Discours de M. Alain Juppé, Premier ministre, le 10 septembre 1996, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Une défense inscrite dans une perspective européenne et internationale
C’est un grand plaisir pour moi, conformément à la tradition, d’ouvrir la 49e session de l’Institut des hautes études de défense nationale. Je suis heureux à cette occasion de saluer la personne de son nouveau directeur, le général Janvier, et de remercier son prédécesseur, le général Norlain, de l’œuvre accomplie.
Cette session s’ouvre alors que notre politique de défense a fait l’objet d’une réforme de grande ampleur, annoncée par le président de la République au mois de février dernier. Dès le mois de mars, le Parlement a engagé un large débat sur l’avenir de notre politique de défense. Il était en effet indispensable, sur un sujet d’une telle importance pour la collectivité nationale, d’associer les élus aux orientations stratégiques, militaires, industrielles et financières qui ont été retenues dans la loi de programmation. De même, le gouvernement a pris l’initiative de demander aux maires des communes de France d’organiser des débats sur le devenir du service national. Plusieurs milliers d’entre eux ont répondu à cet appel, en dépit de moyens parfois limités, preuve que la réflexion sur la défense touche nos concitoyens, ce dont je me félicite.
L’Institut des hautes études de défense nationale prend lui aussi une part active à ces réflexions, comme sa fonction l’y invite. Il ne serait pas sain que les questions de défense soient réservées au seul cercle de l’État, ni même à celui des spécialistes. Nous sommes entrés dans une ère où la société a sans doute plus de difficultés que par le passé à percevoir la nécessité des investissements de défense, en raison de l’environnement de paix qu’a provoqué la disparition de l’Union soviétique, des incertitudes qui pèsent sur les menaces futures, et de l’obligation de réduire les dépenses publiques. La diffusion de la culture de défense est donc encore plus importante aujourd’hui qu’hier.
Nous avons coutume de considérer que la défense constitue un grand sujet de consensus national, devant lequel les clivages partisans s’effacent volontiers. Il est vrai que ce fut souvent le cas. Cependant, il serait dangereux de croire que cet atout peut être maintenu sans adhésion réfléchie des citoyens aux objectifs et aux moyens d’une politique appelée à évoluer avec le temps. Votre institution a un rôle essentiel de réflexion, de discussion et d’explication à remplir. J’attache donc un prix particulier, dans la période actuelle, à la mise en œuvre rapide de la réforme de votre Institut, prochainement érigé en établissement public, qui lui permettra d’exercer la plénitude de ses responsabilités sur des bases claires et saines.
La construction de la grande Europe
Les politiques de défense sont en cours d’examen ou de révision dans le monde entier à la suite des bouleversements intervenus à la fin des années 80, tout particulièrement en Europe. C’est sur notre continent que les changements les plus spectaculaires sont intervenus. Nous sommes passés en dix ans d’une Europe qui cristallisait toutes les divisions de la guerre froide en une Europe qui ne cesse de s’élargir : l’élargissement sera la grande affaire de la prochaine décennie. L’important est de le réussir en préservant ce qui a fait la force et la prospérité de l’Europe occidentale. L’année 1997 permettra de franchir une étape décisive de ce processus.
Au moment où se dessine une grande Europe, les difficultés économiques accroissent les tendances centrifuges. Il est donc essentiel de consolider ce qui a toujours constitué le moteur de l’Europe : la volonté commune de la France et de l’Allemagne d’aller de l’avant. Les malentendus qui ont pu apparaître entre les deux pays à la suite des réformes que nous avons décidé d’entreprendre dans le domaine de la défense sont à présent surmontés. Cependant, la nouvelle étape que nous devons franchir ensemble requiert beaucoup plus qu’une compréhension mutuelle : c’est pourquoi la France et l’Allemagne ont décidé au sommet de Dijon d’élaborer d’ici l’automne un concept stratégique commun. Au même moment, les relations franco-britanniques connaissent de leur côté une période particulièrement faste dans le domaine de la défense. Est-il nécessaire de souligner l’importance de cette convergence des trois plus grands États européens ?
Le choix de la grande Europe doit également nous inciter à développer avec la Russie de nouvelles relations. Celle-ci demeure, sous une forme profondément modifiée il est vrai, un acteur fondamental de la sécurité européenne. Le passage de la confrontation au partenariat se construit, comme tout ce qui est destiné à durer. Cette construction doit surmonter les séquelles d’un passé récent. La définition d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe, où la Russie estime avoir sa juste place, constitue une tâche primordiale des prochaines années, comme en témoigne le débat sur l’élargissement de l’Otan. C’est la raison pour laquelle le président de la République, s’adressant aux ambassadeurs, a souligné l’intérêt d’associer au sommet de l’Alliance atlantique, prévu en 1997, l’ensemble des pays qui, à l’est de l’Europe, auront un lien avec l’Otan.
L’évolution de notre dispositif de défense
Les perspectives que je viens de tracer illustrent à quel point les menaces d’agression extérieure se sont éloignées de nos frontières. Cette donnée était déjà soulignée dans le Livre blanc de 1994. Il restait à en tirer les conséquences. J’ai développé ici même l’an dernier les perspectives retenues par le président de la République dans le domaine nucléaire : maintien de la crédibilité de notre dissuasion, objectif essentiel de notre dernière campagne d’essais nucléaires ; réduction de nos forces, rendue possible par notre nouvel environnement stratégique ; concertation croissante avec nos partenaires et nos alliés. La seconde conséquence concerne la fonction de nos forces classiques. L’image de la nation en armes pour protéger le territoire français ne correspond plus aux réalités actuelles. La défense des intérêts nationaux, voire même du territoire national, peut se jouer désormais loin de nos frontières. Les capacités de projection doivent donc être substantiellement accrues.
Il n’est nullement question ici de je ne sais quelle dérive vers la constitution de « corps expéditionnaires », comme certains l’ont prétendu en cédant à la caricature. Il suffit de consulter une carte et d’en tirer les conséquences : la géographie des crises et des menaces peut conduire la France à protéger ses intérêts à de grandes distances de son territoire. Elle doit pouvoir le faire rapidement, avec l’équipement nécessaire au combat de demain. Le système d’armée mixte n’est plus adapté à ces différents impératifs.
Une autre conséquence des évolutions que nous connaissons est le caractère collectif de nombreuses interventions extérieures. Ce fut le cas dans le Golfe, ce fut et c’est encore le cas en Bosnie. Nos forces doivent être en mesure d’intervenir, en tant que de besoin, dans un cadre européen ou interallié. L’évolution décidée par le président de la République d’une professionnalisation complète de nos forces n’a pas seulement pour but de créer des forces plus disponibles, mieux à même d’utiliser des systèmes d’armes de plus en plus complexes. Elle doit aussi permettre à des unités rompues à la coopération avec nos partenaires de s’associer aux forces de nos alliés.
Je pense en premier lieu à nos voisins européens. La construction européenne n’a pas permis, jusqu’à présent, une percée décisive dans le domaine de la défense. Mieux vaut le reconnaître honnêtement au moment où la nécessité de renverser cette tendance est mieux ressentie. La satisfaction de pouvoir désormais compter avec des coopérations de plus en plus nourries avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et nos voisins du Benelux, ne saurait dissimuler l’insuffisance des résultats collectifs. Il faut maintenant prendre des décisions qui permettront de franchir une nouvelle étape.
L’Alliance atlantique et l’identité européenne
Un des faits importants de l’année qui vient de s’écouler a été la décision du président de la République de participer pleinement au débat sur la modernisation de l’Alliance atlantique en vue d’y faire reconnaître l’identité européenne. Les leçons de l’expérience en Bosnie ont assurément joué leur rôle dans cette décision ; mais la raison essentielle est que cette nouvelle approche permet à la France et à ses partenaires européens de défendre une vision commune en ce domaine.
Le premier résultat, auquel la France a largement contribué, est la reconnaissance effective, au sein de l’Otan, de l’identité européenne de défense. C’est l’acquis principal de la session ministérielle de Berlin, en juin dernier. La tenue de cette réunion en ce lieu symbolique permet de mesurer le chemin parcouru depuis la fin de la guerre froide. Berlin a tenu ses promesses : les résultats de la session ministérielle constituent un succès pour la France, pour les Européens et pour le partenariat entre Européens et Américains. Les prochains mois doivent permettre de traduire les principes agréés à Berlin dans les structures de l’Alliance et d’adapter en profondeur l’Organisation militaire.
Ces idées, qui concilient le maintien du lien transatlantique et l’aspiration européenne, font aujourd’hui leur chemin. Quand elles seront devenues réalité, les pays européens seront en mesure d’utiliser les moyens de l’Otan pour des opérations décidées et conduites sous l’autorité de l’UEO. Un pas décisif sera alors franchi, puisqu’il permettra aux Européens d’intervenir efficacement dans les cas où les États-Unis ne souhaiteraient pas s’engager, alors qu’aujourd’hui ils ne le peuvent pas.
Il n’y a donc nulle contradiction à dire que notre vision de l’Alliance atlantique et du lien transatlantique est résolument européenne. Un de nos objectifs principaux était de parvenir à un meilleur partage des responsabilités entre l’Europe et les États-Unis. J’ai bon espoir qu’il soit bientôt atteint dans les faits, ce qui ouvrirait la voie, pour la France, à une participation pleine et entière aux structures de l’Alliance rénovée.
Bien évidemment, cette réforme ne prendra tout son sens que si les Européens sont capables de donner une impulsion majeure à la politique étrangère et de sécurité commune. Il s’agit en particulier de renforcer le rôle du Conseil européen dans la définition des orientations et des priorités de la défense commune, et de donner une plus grande souplesse aux procédures de décision de l’Union : il faut pouvoir engager des opérations auxquelles tous les pays ne participent pas nécessairement ; il faut aussi, comme c’est le cas en Bosnie, pouvoir associer des pays qui ne sont pas, ou pas encore, membres de l’Union européenne.
Industrie d’armement : une coopération indispensable
La réforme de notre politique de défense a aussi des conséquences dans le domaine de l’industrie d’armement. La volonté de développer une politique de défense milite en faveur d’une base industrielle et technologique commune. La baisse des dépenses militaires, la diminution des commandes à l’exportation et l’augmentation de la concurrence, incitent à des regroupements au niveau européen, en plus des nécessaires efforts nationaux.
Nous avons entrepris en France la formation de pôles industriels dans le secteur de l’électronique et de l’aéronautique. Cette remise en ordre interne, trop longtemps différée, ne ralentira pas le mouvement engagé avec nos partenaires européens, car nous ne pouvons préserver nos atouts nationaux qu’en renforçant la politique d’alliance à l’échelle européenne. Nous devons désormais retenir de préférence le niveau européen aussi bien pour l’offre que pour la demande. Les progrès déjà réalisés dans la coopération européenne dans le domaine de l’armement sont encourageants. Sur la période couverte par la loi de programmation, les programmes conduits avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie devraient encore doubler. Nous pouvons enfin nous féliciter des progrès de la structure franco-allemande d’armement, qui s’ouvre à de nouveaux membres : le Royaume-Uni et l’Italie.
Nouvelle frontière, nouvelles menaces
La défense de la France ne saurait donc, aujourd’hui moins que jamais, être conçue de façon étroite. Elle s’inscrit désormais tout entière dans une perspective européenne et internationale. Comme l’a rappelé le président de la République, nos responsabilités dans le monde sont en effet appelées à croître et non à diminuer. Je viens de l’exposer pour l’Europe, mais c’est aussi vrai en Méditerranée, en Afrique et dans ces régions du monde que le chef de l’État a décrites comme la nouvelle frontière de notre politique étrangère.
Les conflits et les crises qu’il faudra prévenir et maîtriser à l’avenir auront lieu dans un environnement stratégique très différent de celui pour lequel nos forces ont été façonnées il y a plus de trente ans. La frontière entre la paix et la guerre a d’ailleurs tendance à s’estomper au profit de « zones grises » qui donnent aux activités de prévention et à la dimension politique un nouveau poids. La sécurité des États repose aujourd’hui moins qu’hier sur les aspects strictement militaires ; trafics financiers, intégrismes, transferts technologiques, terrorisme, constituent des formes nouvelles de menaces pour lesquelles la coopération internationale est également prioritaire.
Le rendez-vous citoyen
Les orientations fixées par le président de la République dessinent l’horizon de notre défense dans ses différents aspects pour une vingtaine d’années. Le nouveau modèle d’armée, la restructuration de notre industrie d’armement, l’affirmation de l’Europe et la réforme de l’Alliance atlantique font partie d’un même projet : prévenir les conflits au prochain siècle et assurer notre défense. Je vous remercie du concours que vos réflexions pourront apporter à cet objectif.
Votre Institut, qui se situe à la jonction de l’armée et de la nation, est d’autant plus nécessaire que le service militaire obligatoire sera bientôt abrogé et qu’il fera place à un nouveau type de service fondé sur le volontariat. Au terme d’un débat d’une grande richesse, le président de la République a en effet voulu préserver, en l’adaptant aux exigences modernes, l’héritage républicain du service national. Comme vous le savez, l’obligation ne portera plus que sur une période de courte durée — le rendez-vous citoyen — qui devra constituer un temps fort de la vie des jeunes Français. Ce rendez-vous devrait comprendre trois volets. Le premier serait consacré à l’évaluation individuelle de chaque jeune Français, dans les domaines scolaire, professionnel, médical. Cela devrait faciliter sa démarche d’orientation, de formation ou d’insertion. Un second volet, consacré à la citoyenneté et à la défense, lui permettrait de prendre mieux conscience des grands enjeux du pays. Enfin, le troisième volet lui présenterait les nouvelles voies offertes par le volontariat au titre de la sécurité, de la solidarité ou de la coopération.
Le succès de cette initiative reposera certes sur les armées et leur grande expérience de la jeunesse, mais au moins autant sur l’engagement de tous les acteurs concernés. Quant aux jeunes, je suis persuadé qu’ils seront nombreux à répondre à cet appel.
Dans cette réforme, c’est le lien de l’armée et de la nation qui est en cause, et donc le cœur même de la vocation de votre Institut. Il vous appartient de jouer pleinement votre rôle de relais pour expliquer et faire partager le dessein qui est le nôtre pour assurer en toutes circonstances l’adhésion de nos concitoyens à ce nouvel esprit de défense qu’appelle le siècle prochain. ♦