Conclusion
Au terme de ces débats très vivants, on ressent la force des interrogations, fondamentales, légitimes, qu’appelle nécessairement une période de transition : par exemple, où commence et jusqu’où va la défense ? Comment, dès lors que le champ de cette dernière est plus étendu et divers, l’appuyer sur un modèle d’organisation tel qu’il favorise la cohérence des objectifs et l’optimisation des moyens, dans le respect de la vision d’ensemble ?
Il est tout aussi légitime de s’interroger sur la part d’identité nationale qu’il faut sauvegarder (je pense à notre originalité dans le domaine nucléaire), même si par ailleurs l’ampleur des besoins et la nature des défis appellent la coopération.
On ressent aussi la nécessité d’entretenir ce qu’on peut appeler l’aptitude au changement. Dans un mouvement constant, chances et risques évoluent, modifiant à leur tour le contexte de la sécurité. Il est depuis longtemps clair que, loin de nous enfermer dans le carcan des réflexes engendrés par l’après-guerre, il nous faut seulement prendre en compte les formidables bouleversements des années 90, mais aussi envisager les possibles ruptures du futur.
Nous devons le faire avec l’Europe, quoique les Européens parlent beaucoup de leur défense et s’en préoccupent assez peu.
Du débat politique ouvert par la Conférence intergouvernementale, je ne suis guère assuré que sortent de grands résultats. Cependant, si l’Union monétaire se réalise, l’Europe peut devenir, au moins là, une zone de stabilité, un point de référence crédible dans le monde ; on peut en attendre la création de liens politiques renforcés. Comment cela se fera-t-il ? Nul ne peut le dire tant la chimie européenne est mystérieuse. J’ai eu le privilège de me trouver le premier jour de l’exécution du Traité de Rome, le 2 janvier 1958, dans la salle de la première Commission européenne où il y avait dix-huit personnes, les neuf commissaires de la commission Halstein et leurs neuf assistants dont j’étais. En 1958, le système dans lequel nous entrions était à proprement parler invraisemblable et j’étais celui qui pouvait le mieux en voir le côté paradoxal. Comme chef du service de politique commerciale à la DREE, j’avais, six mois auparavant, rédigé dans la nuit le décret qui rétablissait les contingents et renforçait la fermeture des frontières douanières. Pourtant, j’étais là, pour organiser le démantèlement des barrières ; personne n’y croyait, mais cela s’est fait…
Il reste que nous ne réaliserons pas nos objectifs sans que l’Europe s’engage plus hardiment dans la prise en charge de ses intérêts collectifs en ce qui concerne la sécurité. Voyez la prudence de mon langage : je n’en suis pas au grand traité, je n’en suis pas à la défense commune, je n’en suis pas à des commandements intégrés européens, mais, j’y insiste, aussi bien pour harmoniser ses moyens de défense que pour renforcer ses structures économiques, l’Europe doit donner une priorité à l’organisation de son industrie militaire afin de la moderniser, de réduire ses coûts, d’étendre ses marchés, de faire face à la situation très difficile liée à l’évolution des programmes ; d’autant, je le répète, que cette industrie nourrit une partie des métiers, porte une partie des promesses technologiques pour le siècle dans lequel nous entrons.
Nous avons, je crois, d’extraordinaires réserves d’intelligence et d’innovation : mobilisons-les sans complexes, surtout dans un monde qui a par ailleurs bien des raisons d’être morose. Usons du changement qui est en train de se produire dans la défense pour entrer plus résolument dans l’avenir, notamment en amplifiant notre effort de recherche fondamentale et appliquée, et en modernisant nos attitudes. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une forme de démarche optimiste et libre qui n’est pas classique dans un pays habitué au centralisme et à la protection, d’une aptitude à choisir, en fonction avant tout du futur, des objectifs cohérents entre eux, sans lésiner sur les moyens de les atteindre, tout en visant le moindre coût ; et puis d’être constants. C’est ce type de projet que nous avons entendu décrire, à titre d’exemple, par M. de Saint Germain : comment trouver le raccourci absolu dans une chaîne continue qui va de la saisie des données au coup au but ?
L’offensive allemande de 1940 – je pense aux blindés – nous enseigne que la juste appréciation en temps opportun d’une manière nouvelle de mener une bataille, servie par l’efficacité industrielle et intégrée dans une stratégie, est une part de l’art de la guerre. Que dire alors du monde dominé par la communication, présente partout et indéfiniment amplifiable, dans lequel nous vivons, et des mutations parfois brusques que pourrait connaître ce même art de la guerre ?
Bien sûr, tout n’est pas possible, je partage ce qui a été dit sur ce point, et il faut savoir quelles voies privilégier. J’ai été étroitement mêlé à la promotion technologique de la France, j’ai participé au plan calcul, au programme nucléaire, j’ai été commissaire au Plan. J’en ai acquis une conviction : on ne peut pas tout faire aussi bien que les meilleurs, mais il faut cultiver une capacité générale à comprendre toutes les avancées, et si nécessaire, à partout très bien faire.
Ce qui est vrai pour la France l’est pour l’Europe. Par exemple, dans les multiples aspects de la défense, il est encore des domaines dans lesquels nous avons de grands progrès à réaliser et peut-être de nouvelles connaissances à acquérir : la maîtrise complète et instantanée de l’information sur le terrain, la gestion et les moyens de la logistique des grandes opérations complexes… En citant ces exemples, on voit comme il est important, si l’on raisonne à vingt ou trente ans d’échéance et avec tant d’événements inconnus mais qui vont venir, de ne pas restreindre son monde conceptuel à des formes détestables de la pensée unique en politique : celle qui unit les puissances moyennes dans un consensus sur l’incapacité de dépasser leurs limites.
Nous sommes donc au début d’un chantier : la conception la plus large – mais aussi la plus vraie – de la sécurité montre combien d’abord il touche à la qualité de notre société tout entière. Ce que nous avons entendu aujourd’hui montre aussi que nous devons, par rapport à l’Europe et au monde, définir notre champ propre et le degré nécessaire d’intégration ; pour cela il nous faut, avec nos associés, afin d’être les partenaires parfaits que nous souhaitons être, bâtir la forte combinaison industrie-recherche et nous organiser mieux pour définir lucidement et construire notre sécurité commune. ♦