L'auteur traite de la dissuasion nucléaire, concept remis en cause par certains, mais qui reste pourtant le volet essentiel de notre politique de défense.
La dissuasion : un concept galvaudé
Août 1945, Hiroshima, une ville rasée, 80 000 victimes. Ce sinistre bilan n’était pas exceptionnel en soi. Quelques mois auparavant, Dresde et Tokyo avaient connu une catastrophe de même ampleur ; mais les conditions avaient été différentes. Les deux villes avaient subi chacune l’assaut de plusieurs centaines d’appareils, un assaut qui avait duré des heures, offrant ainsi au moins à quelques habitants une chance d’échapper au désastre et aux organismes de secours une possibilité, faible mais réelle, d’intervenir. À Hiroshima, tout s’est produit en une fraction de seconde, par l’explosion d’une bombe larguée d’un seul avion, ne laissant aux rares survivants qu’une possibilité, celle de constater l’anéantissement de leur cité.
L’instantanéité et l’ampleur du désastre couplées avec le faible volume des moyens mis en œuvre expliquent que l’arme nouvelle, l’arme atomique, soit devenue d’emblée synonyme de terreur. Il n’est pas possible d’aborder la question de l’arme nucléaire sans remettre en mémoire les images de cet événement d’août 1945.
Celui-ci était si énorme que les stratèges ont mis près de dix ans pour en mesurer les conséquences et définir des doctrines de défense à peu près cohérentes basées sur l’atome. Certains ont d’abord voulu voir dans la « bombe atomique » l’arme absolue, celle qui permettrait de réduire les guerres à leur plus simple expression en anéantissant d’un coup l’adversaire, par quelques frappes sur ses cités ou sur son corps de bataille. Douhet semblait pour une fois avoir raison. La possibilité réelle, voire la justification de l’emploi d’une telle arme, ne se laissait pourtant pas enfermer dans les schémas des guerres du passé. Comment exclure notamment l’hypothèse d’un conflit où chacun des deux adversaires disposerait d’une telle arme ? S’ouvraient alors des perspectives dont il devenait impossible de déterminer les caractéristiques. Notons que pendant la guerre de Corée la bombe atomique ne fut pas utilisée, alors que les Américains en avaient le monopole. Quant à la première doctrine Otan, celle définie en 1952 pour la défense de l’Europe occidentale, elle reposait exclusivement sur l’emploi d’armes classiques, selon un schéma hérité du deuxième conflit mondial.
La naissance de la dissuasion
La maîtrise de la fusion thermonucléaire au début des années 50 donnait l’accès à la puissance mégatonnique : 1 000 kilotonnes avec la bombe H contre à peine 15 avec celle d’Hiroshima ! L’événement était capital. Il imposait définitivement l’idée que l’arme nucléaire ne pouvait pas être une arme d’emploi comme les autres, mais qu’elle était capable de tirer tous ses effets de la seule menace de son emploi. Le concept de la dissuasion nucléaire était né.
Produit d’une capacité — celle de frapper avec des armes nucléaires — et d’une volonté — celle de déclencher la riposte si l’adversaire mettait en cause des intérêts nécessairement majeurs, compte tenu de l’énormité d’un tel engagement —, la dissuasion nucléaire a été à la base de toutes les stratégies de défense du monde occidental pendant la guerre froide. Ce fut vrai pour les États-Unis, pour la Grande-Bretagne et la France, pour l’Alliance atlantique elle-même. La puissance de l’arme atomique était seule à la mesure des enjeux et de la menace. Les Soviétiques tenaient d’ailleurs de leur côté le même raisonnement. Certes, ils ont longtemps affiché le plus grand mépris pour la notion même de dissuasion. Ils ne prétendaient parler qu’en termes d’emploi effectif de l’arme. Cela ne les a jamais empêchés de comprendre toutes les subtilités du concept de dissuasion, de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin… et de jouer sur leur propre potentiel classique et nucléaire pour nous intimider, c’est-à-dire pour nous dissuader. Cela veut dire qu’entre puissances nucléaires, par-delà les effets de tribune, on se comprenait parfaitement. Quant à la Chine, inquiète de la puissance de son grand voisin du Nord comme de celle des États-Unis, elle s’est empressée, elle aussi, de se donner des moyens de riposte nucléaire.
De tels propos ne signifient pas que les doctrines étaient les mêmes pour tous. Au contraire, le rôle des forces classiques dans de telles stratégies, les conditions d’emploi, ou de non-emploi, des armes nucléaires ont soulevé, et soulèvent encore, les débats passionnés que l’on sait. Ceux-ci ont porté surtout sur le rôle de ces armes nucléaires particulières, celles destinées à frapper les forces, armes appelées tactiques, préstratégiques, de théâtre, d’ultime avertissement ou d’ultime recours, selon les États considérés, les doctrines adoptées, voire l’humeur du moment. Les uns admettaient l’escalade, et même la bataille nucléaire ; d’autres s’y refusent tout net, conscients des désastres que pourraient causer de tels engagements et de l’affaiblissement de la dissuasion qui en serait la conséquence. Tel est en tout cas le point de vue officiel de la France. N’entrons pas dans les détails de ces débats qui perdurent. L’essentiel est de bien voir que le but était le même pour tous : trouver la meilleure façon de faire pour rendre crédible, aux yeux de l’adversaire, la menace de la frappe ultime, dévastatrice, celle de l’holocauste, afin que cet adversaire renonce à toute entreprise mettant en cause nos intérêts vitaux. Ainsi, pendant quarante années, nous avons joué, les uns et les autres, à nous faire peur, en déployant des forces, en montrant les dents dès lors que l’adversaire faisait mine de se montrer agressif. Les forces classiques avaient toute leur place dans de tels schémas : par leur engagement, il s’agissait de faire monter d’emblée les enchères et d’éviter ainsi le contournement de la dissuasion, au cas où l’adversaire aurait voulu se lancer dans des actions déstabilisatrices limitées, chacune d’elles se situant en dessous du seuil nucléaire, mais capables, par leur répétition, de mettre en doute notre volonté de riposte, voire de la paralyser. Le jeu était calculé, contrôlé, rationnel ; il était redoutable car notre survie en dépendait. Il fut bien conduit. On en sait le résultat.
La dissuasion galvaudée
L’histoire a basculé en cette fin des années 80 avec la désintégration de l’Union Soviétique, l’unification de l’Allemagne et la fin de la guerre froide. L’Europe a retrouvé sa dimension historique. La menace qui a pesé sur nous pendant quarante années n’est plus. Certes les armes de destruction massive n’ont pas disparu pour autant. Nous en redoutons même la prolifération, une prolifération que nous ne sommes pas certains de pouvoir maîtriser. Dans ces conditions, la dissuasion nucléaire reste pour nous une nécessité, un impératif, même si, dans le nouveau contexte, des évolutions s’imposent quant à la façon de l’assurer. Nous y reviendrons.
Reconnaissons cependant que le nucléaire s’inscrit désormais sur un fond de tableau qui a pris du recul. Nos préoccupations du moment sont de nature différente. Elles trouvent leur source dans le développement de l’instabilité dans le monde, une instabilité sur fond de problèmes économiques, démographiques, ethniques ou religieux qui n’épargnent même pas notre continent, ce qui est nouveau. Crises et conflits se multiplient un peu partout, événements mineurs en général au départ mais toujours susceptibles de déraper par escalade. Dans la mesure où ces désordres mettent en cause nos intérêts, nous sommes amenés à intervenir militairement, seuls ou avec d’autres partenaires, pour tenter de calmer les choses, de restaurer ou d’imposer la paix. Une telle stratégie d’intervention n’est certes pas une nouveauté pour nous : depuis les années 60, nous n’avons pas cessé de guerroyer outre-mer pour rétablir des équilibres en voie de se rompre, notamment en Afrique. Nos forces aériennes, de combat et de transport, y ont fait la démonstration de leurs capacités et de l’importance de leur rôle. Nous avons su aussi croiser le fer, quand et là où il le fallait, car nous étions maîtres du jeu.
Aujourd’hui, cette stratégie prend une nouvelle forme dans la mesure où il s’agit de s’interposer entre des factions ou des ethnies qui ne songent qu’à s’étriper. Elle s’inscrit le plus souvent dans le cadre plus complexe de l’Onu, organisation très sollicitée depuis la fin de la guerre froide avec la disparition du veto quasi systématique de l’Union Soviétique au Conseil de sécurité. Aujourd’hui comme hier cependant, point question de nucléaire dans les conflits en cause où l’on se bat au canon sans recul, au fusil à lunette, à la Kalachnikov, voire à la machette comme au « bon vieux temps ». Cependant, si la dissuasion nucléaire n’a rien à voir dans nos interventions, constatons que l’on ne cesse d’évoquer à tout bout de champ la dissuasion, qui ne peut être alors que « classique », et que l’on agit de plus en plus comme si cette dissuasion-là avait les vertus de l’autre. Ainsi galvaudé, le concept de dissuasion perd de sa rigueur et de sa vigueur. L’emploi de plus en plus fréquent de ce mot dans les discours politiques et diplomatiques remonte de fait aux premières années 80 ; il s’agissait sans doute de ne pas donner trop de résonance dans l’opinion publique à la stratégie d’action que nous conduisions outre-mer. Aujourd’hui, dans le nouveau contexte évoqué, la dissuasion tend à servir d’alibi à l’inaction. On en sait le résultat. Nous ne saurions en être surpris. L’histoire nous a en effet abondamment montré que la dissuasion « classique » — c’est-à-dire celle basée sur la seule menace de riposte avec des armes classiques — a rarement été efficace face à un adversaire agressif et décidé à en découdre. Une telle dissuasion a encore moins de chances d’être efficace dès lors que nous défendons des intérêts, importants certes, mais non vitaux, au sens propre du terme. Elle a encore moins de chances d’être efficace si l’on se contente de démonstrations de forces sans suites, d’envois de signaux sans vigueur, de mises en demeure sans cesse reportées.
C’est pourtant ce que nous constatons aujourd’hui (1) en Bosnie et, d’une façon plus générale, là où nous intervenons dans ces missions dites du « maintien de la paix », sous égide de l’Onu, là où nos soldats sont censés ne pas être des combattants mais en quelque sorte des secouristes et des « gardiens de la paix », alors que la paix n’existe pas… L’absence d’objectifs politiques clairement affichés dans ce genre d’interventions, la complexité des chaînes de commandement, le flou dans la répartition des responsabilités entre échelons politiques et militaires constituent autant de circonstances aggravantes… Tout cela a été maintes fois dénoncé, y compris dans notre propre Livre blanc. Dans un tel contexte en tout cas, on comprend qu’il soit plus facile de gesticuler que d’utiliser la force, d’où l’engouement parfois constaté au niveau politique pour ce genre de dissuasion classique qui n’en est pas une.
Paradoxalement, la guerre du Golfe n’a pas arrangé les choses. L’ère de l’après-guerre froide s’est ouverte pourtant sur un conflit où l’emploi de la force n’a pas été ménagé. Ce fut là un bel exemple de stratégie d’action. La démonstration de puissance, et notamment de puissance aérienne, a été impressionnante et parfaite : cinq semaines d’offensive aérienne suivies de quatre journées d’offensive aéroterrestre et l’adversaire mettait genou à terre. La démonstration a peut-être été trop parfaite. Il faut en effet garder à l’esprit le rapport des forces en présence : plus de 2 000 avions de combat du côté des coalisés contre 600 de l’autre ; une extrême qualité des armements et des équipements engagés par la coalition, sur terre, sur mer, dans les airs… et dans l’espace. Du coup, la victoire fut obtenue sans pertes ou presque. La guerre « zéro mort » entrait dans l’histoire : heureux résultat pour nos troupes ; illusion paralysante dans la mesure où l’on en vient à faire du refus de toute perte la condition d’un engagement armé. Une telle illusion a manifestement séduit. Il est en effet de bon ton de dire, ici et là, que nos opinions publiques ne sauraient supporter la perspective de pertes pour nos troupes lors d’opérations non liées à la défense de la mère patrie.
Les Américains, sur ce plan, donnent le la aujourd’hui. Rien ne prouve que de tels propos reflètent la réalité. S’il en était ainsi, mieux vaudrait rester chez soi. Tout, en revanche, tend à montrer que le concept du « zéro mort », né avec la guerre du Golfe, s’accorde bien avec cette dissuasion molle où la gesticulation et les proclamations tiennent lieu d’action. On peut se demander aussi si l’éblouissante démonstration de puissance faite par les États-Unis lors de cette guerre ne nous a pas conduits à surestimer l’effet dissuasif du seul déploiement de nos forces dans les crises et conflits actuels. Le débarquement médiatisé des 25 000 G.I. à Mogadiscio en décembre 1992 tendrait à le prouver. À la vue des résultats obtenus, les Américains ont vite compris. Il n’est pas certain que cela ait été notre cas.
Ces considérations ne signifient pas que les démonstrations de force n’ont aucune influence sur le cours des choses et qu’il soit nécessaire de déclencher la mitraille aux premiers signes d’agitation. Dans de telles circonstances, actions diplomatiques et militaires s’enchevêtrent et se complètent ; mais elles ne se confondent pas, et si l’on veut dissuader, il faut de toute façon que la menace de l’usage effectif de la force soit crédible et permanente. La dissuasion classique, par rapport à la dissuasion nucléaire, paraît ainsi d’autant plus difficile à assurer que les enjeux n’ont pas le même caractère de gravité suprême. Elle est même impossible au-delà d’un certain niveau de crise ou face à des groupes qui manifestement ne sont sensibles qu’à l’usage de la force. En toute hypothèse, elle impose du dissuadeur une fermeté et une détermination politiques dont la réputation doit être solidement établie et entretenue.
Un impératif absolu
Un tel propos nous ramène à la dissuasion nucléaire. Celle-ci, nous l’avons dit, n’est pas au premier plan de nos préoccupations immédiates. Elle n’en relève pas moins d’un impératif absolu. Cependant, elle risque fort, elle aussi, d’être plus difficile à assurer de nos jours. Nous avons déjà souligné l’importance, dans ce concept, d’une volonté : celle de frapper avec des armes nucléaires tout adversaire qui s’en prendrait à nos intérêts vitaux. Encore faut-il que cette volonté soit bien perçue et prise en compte par celui qui nous menacerait de la sorte. Au temps de la guerre froide, que nous ne saurions regretter, nous savions que l’adversaire potentiel comprenait la logique de la dissuasion nucléaire. Désormais, avec les risques de prolifération, il n’est pas exclu que des armes de destruction massive se retrouvent un jour aux mains de responsables moins au fait de cette logique et dont la tendance serait de surestimer l’impression qu’ils font sur nous tout en sous-estimant notre propre détermination. L’histoire récente nous en a donné quelques exemples. La difficulté consiste à ramener ces responsables à la réalité. Cela veut dire qu’aujourd’hui plus encore qu’hier, la dissuasion nucléaire se joue très en amont des crises par l’image de fermeté qu’un pays comme le nôtre se doit de donner de lui-même au monde, en toutes circonstances. En cas de crise, il s’agit de renforcer encore cette image par la rapidité et la vigueur de nos réactions et, en cas de provocation, par des mesures de rétorsion significatives, démonstratives, conduites avec des armes classiques tant que les limites du tolérable ne sont pas franchies. Un tel processus, pour être vraiment dissuasif, exclut toute ambiguïté tant dans les discours, les attitudes, que dans les décisions de nos dirigeants. Le recours, si nécessaire, au nucléaire, doit être affiché d’emblée.
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Ainsi, qu’elle soit nucléaire ou classique, la dissuasion repose plus que jamais sur la volonté, la fermeté, la détermination du pouvoir politique, un pouvoir capable de maintenir la cohésion nationale et d’animer l’esprit de défense de la nation tout entière. Le problème est d’ordre politique beaucoup plus que militaire. En toute hypothèse, n’entretenons pas l’illusion d’une dissuasion classique capable de remplacer l’action, si nous ne voulons pas que se renouvelle la pénible expérience vécue par nos forces dans les Balkans, sur fond d’un galvaudage — celui du concept de dissuasion — qu’il s’agit aujourd’hui de dénoncer très fermement. ♦
(1) juin 1995.