Éditorial
La Revue des questions de défense nationale est née en mai 1939 au moment où les orages d’acier s’apprêtaient à s’abattre sur l’Europe et le monde. Dans ces moments d’urgence où le drame se nouait, la naissance d’une revue, même traitant de questions de défense, pouvait paraître un événement dérisoire. Et pourtant, il est apparu indispensable à cet instant de refonder le concept de défense nationale, d’affirmer son caractère central d’universalité et la nécessité d’une réflexion stratégique vivante.
Tout est dit dans le premier éditorial du nouveau comité de direction de l’époque. On y rencontre en effet l’essentiel des réflexions et des concepts actuels.
Dès les premiers jours de la guerre la revue disparaît, le numéro de septembre 1939 composé n’est jamais publié et le fracas des armes recouvre alors le murmure des paroles.
Elle renaît dès la fin de la guerre, en juillet 1945. À la lumière de l’expérience récente et « tumultueuse », le général Alphonse Juin réaffirme cette universalité de la défense et la nécessité « de remuer des idées qui puissent servir aux constructions de l’avenir ».
C’est toujours la mission de Défense nationale et sécurité collective : susciter et diffuser une réflexion stratégique indépendante et novatrice. Le numéro spécial que nous éditons à l’occasion du 70e anniversaire illustre ce rôle de la revue.
Environ 146 000 pages de texte écrites par 3 500 auteurs ont été ainsi publiées. Elles ont été récemment numérisées et rassemblées dans une base de données qui représente 370 Giga octets de mémoire ; numérisation qui a permis la conception de ce « collector ».
Inévitablement il a fallu faire un choix dans ces articles, mais nous avons souhaité retracer l’évolution de la ligne éditoriale de façon à montrer comment la revue a témoigné des inflexions de la pensée stratégique française et comment elle a su se remettre en cause pour être au rythme de l’évolution sociale et des enjeux mondiaux.
Revenons au choix, les quarante-cinq années qui ont suivi la renaissance de la revue sont dominées par l’affrontement Est-Ouest et dans le débat stratégique qui l’accompagne ou le conceptualise, la question nucléaire est centrale. Il était donc naturel que nous lui consacrions une part importante avec une relecture actuelle d’articles de quelques grands noms fondateurs du concept français de dissuasion et de la stratégie nucléaire de notre pays, ainsi qu’un regard sur ces aspects éthiques et moraux. Sur ce thème lisez en particulier l’article prémonitoire de l’amiral Castex sur « la bombe atomique » écrit en 1945. Retrouvez aussi nos « quatre généraux de l’Apocalypse » : Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, sans oublier le chef d’orchestre, le général de Gaulle. Une place est réservée bien sûr à celui qui a été un de nos plus grands acteurs dans le débat stratégique, je veux parler ici de Raymond Aron.
Fidèle à sa vocation pluridisciplinaire de la défense, la revue tout au long de son existence a abordé tous les aspects de la vie sociale et internationale, on peut parler ici de stratégie globale ou comme le dirait le général Beaufre de stratégie totale.
Jean Guitton dans son article paru en 1972 donne une résonance particulière et résolument actuelle à cette ubiquité de la défense. Partant d’une réflexion sur le mécanisme de la dissuasion nucléaire conduisant à « un certain usage de la terreur », il le compare au pouvoir de dissuasion du preneur d’otage, on pourrait dire du terroriste, où les maîtres de la puissance nucléaire deviennent les esclaves d’un seul homme faible ou d’un petit groupe d’hommes. C’est passionnant !
Poursuivant son évolution, la revue après l’effondrement du bloc soviétique s’est attachée à déchiffrer le nouveau chapitre de l’histoire des relations stratégiques internationales. Paul-Marie de La Gorce, directeur de la publication de 1989 à 1995, le souligne, « l’heure n’est pas au relâchement des efforts mais à la recherche et à l’imagination » et il ajoute « telle sera la tâche de Défense nationale (…) en préservant la liberté d’esprit qui a fait l’autorité et la réputation de cette revue ».
À cette période apparaissent des sujets qui sont toujours les nôtres, parmi ceux-ci le texte de Jacques Berque, sur l’Islam, autorité incontestée en ce domaine, est d’une lumineuse clarté. De même le regard porté par l’amiral Marcel Duval, grand spécialiste des questions nucléaires, lui aussi directeur de la publication de nombreuses années, sur la prolifération nucléaire est particulièrement intéressant et prémonitoire des enjeux stratégiques modernes.
Puis la revue durant les années les plus récentes s’est attachée à s’ouvrir à l’Europe et à la sécurité. On y retrouve l’écho des débats qui ont agité ou agitent encore ce début du XXIe siècle. En particulier, le changement de titre illustre la volonté du comité de rédaction et des administrateurs de mieux prendre en compte la notion de sécurité et de son lien étroit avec la défense.
Ce numéro à la fois plein d’une certaine nostalgie, mais aussi de beaucoup de fierté et d’espoir, ne pouvait s’achever sans un regard et une réflexion sur l’avenir du débat stratégique à l’heure d’Internet et de la « blogosphère ». Car telle est la vocation affirmée de la revue, celle d’une réflexion stratégique tendue vers l’avenir, ouverte et sans cesse renouvelée.
Avant de terminer, je voudrais rendre hommage à tous les directeurs de publication, rédacteurs en chef, auteurs, lecteurs qui tout au long de ces soixante-dix années ont contribué à faire de la revue le média privilégié de la réflexion et de la diffusion de la pensée stratégique française. Rendre hommage également à l’équipe de la revue conduite par l’amiral Girard qui a réalisé ce numéro spécial témoin du rôle de la revue Défense nationale et sécurité collective et incite tous ceux et celles qui y participent à dynamiser et renouveler la pensée stratégique.
Telle est la mission que s’assigne la revue pour les soixante-dix années à venir, et qu’a confirmée le président de la République dans son message. Qu’il en soit remercié.