Chirurgien dans la coloniale
Le sous-titre « La saga d’un cul noir » révèle, sans doute mieux que le titre lui-même, le caractère de cet ouvrage apparemment rédigé à la diable, dans un style assez loin de la précision et de la rigueur supposées du geste chirurgical. L’expression est pittoresque, souvent crue, parfois argotique. Certaines périodes, voire certaines journées, sont décrites en détail, alors que des années entières sont évoquées en peu de lignes. C’est justement ce côté non académique qui fait le charme et l’intérêt de ce livre plein, tour à tour et sans transition, d’émotions presque naïves, d’appréciations émerveillées, de saintes colères manifestées sans ménagement et de quelques règlements de comptes.
Plus de la moitié du volume porte sur la jeunesse passée au Tonkin. D’abord, la quiétude de la vie coloniale à Hanoï « dans un climat calme, tranquille, et de bonne harmonie apparente entre les blancs et les jaunes », le petit lac, le bep à la cuisine, la « co » au lit, le taxi sur la piste de danse et le comprador dans son négoce ; l’excellence du lycée Albert Sarraut et la qualité des élites autochtones. Puis la période noire de l’occupation japonaise, d’une pseudo-résistance imprudente et bavarde et des bombardements américains ; les attentes et les craintes de la population européenne coupée de la métropole et se raccrochant à l’« habileté manœuvrière » de l’amiral Decoux (la copie de la lettre cinglante de celui-ci à Thierry d’Argenlieu, jointe en « note additionnelle » ne laisse aucun doute sur les sentiments de l’auteur à cet égard). Enfin, les hordes chinoises de la relève, les manifestations et les exactions nationalistes et le début des opérations menées par le corps expéditionnaire français.
Cependant, la vocation du jeune Merle s’est imposée de façon irrépressible (« sans vocation – selon lui – la vie est terriblement insipide »). Après des études menées dans des conditions difficiles, il quitte dès 1946 l’Indochine, l’hôpital Lanessan et le spectacle de ces « pauvres héros morts… dont se foutaient les politiciens et les grands chefs ». Sa carrière se déroule ensuite sous des cieux divers, Cameroun, Nouvelles-Hébrides, Côte d’Ivoire. Le petit garçon bien élevé du Tonkin s’est mué en blédard endurci et roule sa bosse en connaissant mille aventures. Il regrette parfois l’exercice de la médecine « par voie autoritaire » auprès des populations indigènes, ainsi que son efficacité mesurée en termes de pourcentages. Il se plaint aussi d’avoir à batailler pour pratiquer vraiment sa spécialité sans avoir à se noyer dans les besognes politico-administratives. Il sent venir la décolonisation et découvre les intrigues qui l’accompagnent.
Au total, le lecteur sent dans ces pages un immense attachement pour la chirurgie et pour ceux, culs noirs disparus, qui donnèrent « leur cœur, leur santé et quelquefois leur vie » dans l’entreprise coloniale. La technique pure occupe ici peu de place, encore que fournissant des pages saisissantes sur le tri des blessés ou l’excision des fillettes noires. En même temps, un beau talent de narrateur, de critique et d’humoriste apparaît çà et là, qu’il s’agisse d’un typhon subi en mer de Chine, du premier contact étonné et grinçant avec la gent militaire féminine, de la progression dans la brousse camerounaise au milieu des gorilles « aux abdomens de grands obèses et aux seins de matrones », ou encore de l’ambiance de la société des colons néo-hébridais, des gens « taillés à la hache, mal équarris ».
Le docteur Merle est à coup sûr un esprit indépendant, peu convaincu par les cogitations des « hautes sphères », bien peu militariste pour un praticien en uniforme, mais sincère et parlant de ce qu’il connaît. Une raison pour aller passer une paire d’heures au musée du Val-de-Grâce et redécouvrir l’œuvre de Yersin et de Jamot. ♦