Indonésie – La nouvelle donne
L’Indonésie est actuellement secouée par un véritable choc des civilisations qui se traduit par une myriade de conflits ethniques et religieux en différents points de ce vaste archipel aux 13 000 îles. Dans la province d’Aceh située à la pointe nord-ouest de l’île de Sumatra, le mouvement séparatiste musulman se compose de trois courants identifiés : une faction favorable à l’instauration d’un sultanat, un groupuscule propagandiste constitué de jeunes étudiants qui entretiennent des relations avec les organisations de jeunesses islamiques et une cellule idéaliste composée d’intellectuels réformistes des universités locales. Pour l’auteur, la rébellion d’Aceh n’est pas vraiment de nature religieuse. La dissidence a des racines historiques (les premières terres islamisées de l’Asie du Sud-Est se trouvent dans la région) et des soubassements politiques (la lutte contre « l’impérialisme javanais »). Par ailleurs, la zone a pris une importance particulière avec la découverte de gisements de gaz naturels. Mais les habitants de cette contrée potentiellement riche se plaignent de ne pas tirer profit des retombées économiques générées par cette manne industrielle.
Aux Moluques, l’antagonisme qui oppose les chrétiens et les musulmans a pris une tournure inquiétante. Selon un rapport de l’Onu, les deux communautés vivent de manière complètement séparée : les marchés, les commerces et les bureaux officiels fonctionnent en structures parallèles ; seuls le bureau du gouverneur et l’hôpital militaire sont ouverts aux deux communautés. Le conflit religieux est exploité par des mouvements islamistes qui ont lancé un appel à la guerre sainte (Jihad) pour « donner une leçon aux chrétiens, et venger leurs frères musulmans tués ».
Au Timor-Oriental, les récits d’horreurs et de massacres perpétrés par les milices progouvernementales à l’encontre des habitants catholiques ont placé cette ancienne colonie portugaise sous les feux de l’actualité. Les représailles ont fait suite au référendum du 30 août 1999 qui a vu une écrasante majorité se prononcer pour l’indépendance de cette terre lusophone. La question épineuse du Timor-Oriental, pendante depuis 1975, avait été ravivée en octobre 1999 après l’attribution du Prix Nobel de la paix à Monseigneur Carlos Belo, évêque de Dili (capitale du Timor) et à Jose Ramos-Horta, vice-président du conseil national de la résistance timoraise. Dans cette poudrière, la culture chrétienne prédominante, héritée de quatre siècles de présence portugaise, a été gravement perturbée avec la mainmise brutale sur toutes les affaires de la province d’une administration musulmane aux ordres du pouvoir de Jakarta. L’intervention des Nations unies et le déploiement d’une force internationale d’interposition ont mis fin aux affrontements, mais pas aux blessures. De nos jours, la zone controversée se trouve dans une période de transition avant son accession à l’indépendance.
Le choc des cultures reste également très fort en Irian Jaya (Papouasie occidentale). Cette région, difficilement pénétrable, demeure le domaine d’une humanité primitive. Les Papous, présents sur ces terres depuis cinquante mille ans, s’opposent à l’exploitation des richesses régionales (bois, nickel, pétrole, or, cuivre) par des compagnies extérieures. À l’instar des Timorais (orientaux), les Papous ne supportent pas les tentatives « d’indonésiation » des tribus traditionnelles et l’afflux de peuplades en provenance d’autres îles qui ont été envoyées de force en Papouasie occidentale dans le cadre de la politique de « transmigration ». Cette politique lancée par Jakarta dans les années 80 avait pour but de faire émigrer certaines populations d’îles surpeuplées (en particulier de Java) vers des îles moins peuplées. Ces flux de population ont ébranlé les équilibres ethniques des régions d’accueil, en particulier Irian Jaya, Kalimantan et, dans une moindre mesure, Sulawesi (Célèbes). Ces événements ont provoqué des fractures culturelles.
L’archipel est aussi fragilisé par des incertitudes politiques. Après trente-deux ans de dictature (le général-président Suharto a été renversé en mai 1998), l’actuel président Wahid (surnommé Gus Dur) a entamé un processus de réduction de l’influence militaire dans les affaires du pays. La tâche s’avère délicate car, sous la présidence de Suharto, l’institution militaire a été omniprésente dans tous les grands centres de décision de la nation, dans la fonction publique, aux postes de gouverneurs des régions, au Parlement, dans les sociétés para-étatiques et même dans beaucoup de compagnies privées. Cette ubiquité de l’armée dans la vie de l’archipel était la conséquence du dwifungsi, un principe constitutionnel qui a investi les militaires d’une double fonction : protéger la nation contre les menaces extérieures et participer activement à la vie politique et sociale du pays. Ce concept, « enfant bâtard de l’ordre nouveau de Suharto », est aujourd’hui remis en cause.
Les difficultés de l’Indonésie ne concernent pas seulement les conflits ethniques et confessionnels. Elles ont trait aussi aux cafouillages de l’économie, au désir populaire de voir l’ancien président Suharto passer en jugement et à la fragilité du pouvoir actuel. Cette fragilité a provoqué une grogne montante à l’encontre du président Wahid qui se voit reprocher la lenteur des réformes, sa proposition d’en finir avec l’interdit du communisme en vigueur depuis 1965, son implication dans des scandales financiers et l’incapacité de son gouvernement à enrayer les vagues de séparatisme. Sur ce chapitre, l’idée d’un État fédéral a été prise en compte par les milieux politiques. Beaucoup d’observateurs pensent toutefois que l’archipel n’abandonnera pas son système unitaire de sitôt. Celui-ci est basé sur le sacro-saint principe du Pancasila (l’unité dans la diversité). Des spécialistes proposent cependant que l’Indonésie inclue « quelques éléments de fédéralisme » dans son organisation actuelle, comme « la création d’un Sénat pour les représentants régionaux, avec un pouvoir égal à celui de la chambre des Représentants pour la fabrication des lois ».
Pour sa survie, l’État indonésien doit donc impérativement repenser le contrôle qu’il exerce sur ses provinces, contrôle qui fût jusqu’à présent le seul garant de son unité. Selon l’auteur, le gouvernement de Jakarta doit restructurer l’administration du pays, sans pour autant opérer une rupture avec les principes fondamentaux issus de la constitution de 1945. En fait, le véritable défi de l’Indonésie consiste à « recréer le lien perdu entre ses citoyens et ses élites dirigeantes ; mais la confiance ne s’établit pas par décret, et ce d’autant plus après les trente années du régime Suharto ». Telle est la conclusion de Philippe Raggi. Ce jeune chercheur indépendant, grand connaisseur de l’Asie du Sud-Est, a vécu et travaillé dans la zone. Il s’est rendu notamment à deux reprises en Indonésie, dont aux Moluques et aux Célèbes en septembre 1999. Dans l’ouvrage qu’il nous propose, il présente toutes les données fondamentales d’un pays qui doit davantage retenir notre attention pour au moins trois raisons. Tout d’abord, l’Indonésie est le quatrième au rang mondial pour sa population (216 millions). La seconde raison est d’ordre stratégique : ce vaste archipel de près de 2 millions de kilomètres carrés est situé sur la route des grands pétroliers en route pour le Japon, et il est le point de passage obligé entre les océans Indien et Pacifique. La troisième source d’intérêt relève du fait que l’Indonésie est le premier pays musulman du monde (87 % de la population, soit près de 188 millions d’adeptes de l’islam). Beaucoup de lecteurs reprocheront cependant à Philippe Raggi d’énumérer les éléments du pays en s’appuyant sur une litanie de comptes rendus de presse parfois confus et de ne pas se livrer à des réflexions plus profondes, donc de manquer de recul. Maints détails relèvent en effet beaucoup plus d’un ouvrage journalistique que d’un document géopolitique. Mais le livre a au moins le mérite de soulever les principaux problèmes qui agitent ce territoire du Sud-Est asiatique. ♦