Gendarmerie - Gendarmerie et dualisme policier : fondements et justifications
Toute évocation du dualisme policier conduit inévitablement à aborder la question de la relation éventuelle entre l’architecture du système policier et la nature du régime politique. À ce niveau, il convient d’opérer une distinction entre le système policier dualiste (vertical) de type français et le système policier pluraliste (horizontal) de type anglo-saxon. Mode d’organisation en vigueur en France, mais aussi en Italie, en Espagne (1) ou dans certains États africains et sud-américains, le dualisme se caractérise par la coexistence de deux institutions concurrentes et statutairement différentes, l’une militaire et l’autre civile, qu’elles soient ou non rattachées au même département ministériel. Le pluralisme réside, quant à lui, dans l’existence séparée de plusieurs forces civiles du fait généralement de la décentralisation administrative ou de l’organisation fédérale des États. Ce pluralisme n’est, en fait, qu’une complexification du monisme policier (existence d’une institution policière unique), dans la mesure où, d’une part, le morcellement du système policier en diverses forces indépendantes (comme en Angleterre avec les polices des Counties et en Allemagne avec les polices des Länder) n’a pas pour effet de mettre en présence, par-delà la distinction police locale-police centrale, deux ou plusieurs institutions policières monolithiques et concurrentes, mais une mosaïque de micro-polices d’importance inégale.
D’autre part, sans même faire référence à l’action centralisatrice opérée par l’existence de mécanismes de contrôle et de coopération, par la législation policière et par le principe d’égalité entre les citoyens, le personnel de ces diverses forces appartient à des catégories de fonctionnaires civils qui tendent à connaître une certaine uniformisation statutaire, de sorte qu’il n’y a pas, comme dans le dualisme, d’un côté, des militaires, de l’autre, des civils. Contrairement au présupposé couramment avancé à des fins de justification, le dualisme (ou pluralisme) policier n’est pas en soi l’apanage ou l’un des éléments constitutifs de la démocratie. Dans le même ordre d’idées, le monisme policier n’est pas forcément synonyme de régime autoritaire ou totalitaire. En effet, s’il est fréquemment admis que le monisme policier est une caractéristique des pays totalitaires, il s’agit malgré tout d’une affirmation susceptible d’être démentie par l’analyse du système policier moniste en vigueur dans certains États démocratiques (comme, par exemple, la Suède) ou bien encore par celle du système policier pluraliste des États totalitaires d’obédience fasciste ou communiste. Aussi paraît-il singulièrement hasardeux de se livrer à toute corrélation entre le mode d’organisation du système policier et la nature du régime politique.
Pour s’en tenir au système français, le dualisme policier a représenté plutôt une manifestation, au mieux une garantie, pour la démocratie. Après avoir vu le jour sous l’absolutisme monarchique, avec le développement séparé de deux forces chargées de la sûreté l’une des campagnes (maréchaussées), l’autre des villes (guet et intendants de police en province, lieutenance générale de police à Paris), le dualisme a été adopté — à l’initiative des constituants de 1791 et non sans un certain opportunisme — par le système démocratique, qui a su déceler dans l’existence de deux forces de police distinctes une application quasi fortuite et prémonitoire du principe de séparation des pouvoirs. Ce dualisme policier n’a pas été remis en cause par les régimes qui se sont succédé, de sorte que ce mode de structuration du système policier ne peut s’identifier de manière exclusive avec le régime démocratique. Sous le Premier Empire et la Restauration, comme sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire, le dualisme policier est apparu comme un moyen plus ou moins explicite de dissiper ce que l’on peut appeler le « spectre de Fouché », c’est-à-dire le risque de voir l’omnipotence d’un ministre de la police, sous l’autorité duquel seraient placés l’ensemble des gendarmes et des policiers, compromettre l’absolutisme du pouvoir impérial ou monarchique. Si le dualisme n’est pas ainsi l’œuvre, la condition ou la caractéristique de la démocratie, comme pourrait l’indiquer d’ailleurs son extension — il est vrai en vertu de raisons conjoncturelles — dans le domaine du maintien de l’ordre sous le régime de Vichy (2), il trouve cependant dans les principes démocratiques certaines de ses justifications. Dans la logique démocratique, le dualisme policier revêt, en effet, une signification idéologique en termes de souveraineté et de séparation des pouvoirs, ce type d’organisation représentant à la fois un obstacle à l’autonomisation d’un éventuel pouvoir policier et une garantie d’indépendance pour le pouvoir judiciaire.
S’agissant, en premier lieu, de la fonction d’immunisation contre le danger que pourrait représenter un pouvoir policier, cette argumentation ne peut être fondée sur le postulat selon lequel le caractère unitaire du système policier serait nécessairement un terrain favorable à ce type de phénomène. Considéré, de manière plus pragmatique, comme un garde-fou permettant de faire face à toute altération du principe de subordination politique et juridique de l’appareil policier, le dualisme apparaît comme un moyen pour le pouvoir légitime de se prémunir contre toute dérive séditieuse de la part des forces policière ou gendarmique. Bien que détourné de sa signification initiale, l’aphorisme de Sieyès « diviser pour empêcher le despotisme » synthétise bien cette logique étatique de pérennisation du dualisme policier. À moins que les deux forces ne se liguent contre le pouvoir légitime (ce que leur différence de statut et leur mise en concurrence semblent rendre difficile, si ce n’est hypothétique), ce dernier est en mesure, en cas de défaillance de l’une ou l’autre force, de disposer des moyens indispensables pour assurer sa liberté de manœuvre et la sécurité de ses institutions supérieures, mais aussi pour ramener dans le droit chemin la force séditieuse et rétablir l’ordre public, tout en pouvant, si nécessaire, faire appel aux forces armées. Apparaissant ainsi comme une garantie susceptible de préserver le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le dualisme policier se trouve justifié à l’heure actuelle par deux principaux cas de figure en forme de scénario-catastrophe : le premier, le pronunciamento — le « spectre de César » — au cours duquel la gendarmerie franchirait le Rubicon pour s’emparer du pouvoir, aux côtés éventuellement d’autres forces militaires ; le second, le déclenchement d’un mouvement de contestation sociale des fonctionnaires de police orchestré par leurs organisations syndicales et provoquant, par leur action ou bien leur inaction, des troubles graves à l’ordre public. Compte tenu du caractère peu vraisemblable de ces deux hypothèses, il est possible d’avancer l’idée selon laquelle le maintien du dualisme policier aurait surtout pour fonction de répondre au besoin de sécurisation des gouvernants, ce qui peut expliquer qu’aucun d’eux ne l’ait jamais remis en cause. Cette approche psychanalytique du pouvoir et de ses détenteurs permet de concevoir pourquoi la gendarmerie, force militaire réputée pour sa neutralité, sa discipline et sa disponibilité, semble recueillir, par-delà les régimes et les alternances politiques, les faveurs des gouvernants.
Pour ce qui est, en second lieu, de la fonction de régulation de la séparation des pouvoirs, le dualisme policier concourt à la préservation de la liberté d’action des magistrats à l’égard de l’appareil policier et à travers lui — à moins que ce dernier ne s’érige en un pouvoir policier — à l’égard du pouvoir exécutif. Cette garantie d’indépendance réside, pour l’essentiel, dans la faculté conférée aux magistrats par le code de procédure pénale de procéder à la saisine, de requérir le concours de l’une ou l’autre force. Auxiliaires de la justice, les gendarmes et les policiers sont donc mis à la disposition des magistrats, qui peuvent faire appel, en cas de défaillance ou d’incurie d’un service de police ou de gendarmerie, au service analogue relevant de l’autre institution. Argument de prédilection avancé à l’appui de toute justification du dualisme policier, cette contribution indéniable à la préservation de l’indépendance du pouvoir judiciaire ne peut pour autant dissimuler un autre phénomène situé, quant à lui, à l’intérieur même du système dualiste. L’activité de police judiciaire révèle, en effet, l’existence d’une concurrence farouche à laquelle se livrent police et gendarmerie dans ce que l’on qualifie médiatiquement de « guerre des polices », un phénomène qui recouvre non seulement les situations de concurrence exacerbée et de tensions entre les services de police et de gendarmerie, mais aussi les situations analogues observées au sein même de la police (entre la préfecture de police de Paris et les services de province ou encore entre les services régionaux de police judiciaire et les services d’enquêtes des polices urbaines). Par-delà les justifications normatives par référence aux principes démocratiques, le dualisme policier représente, dans cette perspective, une construction politico-administrative empirique, maintenue sous la pression conjuguée de deux logiques institutionnelles.
Produit avant tout des circonstances historiques, la bipolarité du système policier français procède donc également des manœuvres opportunistes du pouvoir politique soucieux de s’assurer le soutien de l’appareil policier, des garanties consenties au pouvoir judiciaire pour préserver son indépendance sans cesse menacée et de la concurrence à laquelle se livrent les deux institutions chargées de la sécurité intérieure. ♦
(1) La politique de régionalisation mise en œuvre par la Constitution de 1978 a transformé ce caractère dualiste, avec l’apparition, à côté de la Guardia Civil (force militaire) et du Cuerpo Nacional de Policia (force civile), de polices locales, qu’il s’agisse des forces régionales que peuvent créer les communautés autonomes (Ertzaintza au Pays basque, Mossos d’Esquadra en Catalogne) ou des polices municipales qui relèvent des communes.
(2) Avec la création, par la loi du 23 avril 1941, des groupes mobiles de réserve (GMR), forces civiles à partir desquelles seront constituées, par l’ordonnance du 8 décembre 1944, les compagnies républicaines de sécurité.