L'auteur insiste sur la fragilité des États, résultant de difficultés internes, beaucoup plus qu'externes, donnant lieu à des appels de sécurité, ce qui favorise l'action des puissances régionales et mondiales.
Ouverture
Le lien entre les enjeux politiques et les flux transnationaux d’une part, et les stratégies de puissance et d’influence d’autre part, réside dans les caractéristiques mêmes du processus de construction de l’État en Asie centrale. Le phénomène de création étatique en cours dans la région est en effet défaillant à certains égards, et les difficultés auxquelles il est confronté expliquent en partie le développement d’interventions extérieures (1).
Depuis 1992, le processus de construction de l’État en Asie centrale pose un certain nombre de difficultés, remettant en cause la stabilité, voire la viabilité des structures en place. Ces difficultés résultent de la menace islamiste, telle qu’elle s’est ouvertement manifestée au Tadjikistan dès le mois de mai 1992, et plus récemment aggravée en Ouzbékistan et en Kirghizie, entre les mois de février et d’août 1999. La menace islamiste doit toutefois être analysée avec prudence, puisqu’elle est en partie instrumentalisée à des fins politiques. Les obstacles que rencontrent les républiques d’Asie centrale dans leur effort d’édification de l’État sont également liés à la question des minorités, russe au Kazakhstan et en Kirghizie, ouzbèke au Tadjikistan et au Turkménistan. Un « Parti russe », revendiquant une représentation proportionnelle des Russes dans les organes gouvernementaux, a par exemple été formé en janvier 2001 au Kazakhstan — où la minorité russe représente plus de 30 % de la population de la république (2). Le problème de construction étatique tient enfin à la détérioration des conditions économiques et sociales, qui contribue à affaiblir la légitimité de l’État en Asie centrale. Le chômage demeure chronique, aggravé par la structure démographique, relativement jeune ; quant aux perspectives de développement, elles paraissent limitées par la criminalisation de l’économie (3).
Il se dégage de ces difficultés internes l’observation suivante : l’État ne remplit pas ou plus sa fonction sécuritaire — par le contrôle du territoire, l’allégeance de la population, et l’exercice effectif de l’autorité gouvernementale. Nous assistons de ce fait à une crise du rapport État-sécurité, et à la formulation de nouveaux concepts, tels que le concept de quasi-État (4) ou celui d’État effondré (5).
Considérées sous l’angle de la faiblesse des États, les interventions extérieures prennent un sens particulier : elles semblent en partie répondre à des appels de sécurité et de puissance de la part des républiques d’Asie centrale. Ces appels ont pour objet de mobiliser le soutien d’une puissance étrangère — régionale ou mondiale, ou d’une organisation internationale pour que soit en définitive remplie la fonction de sécurité qui incombait jusqu’alors théoriquement à l’État.
La réalité, la perception ou l’instrumentalisation de menaces internes structurent en effet les visions de coopération régionale, orientent ou réorientent les politiques étrangères. Ainsi, pour faire face à la menace islamiste, le Tadjikistan signe le 15 mai 1992 le traité de sécurité collective de la CEI, et appelle, dès le 19 septembre 1992, au maintien de troupes militaires et de gardes-frontières russes sur son territoire, de façon à ce que soit assuré le contrôle de la frontière avec l’Afghanistan. En ce qui concerne la question des minorités, le Kazakhstan (6) aménage une coopération étroite avec la Russie pour prévenir tout risque de conflit avec la communauté russe vivant sur son territoire. Enfin, pour promouvoir leur développement économique et social, les républiques d’Asie centrale encouragent les investissements en provenance de l’étranger, notamment des États-Unis en ce qui concerne l’exploitation de leurs matières premières — gaz et pétrole (7). Ces appels de sécurité et de puissance des républiques d’Asie centrale constituent des occasions d’intervention de la part des puissances régionales et mondiale telles que la Russie, la Turquie, l’Iran et les États-Unis. Si ces interventions ont souvent été présentées comme relevant d’une logique néo-impériale, d’une stratégie pan-turquiste, d’un mouvement pan-islamiste, ou d’une volonté hégémonique mondiale, il ne faut pas négliger le fait qu’elles servent avant tout des intérêts de sécurité et de puissance qui sont propres aux acteurs décidant d’intervenir. Au regard de cette double dynamique de construction de l’État par l’intérieur et surtout par l’extérieur, il reste alors à savoir si les intérêts des acteurs extérieurs peuvent véritablement coïncider avec ceux des républiques d’Asie centrale en cours de formation. ♦
(1) Voir en particulier à ce sujet : Bruno Coppieters, « The Relationship Between Internal Cohesion and External Sovereignty in Central Asia and the Caucasus », Perspectives on Central Asia, mai 1997, http://www.cpss.org/casianw/perca0597.txt
(2) RFE/RL Newsline, 18 janvier 2001, http://www.rferl. org/newsline/2001/01/180101.html
(3) Pour plus de détails, voir : Martha Brill Olcott, « Politics of Economic Distribution in the Caspian Sea States », Testimony before the US Senate Foreign Relation Committee, 12 avril 2000, texte disponible sur le site du Carnegie Endowment for International Peace, http://www.ceip.org/files/Publications/
(4) Robert H. Jackson : Quasi-States : Sovereignty, International Relations and the Third World, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
(5) Ira William Zartman, Collapsed States: The Disintegration and Restoration of Legitimate Authority, Boulder, Lynne Rienner, 1995.
(6) Le Kazakhstan proclame officiellement son indépendance le 16 décembre 1991, et intègre la CEI dès le 21 décembre 1991.
(7) Pour des informations complémentaires concernant l’intérêt des États-Unis pour les ressources énergétiques de la région, voir : Anthony H. Cordesman, « The US Government View of Energy Developments in the Caspian, Central Asia and Iran », Center for Strategic and International Studies Publications, 27 avril 2000, http://www.csis.org/stratassessment/reports/caspianenergy.pdf