unis de travailler avec un islamisme anticommuniste violent et de nature séoudienne, ce qui les conduit aujourd’hui à sous-estimer cette menace pour le monde musulman et donc à faire alliance avec lui : le blocus de l’Irak est un exemple de cette politique.
Certes, les droits individuels sont intéressants, il faut les défendre, mais ce n’est pas un absolu ni une religion, et la question est d’autant plus complexe que s’y ajoutent des droits sociaux. Pour ce qui est des musulmans, ils parlent moins de liberté individuelle que de liberté des communautés.
• La présentation que M. Christitch a faite du conflit yougoslave diffère substantiellement de la thèse généralement avancée selon laquelle on a affaire à la volonté serbe de réaliser ses ambitions.
Il y a dans ce conflit un aspect religieux, surtout présent dans la communauté musulmane, alors que Serbes et Croates se sont éloignés de leurs pulsions religieuses : le fait national prime le fait religieux. En ce qui concerne la cause de ce conflit, elle réside dans la dislocation sauvage de la Yougoslavie sans aucune procédure permettant l’application du principe d’autodétermination.
• Le courant fondamentaliste n’est pas localisé dans un pays ou un autre, il est transnational ; or il est appuyé par d’une part l’Iran avec l’arme idéologique et d’autre part l’Arabie Séoudite qui dispose de l’arme pécuniaire ; mais ces deux pays sont eux-mêmes en confrontation, alors comment s’ajustent leurs aides ?
Ce sujet divise aussi bien la société iranienne que la société seoudienne ; assistera-t-on dans les cinq à dix années qui viennent à une union des forces intégristes sunnites et chiites, ou assistera-t-on, sous la montée de l’intégrisme sunnite, à un repli de l’Iran sur une politique plus nationale ? Aujourd’hui l’Iran n’est plus le seul État islamiste, il est relayé par le Soudan, et surtout la virulence du mouvement islamiste ailleurs est en train de faire passer le flambeau à des mouvements sunnites. Il existe en Iran une tendance centro-persane qui considère avec une certaine crainte la naissance des divers mouvements intégristes, alors qu’une autre tendance souhaite la réunion des sunnites et des chiites à la faveur de cet essor de l’intégrisme. Quant à l’Arabie Séoudite, son rôle est encore plus ambigu : une partie des Séoudiens continue avec obstination d’appuyer les mouvements intégristes sunnites, non pour gêner autrui, mais parce que cela correspond à leur conviction ; d’autres voient dans le financement des mouvements islamistes une police d’assurance pour protéger les lieux saints et la monarchie ; un troisième groupe souhaite au contraire rompre avec les mouvements islamistes et jouer le rôle d’allié Fidèle des États-Unis en vue de soutenir le processus de paix au Proche-Orient et d’affermir le régime égyptien.
• Si l’islamisme algérien est négatif, dangereux, peut-on envisager de trouver une solution en négociant avec lui, comme il a été préconisé ?
La situation actuelle de l’Algérie ne peut pas être comprise si on ne considère pas les aspects fondamentaux, les comportements et les réactions de la société algérienne. Il serait inexplicable que la vague islamiste n’ait pas gagné sans prendre en compte ce qu’est l’attitude de la société algérienne et sa résistance farouche à l’islamisme. On ne saurait perdre de vue que c’est par un comportement quotidien que la société algérienne fait échec à l’islamisme. Souvenons-nous qu’au temps de la guerre d’Algérie, nous avions déployé sur place 450 000 hommes appuyés par 100 000 supplétifs adossés à un million d’Européens et face à 9 millions d’Algériens. Aujourd’hui il y a 27 millions d’habitants en Algérie et les forces armées comptent environ 165 000 hommes, dont il n’est pas possible de mettre en œuvre sur le terrain plus de 60 000. Tout le monde comprend dès lors qu’avec de tels effectifs il n’est pas possible de contrôler une population et le territoire ni même le quadriller. Il n’y aurait aucune chance de pouvoir résister à un mouvement de fond emportant une large part de la population avec de tels moyens. La résistance à l’islamisme est donc le fait de la société algérienne, même si certaines catégories ont été convaincues, mobilisées, par les groupes islamistes. L’Algérie de 1995 n’est plus celle de 1991, époque à laquelle l’islamisme fut une manifestation du rejet de l’ancien régime. Aujourd’hui, la société algérienne a gardé ses distances avec la censure du FLN et le pouvoir des militaires, mais sans abonder pour autant dans le sens de l’islamisme, et elle lui résiste quotidiennement en dépit des assassinats et des massacres commis en son nom ; c’est la marque la plus palpable du comportement d’une société. La caractéristique de la situation est que ces forces civiles ne sont pas incarnées par un pouvoir politique mobilisateur. Quand cela changera, ce sera un tournant décisif dans l’histoire du pays, mais en tout état de cause il ne peut y avoir d’élan démocratique avec le mouvement islamiste, car en théorie comme en pratique, en paroles comme en actes, il refuse cette éventualité et à cet égard une négociation n’aurait pas plus d’objet que, lors de la guerre de Sécession, une négociation entre partisans et adversaires de l’esclavage, ou durant la guerre d’Espagne entre partisans et adversaires du fascisme.
• N’existe-t-il pas des causes culturelles à l’échec économique des pays musulmans, alors qu’il ne semble pas que le Coran fasse par lui-même obstacle au développement économique ?
Le Coran constitue d’autant moins un obstacle que les premiers siècles de l’islam ont été marqués par un formidable développement admiré par l’Occident. Lorsque Chardin a visité au XVIIIe siècle la Perse, il a dressé la liste des métiers à Ispahan : il y avait quelque trois cents spécialistes et, comparés aux métiers parisiens, ils n’avaient pas toujours le dessous. À l’époque, la France et l’Angleterre se disputaient l’Inde à cause des « indiennes », ces étoffes produites en grande quantité et de meilleure fabrication que les nôtres. Il n’y a pas d’effets directs entre un système religieux et une économie. Les raisons des échecs constatés proviennent de circonstances locales dont l’appréciation nous échappe très souvent.
On ne peut sans abus associer Occident et développement : il y a le Japon et certains pays musulmans comme la Malaysia qui est aujourd’hui l’un des jeunes « tigres » et qui ne pâtit d’aucun blocage culturel. Les Japonais, dans la mesure où ils sont une puissance économique, sont exactement une puissance occidentale si on entend par Occident les gens qui sont dans la suite de Newton, de Galilée, de Leibnitz, etc. La technologie moderne est occidentale et il est souhaitable qu’un jour cette synonymie entre Occident et développement s’efface. Ce jour-là le monde sera pluriculturel : jusqu’ici il ne l’est pas.
• Le Coran est présenté aujourd’hui comme une « dictée céleste », alors qu’à l’origine sa contingence historique était reconnue. Mahomet a prêché entre 612 et 632 date de sa mort ; ses successeurs ont noté des fragments de ses révélations et une première recension fut faite par Abou Bekr, puis par le khalife Osman vers 650, recension qui ne comportait que des consonnes, ce qui autorisait plusieurs lectures : six ou sept. Ce n’est qu’au VIIIe siècle que la prononciation fut fixée, mais les autres versions coraniques continuèrent longtemps à circuler. En fait, le Coran actuel ne daterait que de 1923, sous Fouad Ier roi d’Égypte.
Il est certain que mettre en œuvre la méthode historique en ce qui concerne le Coran pourrait rendre de grands services, comme ce fut le cas lorsque les sciences historiques furent appliquées à la théologie chrétienne. Quant au fond, il n’y a pas la moindre variation dans le contenu du Coran qui ne soit reflétée par des documents qui nous sont parvenus. Or, 70 sectes se sont disputées la primauté dans l’islam, mais jamais elles n’ont mis en cause le texte du Coran, et les plus extrémistes des chiites se contestent sur des voyelles ou des demi-syllabes ; le témoignage collectif total concernant le Coran remonte à l’origine de façon presque parfaite. Il n’en reste pas moins que son élaboration présente certains traits qui méritent la réflexion d’un méthodologue qui serait historien. Lorsque Osman publia sa version du Coran, il fit brûler les autres, ce qui provoqua la colère car jusqu’alors le Coran était récité par mémorisation, et dans toutes les religions il y a une grande différence de pratique et de dignité entre la parole véhiculée par le souffle humain et celle qui est lue dans un texte. Cela est encore plus vrai en islam où cette écriture était incomplète et imitée des juifs, puisqu’il y avait à l’époque à La Mecque une Thora écrite sur rouleau et qu’un des compagnons du Prophète savait lire.
• On a parlé d’un aggiornamento de l’islam ; il n’a pas eu lieu et il y a pluralité de l’islam : indonésien, philippin, maraboutique, africain ou arabe. La crise de l’islam aujourd’hui n’est-elle pas une répétition de celle qu’il a connue dès le XIIIe siècle où se sont manifestées des vagues fondamentalistes ?
Il y a crise parce qu’il n’y a pas d’autorité religieuse ; le croyant n’a pas de référence, surtout au sein du sunnisme. De plus, toutes les sociétés sont aujourd’hui profondément sécularisées et ce n’est plus la religion qui commande le comportement des individus. L’islam attire aujourd’hui dans la mesure où il promet un avenir séculier, de renverser l’ordre social en place et d’ouvrir la voie à de meilleures conditions de vie. Les musulmans mobilisent leurs valeurs traditionnelles afin d’atteindre des objectifs modernes. On a affaire à une lutte sociale prenant un caractère religieux, car on ne peut pas mener une lutte collective sans une idéologie.
• Que peut-on espérer du dialogue euro-arabe ? Peut-on espérer des résultats concrets de la prochaine conférence de Barcelone ?
Cette initiative va dans la bonne direction puisqu’elle cherche à établir un lien entre les groupes d’États sur les deux rives de la Méditerranée. Alors que l’Union européenne s’est tournée de manière très marquée vers l’Est, vers des États revendiquant leur appartenance à l’Europe historique, il est important de prendre conscience que les pays de la façade sud-méditerranéenne appartiennent à un monde étroitement lié à l’Europe. Toutefois, ce n’est ni le dialogue euro-arabe, ni le forum méditerranéen qui vont permettre à l’Europe d’exister dans les domaines des relations internationales qui intéressent en priorité les Arabes. Le fait que les Européens aient été absents à la conférence de Madrid, le fait qu’ils aient été marginalisés dans tout le processus diplomatique concernant le Proche-Orient, constituent une situation anormale. Non seulement les Européens n’étaient pas présents dans les négociations israélo-arabes, mais même dans les discussions annexes concernant les problèmes de sécurité, ils étaient considérés par les Américains comme des partenaires douteux ; et si lors de la conférence de Venise l’Europe a joué un rôle important, il n’en va plus de même, et il serait bon qu’elle puisse le retrouver. ♦