Allocution du Secrétaire général de la défense nationale, le 25 avril 1996, lors du colloque organisé par le Centre d’étude et de prospective stratégique (CEPS).
L'industrie nationale d'armement a-t-elle encore un sens ?
Je me réjouis que le CEPS ait pris l’initiative d’organiser un débat qui veut aller au cœur du défi politique et industriel auquel notre pays est confronté. Le vieux modèle forgé par Colbert au XVIIe siècle — celui de l’arsenal et de la manufacture d’armes travaillant en autarcie — n’a pas encore définitivement craqué malgré l’ouverture des frontières. Il reste même inscrit, sans doute pour les mêmes raisons que la conscription, dans notre imaginaire politique et industriel : le souvenir des guerres de masse et de la mobilisation industrielle qui les accompagnait n’a pas vraiment disparu. Pourtant, le paysage industriel de l’armement s’est à ce point transformé que vous osez poser une question qui aurait été considérée il y a quelques années encore comme sacrilège : une industrie nationale d’armement a-t-elle encore un sens ?
Poser cette question, c’est s’interroger sur la pertinence d’un concept que la mondialisation des activités est en train de remettre en cause. Qu’il s’agisse des hommes appelés à constituer les équipes de direction, de l’origine des capitaux ou des lieux de production, c’est en effet la notion même d’industrie nationale qui se trouve ébranlée. Trois exigences : celles du financement, du marché et de la technologie ont depuis longtemps cassé la belle logique dite de l’arsenal. En premier lieu, pour amortir des coûts de développement de plus en plus élevés, les industriels sont contraints de partager leurs savoir-faire technologiques et industriels. C’est ainsi que notre industrie des missiles ou des hélicoptères a lancé la deuxième ou la troisième génération de matériels ; et si l’Allemagne a pu, grâce à la coopération, retrouver un niveau qu’elle avait perdu, l’industrie française a gagné, quant à elle, la faculté d’équiper l’armée la plus nombreuse du continent. En second lieu, les industriels doivent aussi de plus en plus souvent délocaliser leur production pour pouvoir exporter ou pour réduire leurs coûts de fabrication.
Enfin, la spécialisation de l’industrie d’armement est remise en cause par le fait que les technologies sont de plus en plus duales. Même si les produits exigent des adaptations pour des clients par nature différents, des économies d’échelle sont à attendre — au moins pour la recherche et les développements exploratoires — de la réunion dans une même main des bureaux d’études civils et militaires. L’alternance des cycles et des contre-cycles civils et militaires plaide également pour une telle intégration ; et si l’industrie peut tirer parti du soutien que l’État doit consentir pour maintenir des capacités de recherche militaire autonomes, il est sain qu’elle n’attende pas tout de lui et sache tabler sur l’innovation en management et la croissance qui sont souvent du côté des activités civiles. Que l’industrie nationale d’armement — trop souvent encore juxtaposition d’arsenaux spécialisés par produits, pour ne pas dire par armées — doive dès lors s’engager dans une mutation radicale est une réalité qui devrait s’imposer à tous. Cependant, trop d’habitudes demeurent qui la placent dans une relation d’un autre âge avec un État qu’on voudrait exclusivement protecteur.
Pourtant, le mouvement d’ouverture des activités, des frontières et des capitaux est irréversible. Le montant des capitaux requis par le coût des développements futurs comme la taille des marchés exigeront la constitution de groupes multinationaux, à activités civiles et militaires. Après la phase de la reconstitution des capacités nationales, puis celle de la coopération au sein de consortiums européens, s’ouvre maintenant celle de l’intégration d’entreprises nationales fortes dans des groupes industriels européens aptes à affronter la compétition mondiale. L’exemple d’Airbus illustre parfaitement cette évolution : pour sauver la part de marché durement acquise depuis vingt-cinq ans et s’imposer face à la volonté de Boeing de l’étrangler, le consortium commercial européen est condamné à se transformer en société industrielle de plein exercice. Si je cite cet exemple, c’est à dessein. Nous n’avons aucune chance de tenir seuls face à des concurrents américains puissamment aidés par une Administration qui a fait de la conquête des marchés par ses industriels et de l’asphyxie de leurs concurrents une mission politique prioritaire qui se déploie à coup de war room et de soutiens d’autant plus massifs qu’ils sont indirects.
La volonté américaine de dominer le marché mondial en étouffant toute velléité d’indépendance industrielle européenne apporte une réponse à la question que votre colloque a voulu poser. Si l’industrie nationale d’armement n’a plus réellement de « sens », n’est-ce pas que, pour assurer sa survie, elle n’a d’autre choix que de jouer la carte européenne ? Pour jouer efficacement celle-ci, État et entreprises doivent conjoindre leur action pour s’employer à défendre au mieux les intérêts nationaux dans une communauté de destin plus large. Si les chefs d’entreprise sont au clair sur leurs responsabilités, il est sans doute utile de rappeler ici celles de l’État.
La première, celle du souverain, est de fixer les missions de la défense du pays. Chacun en convient : la menace massive et directe s’étant éloignée de notre sol, notre espace de sécurité est désormais celui de la grande Europe. Même si chaque nation entend conserver la maîtrise de l’engagement de ses forces, celles-ci agiront de plus en plus de concert avec les autres pour se projeter là où se noue une crise qui, par contagion, risque d’affecter leur sécurité. Il est donc nécessaire que, pour mener leurs opérations dans des conditions efficaces, les grandes nations européennes puissent disposer de systèmes d’armes communs ou interopérables. La professionnalisation inévitable des combattants devrait donc s’accompagner de l’européanisation de leurs armes.
La seconde responsabilité de l’État est de veiller au meilleur emploi des crédits militaires en offrant aux industriels une clarté suffisante sur ses engagements. La France n’a pas le choix : en ce qui concerne les dépenses publiques, il lui faut dépenser beaucoup moins et beaucoup mieux. Il revient donc à l’État de s’organiser pour disposer d’une capacité de négociation qui soit à l’égal de celles des compagnies aériennes les plus performantes vis-à-vis des constructeurs aéronautiques. C’est le sens de la réforme qui s’engage à la délégation générale pour l’armement, mais, aussi urgente soit-elle, elle ne pourra pleinement réussir que si l’État est aussi en mesure de tenir ses engagements dans des commandes qui devraient être de plus en plus pluriannuelles.
Enfin, la troisième responsabilité de l’État est de favoriser, en structurant l’offre de programmes, la constitution de pôles industriels aptes à défendre les intérêts nationaux. Là encore, nul besoin d’inventer : Allemands et Anglais nous ont précédés dans cette voie. Mieux vaut employer les crédits publics à passer des contrats de développement ou des commandes de matériels qu’à apurer des pertes. Le désengagement de l’État actionnaire du capital des entreprises publiques lui permettra de se recentrer sur sa mission première : le développement et la commande de systèmes d’armes. L’offre de programmes est en effet une arme essentielle dont dispose l’État pour contraindre les entreprises à donner les meilleurs produits au meilleur coût. Pour les équipements, il pourra se tourner vers des petits groupes nationaux performants qui ont atteint un niveau d’excellence par la qualité de leur gestion. Pour les systèmes majeurs, il sera de plus en plus conduit à faire le choix de programmes européens qui seront de plus en plus l’affaire de groupes industriels, eux-mêmes européens. Son devoir stratégique est donc de pousser à la création de pôles nationaux qui constitueront le pilier français de ces groupes.
Mesdames et messieurs, en annonçant une profonde réforme de notre système de défense, le président de la République a voulu mettre notre pays en situation d’aborder au mieux le XXIe siècle. Qu’il ait estimé nécessaire d’évoquer la mutation de notre industrie nationale d’armement n’est pas le fruit du hasard. La professionnalisation, qui imposera aux états-majors une restructuration sans précédent, perdrait tout son sens si les forces ne pouvaient disposer d’équipements modernes et suffisants. C’est la mission de notre industrie que de s’organiser pour prendre toute sa part dans les pôles industriels capables de préparer les armes de demain et d’après-demain. C’est aussi le nouveau « sens national » qu’elle peut donner à son action dans le cadre européen. Quand un Airbus est vendu à une compagnie chinoise ou arabe, n’est-ce pas autant une victoire française qu’allemande, anglaise qu’espagnole ? N’est-ce pas d’abord la victoire de vieilles nations qui ont su s’entendre pour assurer la survie de leurs actifs dans une communauté de destin devenue plus large ? ♦