Hayastan
Les malheurs de l’Arménie, « premier royaume chrétien du monde », et de son industrieuse population font partie des données historiques communément admises. Il est ainsi, à travers les siècles, des nations qui semblent appelées à subir périodiquement les pires persécutions entre deux sursauts de prospérité et d’éclat. Avant de passer au vif du sujet, le livre rappelle opportunément le cadre géographique, le relief montagneux et compartimenté du pays, les particularités de l’église unicéphale (forcément mal vue de Byzance) et de l’alphabet, les pôles d’excellence en matière d’arts et de techniques, enfin la longue et lourde tutelle ottomane supportée pourtant longtemps sans trop de dommage.
À côté de la vaste aire de répartition de la diaspora, le rêve d’une grande Arménie débordant largement les limites de la petite république actuelle (et ne se limitant donc pas au minuscule territoire du Karabagh), n’a cessé de hanter les esprits. Ces ambitions, accompagnant la lutte perpétuelle pour l’indépendance, entretenues par les belles paroles des Puissances, n’ont entraîné que déceptions et reniements au nom de l’équilibre européen et des intérêts économiques des uns et des autres. Les vœux pieux du traité de Berlin en juillet 1878 annihilent les espoirs conçus à San Stefano en mars, au grand dam des délégués arméniens « repoussés à Saint-Pétersbourg et baladés à Londres ». La Grande-Bretagne sympathise, mais n’agit pas, tandis que, soucieux de Realpolitik, « l’aigle allemand favorise la démence turque » et que la Porte joue la montre. La Grande Guerre améliore peu les choses : malgré l’héroïsme des légionnaires arméniens, les envolées d’Anatole France et les efforts de Gouraud, les Occidentaux sont fascinés par Mustapha Kemal et soucieux de dresser une « Turquie solide face à la poussée des Bolcheviks ». Berlin avait effacé San Stefano, Lausanne (qui « noie la question arménienne dans le lac Léman ») efface Sèvres.
Les gouvernements avaient pourtant connaissance, par les diplomates et les rapports des missions, abondamment cités ici, d’une situation qui ne se bornait pas au maintien obstiné de la vassalité arménienne, mais comportait bel et bien des accès de cruauté. Le livre est consacré en majeure partie au génocide de 1915-1916 qui se déroula par moitiés sur place et au cours d’une déportation qui ne fut qu’un « arrêt de mort planifié et déguisé ». Le Parlement français a sans doute eu ses raisons pour reconnaître, après quelque 80 ans, la disparition violente accompagnée de confiscations et de pillages, d’environ un million et demi d’Arméniens, soit au moins les deux tiers de cette population vivant à l’époque dans l’empire ottoman. À part de très rares cas de manque de zèle, voire de compassion, chez des gouverneurs vite remplacés, on est confondu par la sauvagerie des exécuteurs. Ces horreurs sont présentées, textes sans ambiguïté à l’appui, non comme des initiatives subalternes, mais comme l’application d’ordres formels émanant du plus haut niveau.
Rapporter plus de détails sur une tuerie n’est pas la vocation de cette recension. Relevons en revanche plusieurs éléments souvent mal connus à joindre au dossier : tout d’abord, les massacres en grand ne furent pas limités à la tragédie de 1915, mais commencèrent dès 1895 sous le règne d’Abdul Hamid II, dit « le sanglant ». Ensuite, le pouvoir turc utilisa à grande échelle des bachi-bouzouks kurdes qui, malmenés par les Ottomans, « se payaient sur l’Arménien » ; avant de s’apitoyer sur leur sort, on recommande donc ici de considérer qu’« ayant semé le vent de la mort, ils récoltent aujourd’hui la tempête de l’extermination ». Enfin, après avoir soulevé quelque espoir, le régime Jeune Turc se révéla pire que le précédent.
Le réquisitoire est accablant et à coup sûr largement fondé. Si les Arméniens se sentaient, par la culture et la religion, proches d’une Russie « se parant de vertus humanitaires pour masquer ses aspirations expansionnistes », s’ils ne cachaient pas leur attachement traditionnel à la France, l’ouvrage établit qu’il n’y eut pas de leur part d’actes de trahison caractérisée, ni d’« exigence séparatiste » en pleine guerre. Les épisodes de Van et du djebel Moussa ne relevaient que d’une réaction de survie. Il manque la plaidoirie de la défense qui pourrait réclamer un travail historique rigoureux, encore que difficile à réaliser à partir de témoignages anciens et toujours partiaux et d’archives incomplètes et désordonnées ayant abouti… au Vatican, après avoir été bradées au prix du papier ! Les avocats pourraient faire état de la difficulté à maintenir la cohésion de l’État pour un « homme malade » repoussé des Balkans, attaqué aux Dardanelles, les Russes à Erzerum et la Mésopotamie en révolte. Sans aller jusqu’à une attitude de dénégation opiniâtre, traditionnelle, mais peu crédible, ils pourraient aussi invoquer les prétentions peu acceptables du Livre orange de 1913, pas mal d’agitation à défaut de soulèvement d’ensemble, et le cycle infernal et classique « provocation-répression ». Ce « premier génocide du XXe siècle » n’est malheureusement pas une exception dans l’histoire, ni le seul à avoir endeuillé ce siècle. La recherche délibérée d’une « solution finale », organisée de façon « régulière et systématique », s’acharnant sur une population relativement aisée et cultivée, rappelle évidemment bien des choses. Pour l’auteur, « l’holocauste juif a occulté le génocide arménien ». Faut-il dans ce domaine se lancer dans des rivalités et des arguments comptables ? ♦