Au printemps 1995, Ethan B. Kapstein, directeur du Olin Institute de l’université Harvard signait un article très instructif dans la revue Foreign Affairs ⁽¹⁾. On y apprenait que dorénavant, les Américains étant seuls capables d’assurer la sécurité internationale, il convenait qu’ils deviennent « le seul fournisseur mondial de systèmes d’armes de haute technologie ». En outre, cela serait profitable aux alliés de Washington qui n’ont plus les capacités économiques et financières pour fabriquer d’onéreux systèmes concurrents et dont l’interopérabilité défaillante nuit au bon déroulement des opérations de paix que mène l’armée américaine. Enfin, cette production abandonnée aux seuls États-Unis entraînerait des prix moins élevés et les ressources ainsi épargnées par les Alliés pourraient être orientées vers des besoins prioritaires ou plus productifs. Bel exemple de philanthropie politico-industrielle ! Toutefois, Ethan B. Kapstein prévenait que si les pays tiers n’acceptaient pas ce processus, ceux-ci devraient user de la vente à perte (dumping) pour éliminer leurs derniers rivaux. L’économie et les affaires internationales pourraient de la sorte être façonnées sur le modèle américain pour assurer la sécurité des États-Unis et, partant, celle du monde.

Lire un tel texte d’un intervenant de la plus prestigieuse université américaine dans une non moins fameuse publication de relations internationales n’a rien de fortuit. Tenus par un membre éminent de l’intelligentsia et des affaires, ces propos dévoilent un but clair : assurer à terme sur le marché mondial la prédominance, voire le monopole, de l’industrie de défense américaine dans les armes de haute technologie (donc les plus chères à la vente). L’importance des mouvements de concentration réalisés depuis quelques années aux États-Unis au sein du complexe militaro-industriel et l’agressivité nouvelle à l’exportation des entreprises privées, le tout avec le soutien de la Maison-Blanche, sont des signes marquants de cette volonté. Un des exemples les plus significatifs nous est donné par la manière dont les Américains traitent conjointement le dossier diplomatique de l’élargissement de l’Otan en Europe centrale et orientale, et le volet commercial de leur implantation dans cette zone.

Les « Peco », dernier marché à conquérir

Les marchés proche-orientaux ou asiatiques sont en partie saturés de ventes américaines provoquant souvent une volonté de diversification de la part des États de ces régions. L’Afrique n’ayant les moyens d’aucune ambition, l’Amérique du Sud étant également exsangue, l’Europe centrale et orientale reste la seule cible séduisante. Les économies de certains de ces États connaissent une expansion certaine, leurs armées ne disposent souvent que de matériels désuets et leur désir de devenir membres de l’Alliance atlantique les pousse à vouloir s’équiper d’armements conformes à ses normes. De plus, cette zone constitue un bon champ d’expérimentation face aux seuls adversaires en mesure de disputer le leadership aux États-Unis dans les armements de pointe : les Européens de l’Ouest. En effet, la Russie restera encore longtemps handicapée par le marasme financier et le désordre intérieur, et les pays asiatiques, pour des raisons politiques (le Japon) ou économiques et technologiques (la Chine ou les « tigres ») n’entreront pas rapidement dans la compétition.