Discours du Premier ministre, le 4 septembre 1997, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
La politique de défense de la France
Je suis particulièrement heureux d’inaugurer ce matin vos travaux et d’ouvrir la 50e session de l’Institut des hautes études de défense nationale. Cet anniversaire me donne l’occasion de célébrer une institution originale et prestigieuse de la république au moment où elle s’apprête à franchir une nouvelle et importante étape de son histoire. Héritier du Collège des hautes études de défense nationale créé en 1936, l’IHEDN, qui renaît sous cette nouvelle dénomination en 1949, n’a cessé depuis de s’adapter aux nécessités d’une défense devenue au fil des années l’affaire, non seulement des armées, mais aussi de toutes les composantes de la nation.
Afin de lui donner tous les moyens de poursuivre et de développer ses missions, l’IHEDN doit prochainement être érigé en établissement public administratif. Le décret officialisant ce changement de statut est d’ailleurs en cours de publication au Journal officiel. Ce nouveau statut consolide le rôle de l’IHEDN et, j’en suis convaincu, lui permettra d’accroître ses activités, à un moment où la professionnalisation des armées et la suspension du service national nous conduisent à repenser le lien qui unit la nation à ceux qui sont chargés de la défendre. 1936, année de sa création ; 1949, année de sa refondation ; 1997 doit être pour l’IHEDN l’année de la rénovation sous le double aspect de son statut et de ses travaux.
Je suis confiant, mon général, sur la capacité de l’institution que vous dirigez à franchir heureusement cette importante étape, tout en restant fidèle à l’esprit que son premier directeur, l’amiral Castex, voulut lui insuffler, lorsqu’il déclarait dans ses premières directives : « Il faut que règne ici un régime très large (…) de libre examen et de discussion indépendante ». Votre réflexion, Mmes et MM. les auditeurs, doit savoir tirer le meilleur profit de l’échange des idées et de la confrontation des expériences professionnelles. Vos analyses trouveront de la force et de l’originalité dans un travail collectif et critique. Considérez mon intervention, consacrée à la politique de défense que le gouvernement entend conduire, comme une première contribution à vos prochains débats.
Une ère nouvelle
L’ordre international qui a été bouleversé par les événements qui ont suivi la chute du mur de Berlin était caractérisé par la combinaison inédite de deux phénomènes : la bipolarité des relations internationales en blocs antagonistes et la dissuasion par les armes nucléaires de destruction massive.
L’ère nouvelle que nous abordons est marquée jusqu’à présent par la prédominance des États-Unis, par l’émergence de nouveaux pôles de puissance et, simultanément, par l’éclatement de multiples conflits locaux et l’apparition de nouvelles tensions que la situation antérieure avait contenues ou masquées.
Aux facteurs traditionnels de crise — rivalités de puissance, problème des minorités, lutte pour les ressources énergétiques, déséquilibres économiques, sociaux et démographiques —, s’ajoutent des risques nouveaux qui échappent le plus souvent au contrôle des États dont la légitimité est de ce fait contestée : par le phénomène de mondialisation d’abord, qui affaiblit leur autorité aux yeux des peuples qui voient bien, dans leur vie de tous les jours, le poids grandissant des contraintes mondiales, en particulier dans les domaines économique et juridique ; par les individus eux-mêmes ensuite qui, à l’ère des réseaux mondiaux d’information et de communication, ont conquis beaucoup d’autonomie et se montrent à la fois plus individualistes et sensibles à l’expression d’autres références que celle constituée par la seule appartenance à une communauté nationale ; par des groupes internationaux dont le nombre, le volume et l’influence augmentent sans cesse dans les domaines économique, social ou politique, mais qui, pour certains d’entre eux, mènent des actions criminelles, mafieuses, terroristes, ou qui se livrent à des trafics en tout genre.
Dans ce contexte de profond changement et de crise potentielle, il se trouve que la France, pour la première fois de son histoire, n’est plus directement menacée militairement. Il lui est cependant interdit de négliger son dispositif militaire, d’abord parce que l’histoire enseigne la prudence et que la résurgence d’une menace majeure ne peut être définitivement écartée ; ensuite parce que la France n’a pas plus la liberté que la volonté de se retirer du monde. Elle n’entend renoncer ni à sa vocation universelle, ni à son influence mondiale, ni à ses intérêts économiques. Fidèle à sa tradition, elle souhaite au contraire participer à la définition de l’équilibre mondial et contribuer au respect du droit international et des droits de l’homme, ainsi qu’aux actions en faveur de la paix.
Pour les mêmes raisons, il me semble qu’une Europe unie, constituant effectivement un pôle de puissance et une des zones les plus prospères du monde, n’aura pas longtemps la liberté de rester, en tant qu’Europe, spectatrice, impuissante ou inactive face aux crises internationales.
Un modèle d'armée réduit mais mieux adpaté aux missions
L’évolution de l’environnement international et les progrès de la construction européenne ont amené la France ces dernières années à progressivement élaborer un nouveau modèle d’armée moins volumineux, mais mieux adapté aux missions délicates et variées qui l’attendent et qui s’exerceront souvent à l’extérieur du territoire national. L’élaboration de ce nouveau modèle est née d’un mouvement de réforme, destiné à tirer les conséquences de plusieurs événements majeurs intéressant notre défense : la chute du mur de Berlin ; la guerre du Golfe ; le conflit en ex-Yougoslavie. Le président de la République a engagé en 1996 la professionnalisation complète des armées françaises. Le gouvernement a pris en compte les grandes options stratégiques qui ont présidé à ce choix. Il conduira donc à son terme le resserrement du format de nos armées et poursuivra la professionnalisation des forces, en respectant le calendrier prévu pour la mise en œuvre de ces réformes.
Par ce choix, notre système de défense est confronté à un double défi ; d’abord en ce qui concerne les ressources humaines consacrées par la nation à sa défense, les forces armées françaises, aujourd’hui encore en grande partie composées d’appelés, doivent évoluer vers un ensemble structurellement différent mais garantissant les mêmes qualités, en termes d’aptitude, d’éthique et de cohésion avec la nation ; elles doivent en outre être susceptibles de répondre avec plus de souplesse et plus de rapidité aux sollicitations nouvelles de notre sécurité ; ensuite pour les équipements : l’armée professionnelle plus ramassée, plus disponible pour l’action extérieure, doit pouvoir disposer des capacités et des technologies assurant l’efficacité de son action, la sécurité de ses personnels et l’interopérabilité avec nos principaux partenaires occidentaux.
Relever ces deux défis implique de prêter une attention particulière aux conséquences de la réforme de notre défense pour l’emploi et l’aménagement du territoire. Nos décisions en ce qui concerne les investissements et les restructurations tiendront compte de ces préoccupations.
En tant que Premier ministre, et à ce titre responsable de la défense nationale, il m’appartient de veiller à la satisfaction des besoins des armées, compte tenu des priorités de l’action gouvernementale. Aussi, pour l’exercice budgétaire en cours et le suivant, le ministère de la Défense, comme d’autres administrations, participe à l’effort de maîtrise des dépenses publiques, sans que soient cependant remis en cause les choix stratégiques de la loi de programmation, ni compromises les capacités d’action de la France dans le monde. J’entends parvenir à ces objectifs, afin que notre pays dispose d’un système de défense rénové, fort et crédible.
Le projet de loi sur le service national que le Conseil des ministres vient d’adopter va dans ce sens. Il établit un lien renouvelé entre les citoyens et la défense du pays. Ce texte, qui prévoit en cas de nécessité la possibilité de rétablir l’appel sous les drapeaux, crée de nouvelles formes de relations entre les jeunes et notre système de défense. Ces contacts seront nombreux et diversifiés, d’abord au sein de l’éducation nationale, puis grâce au recensement, enfin au cours de l’appel de préparation à la défense, dont je précise qu’il concernera à terme également les jeunes filles. Ces contacts se noueront aussi à l’occasion des actions de recrutement des armées, de la préparation militaire, du volontariat et des activités des réserves dont le rôle sera substantiellement accru.
L’ensemble de ces dispositions devrait vivifier, en le renouvelant, le lien entre l’armée et la nation.
Quatre missions fondamentales
La nouvelle armée est articulée autour de quatre fonctions : la dissuasion, la prévention, la projection et la protection.
La dissuasion demeure le pilier de notre stratégie de défense. Il n’est pas inutile en effet de rappeler que la force de dissuasion n’a pas été créée ni conçue dans le seul cadre de la guerre froide. Aussi l’extinction de l’antagonisme Est-Ouest ne remet-elle pas en cause aujourd’hui sa participation essentielle à la défense de notre territoire et à la protection de nos intérêts vitaux. Il convient en outre de souligner que des milliers d’armes nucléaires restent stockées de par le monde. Malgré l’effort de désarmement et en dépit des nombreux accords et procédures de contrôle internationaux, auxquels la France s’associe aujourd’hui plus que jamais, la prolifération nucléaire, fortement freinée, n’a pu être totalement empêchée.
Pour faire face aux possibles débordements de la prolifération et au risque de résurgence d’une menace majeure, la France a donc conservé une force de dissuasion crédible, mais à un niveau de stricte suffisance, inférieur à celui de la guerre froide. En outre, dans un monde encore dominé par le jeu des rapports de forces, le statut nucléaire est un des éléments qui permet à la France de préserver sa liberté d’action et d’appréciation sur la scène internationale.
Articulée autour de deux composantes modernisées, notre force de dissuasion sera maintenue au meilleur niveau technologique, avec notamment la mise en œuvre progressive de sous-marins de nouvelle génération. La France poursuivra par ailleurs sa réflexion stratégique pour adapter en permanence sa doctrine et ses moyens à l’évolution des menaces potentielles. Elle cherchera également à approfondir le dialogue avec ses principaux partenaires européens sur l’ensemble du domaine de la dissuasion.
Comme puissance nucléaire, la France adopte une double position. Elle ne révoque pas l’efficacité immédiate des armes nucléaires comme facteur de stabilité internationale et éléments de sa propre sécurité ; elle souhaite en revanche progresser le plus possible et le plus loin possible dans la voie collective du désarmement et favoriser une discipline internationale empêchant les dérives de la prolifération. C’est selon cette logique que notre pays, à partir de 1991, arrête unilatéralement une série de décisions de désarmement dans le domaine nucléaire, confirme sa pleine adhésion au traité de non- prolifération, ratifie le traité de Tlatelolco, signe et ratifie les protocoles des traités de Rarotonga sur la dénucléarisation du Pacifique Sud et de Pelindaba sur la dénucléarisation de l’Afrique. Elle renonce enfin aux essais nucléaires. La France a signé en septembre 1996 un traité d’interdiction complète des essais nucléaires qui devrait être ratifié d’ici un an. C’est un acte majeur, dont j’espère qu’il sera rapidement suivi par la négociation d’un traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour la fabrication des armes nucléaires.
La dissuasion exercée par nos forces nucléaires participe naturellement à l’objectif général de prévention des conflits. C’est dans cette fonction que s’incarne le plus clairement la double volonté française : celle de garantir une autonomie stratégique par l’acquisition et l’entretien d’une capacité propre de renseignement pour anticiper l’apparition des menaces et la survenue des crises ; celle de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale, qui passe par un renforcement de notre coopération avec les pays situés dans les zones où la France a des intérêts stratégiques : Afrique, Europe centrale, Proche-Orient, Asie.
Cette capacité prioritaire de prévention n’est cependant crédible que si elle est étayée par une réelle et forte capacité d’action et donc de projection. La France doit en effet être capable de mettre en œuvre, à distance de notre territoire, une force nationale, ou de participer au commandement et au déploiement d’une force multinationale avec nos alliés.
Dans tous les cas, il importe de souligner que l’action de nos forces doit être désormais pensée et préparée dans le but de mettre fin à la guerre ou de circonscrire un conflit, ce qui implique une capacité de mobilisation rapide, pour une intervention qui peut être puissante et soudaine.
Enfin, la protection du territoire national et de ses approches reste une mission permanente des forces armées et un objectif constant de notre politique de défense. En l’absence de menace militaire caractérisée à proximité de nos frontières, il convient d’être à tout moment capable de prévenir ou de s’opposer à l’exercice d’un chantage, de représailles ou d’agressions limitées contre le territoire ou les populations. Pour les actions qui relèvent de la sécurité intérieure, ces missions reviennent en priorité aux forces de police et de gendarmerie.
Des perspectives nouvelles
Notre politique militaire et de défense doit se fixer comme perspectives les nouveaux horizons de sécurité de notre pays : la contribution de la France à la paix dans le monde ; la redéfinition de notre partenariat avec l’Afrique ; la rénovation de la relation transatlantique ; la question essentielle de la politique européenne de défense et de sécurité.
Depuis maintenant près de dix ans, la France contribue de façon très significative aux actions conduites sous l’égide de l’Onu en faveur d’une véritable diplomatie préventive, visant au maintien et au rétablissement de la paix. Notre pays a fait preuve depuis 1988 d’une capacité d’initiative exceptionnelle. Dans cette action, la France a vite acquis une place prépondérante, puisqu’elle est devenue après 1991 l’un des principaux contributeurs aux forces de l’Onu, alors qu’elle n’occupait jusqu’à cette date que le quatorzième rang. Malgré les aléas et les critiques subis pour certaines de ces opérations, une œuvre remarquable au service de la paix a été ainsi accomplie. La France entend à l’avenir contribuer à la consolidation de cet acquis et à l’amélioration des moyens internationaux de gestion militaire des crises.
Au-delà des actions de maintien et de rétablissement de la paix, la France considère que la stabilité internationale implique d’avancer sur la voie du désarmement. Je ne reviendrai pas sur les progrès accomplis dans le désarmement nucléaire et la non-prolifération que je viens d’évoquer. En revanche, je veux souligner l’attachement du gouvernement au respect de la Convention d’interdiction des armes chimiques et son soutien vigoureux à la mise en place d’un régime efficace de vérification de la Convention d’interdiction des armes biologiques. Enfin, nous ne ménageons pas nos efforts pour que soit conclu avant la fin de cette année un traité d’interdiction totale des mines antipersonnel. En tout état de cause, le gouvernement français interdira la fabrication et l’usage de ces mines par notre pays au plus tard en 1999.
Un partenariat rénové avec l'Afrique
En raison des liens anciens, profonds et amicaux qui l’unissent avec de nombreux États d’Afrique, la France est particulièrement soucieuse de la stabilité et du maintien de la paix sur ce continent. Le moment nous semble venu d’engager, dans la sérénité, un dialogue équilibré avec les pays africains afin de définir avec eux les conditions d’un nouveau partenariat.
S’agissant de défense et de sécurité, la France vient d’entamer, en concertation avec les chefs d’État africains concernés, une rénovation de sa politique. Cette nouvelle approche vise notamment à une meilleure prise en compte de leurs préoccupations de sécurité par les États africains. Ainsi, pour leur permettre de maîtriser par eux-mêmes les crises qui continuent d’entretenir l’instabilité sur ce continent, la France œuvre avec détermination à la mise sur pied d’une capacité interafricaine de maintien de la paix. La Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui apporte à cet égard un exemple concret et encourageant de ce qui pourrait être accompli à l’avenir.
Nous chercherons à améliorer l’efficacité de notre coopération militaire en mettant l’accent sur la réalisation de projets limités dans le temps comme dans leur objet, et définis en commun avec nos partenaires africains. Parallèlement, et en cohérence avec le resserrement du format de nos forces armées, le volume des unités stationnées sur le continent africain sera réduit. Cette diminution portera sur le nombre de nos implantations et sur près du quart des effectifs. Elle ne devrait pas avoir d’incidence sensible sur notre capacité d’action, compte tenu de l’accroissement de la mobilité de nos forces.
Toutes ces initiatives ne traduisent en aucun cas un abandon, ni même le début d’un désintérêt. L’avenir de l’Afrique et plus particulièrement de l’Afrique francophone reste au cœur des préoccupations du gouvernement français, qui souhaite participer au développement de la paix, de la démocratie et de la prospérité sur ce continent.
La France et l'Alliance atlantique
En ce qui concerne l’Alliance atlantique, la France entend continuer à favoriser une profonde rénovation.
Le sommet de Madrid a permis, s’agissant de l’adaptation de l’Organisation au nouveau contexte stratégique, d’enregistrer des progrès mais aussi de rencontrer certaines limites. Au chapitre des progrès, il faut noter la possibilité pour les Européens de conduire des opérations, sous la direction de l’UEO, en faisant appel, le cas échéant, à des moyens de l’Alliance atlantique, avec un dispositif de commandement cohérent. Cependant, le rééquilibrage de l’institution et l’affirmation de l’identité européenne de sécurité et de défense au sein de l’Organisation se sont révélés difficiles à concrétiser. Dans de telles conditions, et comme l’a rappelé le président de la République, la France ne pouvait aller plus avant dans le réexamen de ses relations avec les structures militaires de l’Organisation.
Nous restons cependant disponibles pour poursuivre le dialogue avec nos alliés, sans revenir sur les progrès d’ores et déjà réalisés ces dernières années, et sur la base des principes suivants : la confirmation de notre solidarité indéfectible en cas d’agression relevant du traité, ce qui nécessite en tout état de cause une actualisation des anciens accords militaires devenus caducs ; le maintien résolu de l’engagement de la France aux côtés des Alliés dans la maîtrise des crises intéressant la sécurité européenne ; le renforcement de l’identité européenne de sécurité et de défense au sein de l’Alliance, qui passe par un véritable rééquilibrage des responsabilités entre Américains et Européens ; le développement de nos relations avec la Russie, dans le cadre de l’acte fondateur Otan-Russie, ainsi qu’avec les pays d’Europe centrale et orientale. La qualité des relations avec l’Europe de l’Est constitue en effet l’une des clés de la stabilité de notre continent.
L’Europe de la défense
L’intensification de la coopération concernant la sécurité et la défense s’impose dans la construction européenne. Des pays qui vont jusqu’à battre ensemble monnaie ne sauraient avoir durablement des politiques de défense disjointes. L’Europe de la défense ne peut cependant se décréter. Nous savons qu’un volontarisme excessif dans ce domaine ne convainc guère et parfois même suscite, chez nos partenaires attachés à l’Alliance atlantique, des soupçons d’éloignement qui, pour être sans fondement, n’en sont pas moins réels. C’est pourquoi la France inscrit son action dans une démarche pragmatique, progressive, répondant aux exigences de la sécurité commune ainsi qu’aux ambitions et intérêts des Européens.
Au cours de ces dernières années, gouvernements et états-majors, à la suite de l’initiative pressante du président Mitterrand et du chancelier Kohl en octobre 1991, ne sont pas, pour autant, restés inactifs.
C’est ainsi qu’a été créé en 1992 le corps européen, qui accueille, autour de la brigade franco-allemande, des forces des cinq pays qui y participent. Il est prévu que cette grande unité — et ce terme est en lui-même riche de signification — puisse être engagé dans le cadre de l’Otan, pour la défense de l’intégrité territoriale des États de l’Alliance, en cas de mise en œuvre de l’article 5 du traité de Washington. Il peut aussi être fait appel à lui, en application des décisions prises au sommet européen de Petersberg en 1992, pour des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix, ou pour des interventions à caractère humanitaire.
Le succès de cette initiative franco-allemande a entraîné une certaine émulation qui a conduit à la création de deux forces : une force de réaction rapide, à dominante terrestre, l’eurofor ; une force navale d’intervention à capacité amphibie, l’euromarfor. Il restait à créer une force aérienne des pays européens riverains de l’Atlantique : ce fut chose faite avec l’institution du groupe aérien européen franco-britannique, qui s’est ouvert depuis à nos amis allemands et italiens.
Parallèlement à ces avancées institutionnelles, les guerres et les crises de ces dernières années ont donné l’occasion à l’Europe de commencer à faire la preuve de son efficacité opérationnelle, que ce soit lors des opérations de déminage conduites en 1987 et 1988 dans le golfe Arabo-Persique, pendant la guerre du Golfe ou dans le contexte du conflit yougoslave, qui a vu l’UEO apporter une contribution significative en Adriatique, sur le Danube et à Mostar.
Si la coopération militaire entre la France et ses partenaires européens a enregistré au cours de la période récente des avancées significatives, elle reste cependant trop limitée.
Certaines initiatives récentes laissent toutefois augurer une possible relance de l’Europe de la défense. Ainsi, la conférence intergouvernementale a permis — certes laborieusement — de mettre en place un certain nombre de moyens utiles pour que l’Europe puisse progresser sur la voie d’une véritable politique étrangère et de sécurité commune. Je pense notamment à la désignation d’un Monsieur Pesc et à l’élargissement du champ de la majorité qualifiée dans le domaine de la Pesc. Cependant, il faut aller plus loin encore et redonner à la coopération européenne de défense l’élan politique indispensable. Ainsi, l’idée d’un adossement des sommets de l’UEO aux conseils européens devrait être étudiée, de même que l’application au sein de l’UEO du principe d’abstention constructive tel que retenu par le traité d’Amsterdam.
Et la politique européenne d'armement ?
Force est de constater que le bilan en ce qui concerne l’harmonisation des politiques d’armement est encore plus contrasté.
Il faut certes se réjouir que le domaine des industries et des technologies d’armement soit explicitement mentionné dans le traité signé à Amsterdam le 2 octobre. La création de l’Occar, qui préfigure la future agence européenne d’armement, constitue un autre pas positif important. Je suis avec attention les progrès accomplis dans la mise en place de cet organisme et souhaite que celui-ci dispose prochainement, dans un cadre approprié, des moyens lui permettant de contracter avec l’industrie.
La politique de défense résolument européenne que le gouvernement entend conduire passe aussi par la mise en place progressive d’un marché intérieur d’armement à l’échelle de l’Europe. La notion de « préférence européenne » n’est pas, dans ce domaine, unanimement partagée, même si nous avons progressé. Il nous faut donc redoubler d’efforts pour convaincre l’ensemble de nos partenaires qu’il est dans leur intérêt que le Vieux Continent dispose sur son sol des moyens industriels lui permettant d’assurer sa défense. La nécessité d’une harmonisation des besoins en équipements doit être, à cet égard, soulignée.
Nous devons réfléchir avec nos partenaires à la manière dont cette notion de « préférence européenne » peut être concrètement mise en œuvre. L’instauration de l’Occar apporte une première réponse. Une voie complémentaire, qui mérite me semble-t-il d’être explorée, pourrait consister à mieux prendre en compte, dans le cadre communautaire, les impératifs d’une défense européenne et de ses applications industrielles. C’est dans cet esprit qu’il convient de réfléchir à l’avenir de l’article 223 du traité de Rome. Il nous faut également progresser — et rapidement — sur la voie de la rationalisation de l’industrie européenne de défense. Nous ne pourrons en effet préserver l’autonomie de l’Europe en ce qui concerne la défense que si nous donnons à notre industrie, aujourd’hui encore trop fragmentée et de ce fait fragilisée, les moyens de survivre et de se développer.
Face à la très forte concentration de l’industrie américaine, il convient donc de rassembler nos forces. S’il est vrai que beaucoup de temps a été perdu au cours de ces dernières années, il est non moins vrai que les regroupements à venir doivent permettre à la France de valoriser pleinement les compétences et les savoir-faire qu’elle a su développer dans le domaine de la défense. À l’instar de ce qui a d’ores et déjà été réalisé chez nos partenaires allemand et britannique, la France entend restructurer son industrie et, ce faisant, contribuer à la constitution d’une base industrielle et technologique de défense à l’échelle européenne composée de groupes puissants et dynamiques. Le gouvernement s’apprête à prendre à cet égard des décisions importantes, notamment dans les domaines aéronautique et électronique.
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Le renforcement de notre industrie de défense, l’intensification de notre coopération européenne et la conduite à son terme de la réforme de notre dispositif militaire constituent les priorités du gouvernement dans le domaine de la défense.
Mmes et MM. les auditeurs, je vous souhaite bon courage pour la conduite de vos travaux, qui portent cette année sur « l’étude des nouvelles vulnérabilités de la défense et de la sécurité de la France ». Je serai très attentif aux enseignements et aux analyses que vous saurez dégager au cours de cette session, et qui apporteront, j’en suis sûr, une contribution utile à la réflexion sur les questions stratégiques et de défense. ♦