Ce qui est en jeu dans les engagements terrestres du XXIe siècle, c’est la possible décorrélation entre la technicité d’exécution et la grandeur de la mission, celle qu’exigeait hier encore une culture de service du pays et d’attachement à son sol. Une analyse sans concession montre que le modèle évolue.
La culture de l’Armée de terre à l’épreuve de la modernité
The Army’s corporate culture put to the test of modernity
At risk in twenty-first century ground force engagements is the possible disconnection between the importance of a mission and the technical skills necessary for attaining it, the mission that yesterday still demanded a culture of service to the country and attachment to its territory. A pitiless analysis shows that this culture is changing.
Par cette notion de « modernité », j’entends ici des processus de « transformation rapide sous l’effet du développement technico-économique et de la modernisation (…) engendrant des effets cumulés » (1). La notion ainsi comprise s’applique bien aux transformations accélérées qui travaillent l’Armée de terre et son environnement national depuis les années 70. Celle-ci a dû en effet subir une succession ininterrompue de réformes qui ont cherché à la rapprocher des grandes entreprises ou administrations publiques et à rompre avec l’exception militaire : réformes de la justice militaire, de la formation des cadres, de la gestion du personnel, professionnalisation, civilisation, externalisation, etc. Dans le même temps, s’épuisaient les grands mythes nationaux et la société française entrait dans un processus d’individualisation « au détriment des disciplines collectives » (2). De cette chose militaire qui hier tramait le paysage national et nourrissait le débat national, il ne reste aujourd’hui que de l’indifférence, des nostalgies et des vestiges : de vieilles chansons, des noms de rue, des casernes et des forts réemployés pour loger l’étudiant ou des pièces de musée.
Après tant de transformations en une période aussi courte, qu’est-ce qui persiste de cette vieille culture de l’Armée de terre, qu’est-ce qui se modifie ? L’interrogation n’est pas byzantine. Elle justifierait une lourde investigation. La culture d’une collectivité – et tout particulièrement celle d’une aussi vieille institution que l’Armée de terre – n’est pas hors sol. Edgar Morin l’appréhende comme une dialectique incessante entre des « savoirs constitués » et les expériences que procure l’existence (3) : dans le cas de l’Armée de terre ces « savoirs constitués », ce sont des techniques et des procédures tactiques, des règles, des codes et des modes de conduite, des symboles et des mythes, etc. ; ce sont tous ces petits riens que l’expérience séculaire de la bataille n’a cessé d’accumuler et qui façonnent encore aujourd’hui l’imaginaire du soldat, le mobilisent et orientent son action. On le voit : les capacités opérationnelles de l’Armée de terre dépendent en partie de tels phénomènes culturels. Leur ampleur est considérable. Certes, la glose des militaires sur leur propre culture est devenue abondante depuis un quart de siècle (4). Mais les travaux méthodiques qui pourraient permettre d’appréhender ces phénomènes dans leur dynamique sont inexistants.
Aussi, vais-je limiter mon propos à l’exploration d’un diptyque qui me semble structurer fortement la culture combattante de l’Armée de terre depuis plus d’un siècle : il s’agit d’un puissant imaginaire du chef au combat qui ne va pas sans une construction symbolique sublimant la mission collective. Qu’est-ce qui a fondé ces deux traits de culture et leur articulation. En quoi ont-ils été affectés par des changements accélérés qui ont profondément touché l’existence militaire au cours de ces dernières décennies ?
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