Présentation
En préparant ce dossier sur « Patrimoine militaire et esprit de défense », la revue Défense Nationale est totalement fidèle à son objet et à sa mission : susciter une réflexion sur l’esprit de défense ; poser des questions sur le bien-fondé d’une « stratégie de défense », entendue au sens le plus large de ces deux termes ; appeler les responsables du patrimoine militaire à une redéfinition de leurs perspectives au moment où des échéances essentielles se présentent, politiques, structurelles et techniques concernant la défense.
Dans son article intitulé « À la recherche de l’esprit de défense », Maurice Vaïsse rappelle les conditions historiques, parfois tragiques, dans lesquelles s’est forgé l’esprit de défense, et son évolution concomitante avec celle des notions de patrie, d’État, de nation. Sa conclusion souligne que cela s’est fait à partir de trois principaux facteurs : la « nation en armes », le service national, l’école. Au moment où, nous dit-on, la compétition est d’abord économique dans le cadre de la « troisième guerre mondiale », avec des entreprises multinationales sinon apatrides, que veut dire « nation en armes » ? Au moment où le service national se réforme et se dissout, comment et quand nos concitoyens pourront-ils se forger une opinion sur ces problèmes ? Au moment où les appels à faire de l’école un lieu où se diffuse une « instruction civique » ne rencontrent, de la part des responsables scolaires, — au mieux — qu’une approbation distante et polie, comment inscrire, dans la conscience commune, l’idée qu’il n’y a pas de collectivité sans acceptation d’idéaux partagés et de règles communes, et que ceux-ci passent parfois par l’affirmation claire des missions de défense ?
Partant de la lecture logique, mais combien opportune, du décret fondant le musée de l’Armée, le général Devaux rappelle que celui-ci est chargé « de maintenir et de développer l’esprit de défense dans la nation, le goût de l’histoire militaire, le souvenir de ceux qui ont combattu et sont morts pour la patrie, et la mémoire des gloires nationales militaires ; de contribuer à l’éveil des vocations au service des armes ; d’assurer la conservation et la présentation de ses collections ».
Si la troisième mission est purement « opérationnelle » (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit toujours budgétairement aisée, ni « muséologiquement » évidente), les autres sont clairement en complète phase avec les préoccupations de notre numéro. Ce musée, comme d’autres, se trouve totalement immergé dans les préoccupations d’histoire et de mémoire, la seconde supposant encore plus de sélectivité ou d’élection que la première. La présentation, « objective », d’un patrimoine militaire ne saurait se résumer à une lecture « stylistique ». Admirer le tableau de Gros, Bonaparte sur le pont d’Arcole, peut permettre une réflexion sur la technique de la mise en page et en couleurs d’un fait d’armes, mais conduit les visiteurs (au moins français) à un autre ensemble de pensées. Visiter Brouage, Neuf-Brisach, Mondauphin, peut amener à réviser la terminologie de l’art des fortifications et leur rôle dans l’édification d’une « cité idéale », mais convient aussi à penser à la belle figure de Vauban et à la construction de la France au XVIIe siècle et après.
*
Le patrimoine militaire, dans la définition qu’en propose Alain Monferrand, est assez vaste pour permettre à ses visiteurs toutes sortes d’associations d’idées liées à la défense. Qu’il s’agisse de parcourir musées et collections, de visiter citadelles ou fortifications, ou de marcher sur les champs de bataille, on peut, ou du moins on pourrait enrichir sa réflexion sur l’esprit de défense. Pour des raisons historiques évidentes, tenant au poids de notre passé militaire, les « lieux de défense » répertoriés dans une carte du « tourisme militaire » sont très nombreux en France et certains, comme les plages de Normandie, connus et respectés dans tous les pays du monde. Toutefois, notre auteur rappelle, et je souhaite le faire avec encore plus de force, que nous avons bien des progrès à faire dans « l’exploitation » (au sens noble du terme) de ce patrimoine. Sans aller jusqu’à évoquer Disneyland (comme le fait le général Siffre qui craint à juste titre les excès possibles de ce type d’animation), et tout en conservant l’indispensable respect, ne peut-on pas trouver souvent des présentations plus vivantes pour ce type de lieux, y amener davantage de professionnels de la muséologie qui n’ont pas de raisons objectives de rester dans les domaines traditionnels de la direction des Musées de France ? Ne peut-on pas suggérer aux responsables politiques et régionaux d’avoir aussi du « patrimoine » une vision plus ouverte : églises et hôtels particuliers, certes, mais aussi forteresses, usines d’armement comme le suggère l’ingénieur général de l’armement Crémieux, champs de bataille ? Je suis pour ma part convaincu que nous sommes en France capables de présenter des champs de bataille aussi bien que le service des Parcs nationaux américains anime et préserve Gettysburg, Lexington, Chalmette, Fort-Laramie ; de rendre vivantes, y compris pour la mise en scène, certaines citadelles aussi bien que les Canadiens animent Kingston ; ou encore, comme j’ai eu l’occasion de le faire à la Cité des sciences et de l’industrie avec l’appui de l’amiral Verdier qui rappelle l’exemple de l’Argonaute, d’introduire dans des lieux très fréquentés un bel élément de défense, bien présenté, ce qui lui procure immédiatement une importante fréquentation et donc contribue massivement à la « mission de défense » dont ce numéro parle.
À ces quelques remarques sur le patrimoine le plus visible, le plus matériel, en trois dimensions, j’aimerais ajouter que la réflexion sur l’esprit de défense et sa diffusion culturelle doit aussi englober un patrimoine beaucoup plus large : l’exemple de l’ECPA que nous n’avons pas traité ici, et qui est cité avec d’autres dans le numéro spécial des Cahiers de Mars (n° 157) consacré au patrimoine militaire, me vient naturellement à l’esprit, mais avoir celui des archives ou des bibliothèques. De même, des événements (défilés, prises d’armes, opérations « portes ouvertes », salons d’exposition de matériels militaires, colloques commémoratifs comme celui sur l’expédition d’Égypte, participation aux grandes manifestations navales comme l’Armada du siècle). Au-delà de ces moyens, que l’État ou les armées peuvent utiliser et mettre en scène, revenons sur cette proposition essentielle que m’inspire l’article du général Siffre ; Internet se répand et s’installe : pourquoi le ministère de la Défense ne prendrait-il pas l’initiative de fédérer, sous une forme à définir, tous les musées et lieux de défense dans son orbite en leur suggérant d’avoir des sites web et en encourageant à créer des liens « hypertextes » mettant à la disposition des internautes une connaissance globale de notre patrimoine et de notre discours sur ce sujet ? Ainsi pourrions-nous enrichir tout le matériel culturel sur la défense qui transite par les voies les plus classiques de la culture : cinéma, télévision, journaux, revues, livres ; et nourrir par un discours un peu plus « officiel », mais aussi plus équilibré, l’ensemble des réflexions sur l’esprit de défense que transmettent tous les véhicules privés, ouverts à toutes les options et à toutes les opinions (pessimistes ou optimistes, cauchemar ou harmonie).
*
Je suis persuadé que grâce à la qualité des articles proposés, que je n’ai pas tous cités dans cet avant-propos, le présent numéro de la revue Défense Nationale peut ouvrir des pistes nombreuses, à la fois sur le corps de doctrine constitutif de notre esprit de défense et la manière de l’aborder à une époque nouvelle par nos institutions. L’effort de réflexion sur la défense, réalisé pour certains publics spécialisés par des organismes tels que l’IHEDN, doit aussi rester vivant pour des publics beaucoup plus larges. La revue peut-elle appeler à des suggestions sur le sujet ? ♦