À propos du livre de Thérèse Delpech, La guerre parfaite et d'une recension qui en a été faite. Nous rappelons que l'auteur de l'opinion personnelle ci-dessous émise est directeur-adjoint de la Fed-Crest, maître de conférences à l'École polytechnique, professeur à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan.
Parmi les livres - Liberté, égalité, fraternité
Depuis plusieurs années la dégradation des mœurs publiques inquiète le pays. Les principes républicains figurant dans la devise nationale deviendraient-ils vides de sens ? L’accent placé désormais dans les programmes d’instruction civique sur les valeurs républicaines vient en rappeler l’importance et aussi l’urgence à les réhabiliter. Leur transmission aux jeunes générations conditionne en effet très largement l’avenir de la démocratie. C’est désormais un devoir personnel et civique que de résister à la tentation du cynisme. Cette aspiration rejoint les préoccupations et les attentes de la jeunesse et il faut s’en féliciter.
Parmi ces principes, ou tout au moins les applications qui en résultent, il en est un qu’il convient de ne pas oublier : celui du recours au débat public. Le sens moral, le sens civique seraient-ils à ce point anesthésiés qu’il deviendrait impossible en France de comprendre, d’admettre et de rappeler qu’une démocratie vivante et saine ne peut survivre, à la longue, à une absence de débats, y compris pour les affaires de défense.
Or, que constate-t-on dans les faits et d’une façon générale ? Le recours de plus en plus fréquent à l’anathème et à l’exclusion ; l’abaissement, par des artifices de forme, de celui ou celle qui profère des idées réputées hétérodoxes ; l’utilisation du mépris pour faire taire ; la tentation hégémonique de définir le débat selon des termes qui n’ont pas à être discutés. La peur de la confrontation transparaît derrière ces signes inquiétants. Est-ce l’effet d’un manque de courage ou le camouflage d’une panne d’arguments ? Alors, pour éluder le face-à-face, tous les artifices sont bons, y compris désormais les excès verbaux. Le compte rendu récent de l’ouvrage de Thérèse Delpech paru dans Défense Nationale illustre ce stade de dégradation du débat public. Il offre, néanmoins, l’occasion d’esquisser quelques réflexions sur cette crise du « non-débat » et il explique cette « opinion libre » que la revue a bien voulu publier.
Réglons tout de suite la question du compte rendu en question pour en venir aux problèmes de fond qu’implicitement il soulève. Son auteur peut ne pas avoir estimé l’ouvrage de Thérèse Delpech, libre à d’autres lecteurs de l’avoir au contraire apprécié, c’est mon cas. L’écriture est déliée, le style élégant et la réflexion pleine de finesse : l’auteur possède de toute évidence la légitimité intellectuelle à traiter de ces questions. C’est un point qu’il convient de souligner tant ce n’est pas toujours le cas. Ses œuvres passées et présentes le montrent amplement, Mme Delpech n’en est pas à son coup d’essai. Elle dresse un panorama exhaustif des interrogations stratégiques de cette fin de siècle. Peu importe qu’elle soit parfois trop allusive et que sur tel ou tel point on puisse être en désaccord avec elle, c’est finalement plus une question de sensibilité que de savoir. Ce livre a le mérite d’ouvrir un débat en éclairant certains des enjeux auxquels sont confrontées les politiques de défense des États occidentaux. En les analysant aussi clairement et d’une façon synthétique, Thérèse Delpech appelle à la réflexion et à la confrontation d’idées. À ce titre, La guerre parfaite atteint ses objectifs.
Alors pourquoi le ton condescendant et sexiste du compte rendu ? Les affaires militaires ne seraient-elles réservées qu’à une seule classe de la société et qu’au genre masculin ? Singulière conception des choses à l’heure où les armées s’ouvrent comme jamais aux femmes.
Personne ne le croit évidemment et combien de cadres militaires parmi ceux des générations montantes comprennent que leur avenir passe par davantage d’ouverture sur le milieu civil et sur une appréciation « pluridisciplinaire » des défis de sécurité. Au-delà de ces rappels d’évidence, le compte rendu nous invite, malgré le sentiment de malaise qu’il suscite, à précisément redécouvrir le sens et la portée de la devise républicaine, fondement des principes d’action en société. Cette redécouverte s’impose pour en revenir à plus de raison, sinon à plus d’humanité, à davantage de considération de la substance que des apparences.
Liberté : il s’agit ici de celle d’expression. Aucun tabou ne devrait exister dans le débat d’idées, si ce n’est celui d’être contraint par les limites qu’imposent la convenance, le respect d’autrui et la bienséance, c’est-à-dire faire preuve d’élégance d’esprit.
En réalité, cette carence de débat est d’abord le résultat d’une absence quasi totale de communication entre les décideurs politiques et les citoyens. On voit bien les protestations qu’une telle affirmation peut déclencher et ce n’est pas la diffusion sur l’Internet de communiqués officiels ou de discours qui, à elle seule, comblera aujourd’hui cette aspiration des citoyens, de surcroît contribuables, à participer. Quant aux débats au Parlement, combien de députés ou de sénateurs en déplorent les limites.
Les dirigeants britanniques l’ont bien compris en offrant la possibilité à leurs concitoyens de manifester leur opinion à l’occasion de la préparation de la récente Strategic Defence Review. On voit bien tout ce que le prétexte selon lequel ces questions n’intéresseraient pas les citoyens a de fallacieux. Malheureusement, en France, l’apparence du débat prend trop souvent le pas sur la substance. L’information pertinente est parcimonieusement diffusée.
Les exemples abondent. Est-il contraire à l’esprit des institutions, à la vraie pratique de la citoyenneté, qu’à l’issue de réunions d’importance, comme celles des ministres de la Défense de l’Alliance atlantique, les responsables du ministère montrent les enjeux, expliquent et justifient la position française ? Est-il inconcevable, alors que l’Alliance adoptera vraisemblablement, lors du sommet de Washington célébrant le 50e anniversaire de sa naissance, un nouveau concept stratégique, que le débat s’ouvre en dehors de l’administration ? On touche ici du doigt un problème qui dépasse les individus, fort estimables au demeurant, et qui concerne les effets pervers d’un système.
En manifestant récemment son inquiétude devant la crise morale profonde que traverse le pays depuis plusieurs années, un ami américain, excellent connaisseur des questions militaires françaises, avançait une explication intéressante. Cette crise serait due, selon lui, à l’absence d’une adaptation des rapports entre le pouvoir politique, la haute administration et les citoyens. Le système qui avait permis de relever si brillamment le pays des ruines et du désastre de la Seconde Guerre mondiale s’est perverti : la haute administration considère qu’investie de la mission de servir l’État, elle en tirait ipso facto une légitimité la dispensant, au-delà des simulacres, de rendre des comptes à la représentation nationale et, avec elle, aux citoyens de ce pays.
Égalité : égalité des sexes. La France présente la particularité de posséder dans les domaines de la réflexion intellectuelle un nombre impressionnant de femmes de talent. Le domaine de la réflexion stratégique n’échappe pas à cet heureux phénomène. Heureux, car ces femmes apportent au moins deux choses qui font parfois défaut à leurs collègues masculins : l’intuition et la faculté de mieux comprendre et d’admettre les changements prodigieux de notre époque. Ces talents sont d’ailleurs fort justement appréciés à l’étranger. Encore tout récemment, plusieurs d’entre elles et à des titres divers se sont vu confier des tâches d’animation de centre de recherche ou de conseil auprès d’importantes fondations internationales soutenant la recherche sur la sécurité.
Fraternité : commençons par honorer les deux premiers termes de la devise de la République française, le reste s’ensuivra ! ♦






