Éditorial - La dissuasion nucléaire française à l'épreuve des temps
LA DOCTRINE
La constitution de la « force de frappe » dans les années 60, en pleine guerre froide, correspondait à deux objectifs :
- l’un, politique : assurer la liberté d’action de la France et son « rang » dans le monde ;
- l’autre, militaire : défendre nos intérêts vitaux en faisant courir à tout agresseur potentiel des « risques inacceptables, hors de proportion avec l’enjeu du conflit ».
L’objectif politique a été pour notre pays un moyen d’affirmer son autonomie de décision par rapport aux États-Unis.
L’objectif militaire impliquait une double prise d’otages : la population civile de l’adversaire potentiel, la nôtre en ne lui assurant aucune protection contre une première frappe ou une frappe de rétorsion au nom de la crédibilité doctrinale.
En un demi-siècle le concept de dissuasion a peu évolué car les notions d’intérêts vitaux, de dommages inacceptables et d’ultime avertissement présentaient la souplesse nécessaire à l’évolution du contexte international.
Cependant il convient de noter quelques infléchissements.
Le Livre blanc de 1994, tout en confirmant le caractère dissuasif de la force de frappe, arme de « non-emploi », a souligné la possibilité de menaces régionales pour nos intérêts vitaux ; menaces régionales susceptibles d’être traitées non par la destruction des populations mais par celles des centres de pouvoir et de décision.
À la suite des travaux de révision de notre posture nucléaire, de 1999 à 2001, le président Chirac a déclaré que l’arme nucléaire avait trois fonctions :
- garantir la survie de la France,
- faire face aux menaces que feraient peser sur nos intérêts vitaux des puissances régionales dotées d’armes de destruction massive,
- contribuer à la dissuasion globale de l’Alliance atlantique.
Au plan doctrinal on passe de la dissuasion du « faible au fort » à la dissuasion « tous azimuts » qu’avait d’ailleurs décrit le général Ailleret dans les années 60 mais dans un autre contexte.
En résumé, comme le souligne Bruno Tertrais maître de recherche à la FRS, nous avons confirmation du caractère exclusivement dissuasif de la doctrine mais adaptation du discours, de la planification et des moyens ; refus des frappes préventives mais maintien de l’option frappe en premier si nécessaire ; diversification des armes de dissuasion en tant que de besoin, pas d’identification nominative d’adversaires potentiels mais dissuasion de puissances lointaines menaçant d’attenter nos intérêts vitaux.
LES MOYENS
Si l’évolution conceptuelle a été faible en cinquante ans il n’en a pas été de même des moyens nucléaires.
De 1960 à 1992, la montée en puissance a été continue qu’il s’agisse de puissance, de précision, de nombre et de diversification des plates-formes de tir et des modes de lancement.
Quelle que soit la sensibilité politique du moment (c’est d’ailleurs sous la présidence de F. Mitterrand que les essais ont été les plus nombreux), les crédits nucléaires ont toujours eu la priorité et consommé plus du tiers des investissements annuels.
À partir de 1989 la situation internationale a été tellement bouleversée que même aujourd’hui nous n’en imaginons pas toutes les conséquences. Citons la chute du mur de Berlin en 1989, l’implosion de l’Union soviétique en 1991, la signature du TNP en 1992, la crise économique en 1993. Tous ces événements ont changé la donne et conduit les responsables politiques, sans l’expliciter publiquement, à revoir les priorités. La dimension sociale de l’État a pris le pas sur sa dimension régalienne. Les crédits d’investissement de la défense ont été réduits, et à l’intérieur de ceux-ci la part du nucléaire est passée de plus de 33 % à environ 20 %.
Simultanément la France a procédé à un désarmement nucléaire unilatéral important : démantèlement de la composante nucléaire terrestre (missiles du plateau d’Albion, système Hadès), arrêt des sites d’expérimentation et de production, abandon des essais au profit de la simulation.
Parallèlement s’est poursuivie la modernisation des plates-formes, vecteurs et têtes, pour arriver à un « seuil de suffisance minimal » qui reposera sur deux composantes :
- une composante sous-marine à base de SNLE de quatrième génération dotée de missiles M51 à six têtes d’une portée de 6 000 kilomètres ;
- une composante aérienne à base d’avions Rafale dotée de missiles ASMP.
Malgré sa souplesse, notre concept de dissuasion subit les outrages du temps à l’épreuve de deux facteurs essentiels : le changement accéléré du contexte international, et l’évolution technologique symbolisée par ce que l’on a appelé la Révolution dans les affaires militaires (RMA).
ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL
Ne retenons de l’environnement international que ce qui peut avoir un impact sur notre concept.
La suprématie américaine et le choix politique de l’Administration d’utiliser les forces armées, aux capacités sans rivales, comme instrument privilégié d’une politique étrangère hégémonique et musclée.
Dans le domaine qui nous intéresse notons l’abolition unilatérale du Traité ABM de 1972, la décision de réaliser une défense antimissiles, la militarisation progressive de l’espace.
Toutes ces décisions ont pour conséquence une fragilisation de notre concept en mettant la barre technique de plus en plus haut, ce qu’ont bien compris d’autres puissances nucléaires comme la Russie et la Chine, qui ont à faire face à un problème analogue.
La construction européenne est laborieuse, mais à terme l’Union européenne devra disposer d’instruments de souveraineté. Si l’Europe à 25 arrive à accepter et à définir la notion d’intérêts vitaux européens, la « nucléarisation » de sa défense se posera. Les opinions publiques, en majorité, ne sont pas préparées à ce genre de réflexion, certaines y sont violemment opposées, et les responsables politiques se gardent d’aborder le sujet.
Les entretiens confidentiels débouchent rapidement sur une impasse : la garantie nucléaire européenne ne peut reposer que sur les forces britanniques et françaises. Si l’on peut considérer que les premières sont autonomes en ce qui concerne la survie de la Grande-Bretagne, il n’en est pas de même pour le reste du monde où tout engagement est subordonné à la décision américaine. Par ailleurs, si l’Union arrive à se mettre d’accord sur une Constitution « opérationnelle » le mécanisme de décision de l’emploi éventuel de l’armement nucléaire sera difficile à élaborer.
La prolifération se généralise, les puissances régionales cherchent à se doter de l’armement nucléaire, instrument de souveraineté par excellence. Cet avis n’est pas partagé par les bien-pensants mais il est stratégiquement naturel, ce fut d’ailleurs la démarche historique française. En revanche, ce qui est plus inquiétant c’est le côté « mercantile » qui s’est greffé sur l’industrie nucléaire militaire et les échanges de bons procédés qui en ont résulté. Le Pakistan et la Corée du Nord en sont des exemples emblématiques. Dans cette perspective la dissuasion redevient tous azimuts.
L’ÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE
L’évolution technologique permanente a toujours influencé la stratégie et la tactique militaires. En ce début de siècle l’accélération est spectaculaire sous l’impulsion exclusive des États-Unis. Les mon tants annuels des crédits spatiaux sont dans un rapport de 1 à 6 entre l’Union européenne et les États-Unis, et de 1 à 25 en ce qui concerne le spatial militaire.
La révolution dans les affaires militaires (RMA) n’est pas un concept purement américain, les Soviétiques, dans les années 80, avaient souligné l’importance accrue du facteur technico-opérationnel avec l’arrivée massive des armes nucléaires et des missiles. Cependant, ce sont les États-Unis qui en sont l’élément moteur depuis une dizaine d’années.
En ce qui concerne l’armement nucléaire l’impact est et sera considérable : la notion de contrôle stratégique entraîne la militarisation de l’espace et, désormais, le spatial et le nucléaire sont intimement liés y compris dans la cohérence des investissements. Les États-Unis se dotent des moyens leur permettant de neutraliser l’action non seulement de leurs adversaires mais aussi celle d’États non hostiles ne partageant pas les mêmes intérêts stratégiques.
L’évolution des risques et menaces, en particulier l’apparition du terrorisme de masse non étatique, entraîne une double démarche : la montée en puissance d’une dissuasion conventionnelle, en élevant le seuil des capacités ; mais aussi le renforcement de la crédibilité et de l’adaptabilité de la dissuasion nucléaire en diminuant l’impact des dégâts collatéraux grâce au développement et à l’emploi de charges kilotonniques.
Pour toutes ces raisons il est apparu nécessaire d’évoquer « Le nucléaire militaire » dans ce dossier particulier de la Revue. La place disponible nous a toutefois contraint à repousser l’aspect prolifération, qui fera l’objet d’une livraison ultérieure. ♦
13 juillet 2004