Éthique et déontologie militaire - L’interrogatoire des prisonniers de guerre
Les graves dérives perpétrées par certains membres des forces américaines il y a quelques années sur des captifs irakiens à la prison d’Abou Ghraib à Bagdad ont mis en lumière l’épineuse problématique de l’interrogatoire des prisonniers de guerre. En raison d’un manque cruel de locuteurs en langue arabe (la plupart étaient mobilisés pour interroger les islamistes à Guantanamo) (1) et devant l’afflux de détenus dans le centre pénitentiaire de la capitale irakienne, l’armée des États-Unis avait dû faire appel à des interprètes civils fournis par des compagnies privées (Titan, CACI) pour questionner les individus incarcérés (2). Soumis à une nécessité impérieuse de résultats par leurs employeurs, ces interrogateurs occasionnels s’étaient laissés emporter dans une dynamique de dérapages ignominieux qui avaient porté atteinte à la réputation de leur pays. Ces débordements s’expliquent par le fait que les préposés aux interrogatoires n’étaient pas préparés à ce genre de mission particulièrement délicate. Spécialistes du Proche et du Moyen-Orient, ces contractuels étaient avant tout des interprètes et non des interrogateurs, car ils n’avaient reçu aucune instruction spécifique pour mener des interrogatoires de prisonniers. Or, l’obtention de renseignements de source humaine reste une affaire de professionnels expérimentés.
Les répercussions désastreuses de ce dérèglement des forces américaines en Irak ont interpellé la communauté internationale et notamment l’armée française qui reste taraudée par les polémiques qui entourent toujours la guerre d’Algérie. Conscients des risques politiques que peut entraîner ce sujet explosif mais capital, les états-majors français accordent aujourd’hui un intérêt significatif à cette mission particulière qui occupe une place conséquente dans la chaîne du renseignement (Humint : Human Intelligence).
Les interrogateurs doivent posséder deux qualités essentielles : être à la fois des psychologues ingénieux capables de gérer des situations de tension extrême et des policiers habiles en mesure de soutirer des informations à un détenu. Le psychologue doit inspirer la confiance du prisonnier pour recueillir des déclarations utiles. C’est donc un homme de communication qui sait conduire un dialogue constructif pour amener son interlocuteur « à se lâcher ». Dans tous les cas de figure, il doit posséder un mental suffisamment fort pour dominer dans le champ intellectuel l’individu qu’il interroge. La méthode revient souvent à jouer judicieusement sur l’ego de la personne questionnée, à trouver puis à exploiter avec doigté ses points faibles. La fonction du policier consiste à acquérir des renseignements pour alimenter le creuset de l’investigation. S’il se montre trop complaisant, il est bien évident que le questionneur n’obtiendra pas d’indications importantes de la part de son interlocuteur. L’interrogateur doit donc susciter la crainte pour accomplir sa mission avec efficacité, mais dans le respect de la Loi, c’est-à-dire sans jamais porter atteinte à l’intégrité physique du captif. La tâche du psychologue et du policier repose ainsi sur un équilibre subtil de vertus cardinales qui englobent l’autorité, la ruse, l’adaptation aux conjonctures humaines les plus complexes et la maîtrise du comportement (sang-froid).
En conséquence, l’interrogatoire des prisonniers de guerre interdit toute forme d’humiliation morale et de torture physique, une pratique qualifiée solennellement « d’acte abominable et contre-productif » par l’ancien chef d’état-major des armées, le général Bentégeat (Europe 1, 9 mai 2004). Ce principe figure dans le Manuel du droit de 140 pages élaboré en janvier 2000 par le gouvernement français et remis aux soldats engagés dans des opérations extérieures. Dans cet ouvrage de référence et à l’appui de la Convention de Genève du 12 août 1949, les militaires français sont officiellement avisés des limites de la légitimité à recourir à des pressions physiques qui sont intentionnellement infligées sur une personne « aux fins d’obtenir d’elle des renseignements ou des aveux ». Un tel précepte ne fait que reprendre les termes des engagements internationaux que la France a ratifiés (3).
C’est sur ces bases que l’armée française a confié l’interrogatoire des prisonniers de guerre au Groupement de recueil de l’information (GRI), une unité créée en 2000 et stationnée dans la banlieue de Metz. Tous volontaires, les militaires du GRI suivent une instruction spécialisée de six mois. Le journaliste Jean-Dominique Merchet, très impliqué dans les questions de défense, a interrogé en mai 2004 l’officier qui, à cette époque, était à la tête de cette formation. Dans cet entretien, on retient les points essentiels de cette thématique controversée : « Les militaires français ont un concept d’interrogatoire basé sur des entretiens et sur la gestion du stress. La gestion du stress s’appuie sur les travaux du professeur Hans Selye. Cet endocrinologue a déterminé trois phases dans le syndrome général d’adaptation : le choc, la résistance et l’épuisement. Pour nous, il est strictement interdit d’aller jusqu’à la phase d’épuisement, qui se manifeste par des signes physiques. (…) Le plus difficile est de savoir quand il faut arrêter l’interrogatoire. (…) Selon la doctrine française, un médecin doit être présent dans les centres d’interrogatoire des prisonniers de guerre » (4).
Dans cette activité sensible, il est souvent difficile de définir les frontières à ne pas franchir en raison de la diversité et de la complexité des situations : faut-il considérer un terroriste comme un combattant légitime ? Déchirer une photo de famille saisie sur un prisonnier constitue-t-elle une torture morale ? Comment faire la différence entre torture et interrogatoire sévère, entre terroriste et résistant ? Toutes ces questions nécessitent une réflexion profonde et la prise en compte d’une éthique fondée sur la dignité humaine, une valeur éminente qui reste dictée par le fil à plomb de la conscience. ♦
(1) Les interrogateurs américains de prisonniers de guerre (POWs, prisoner of war) sont formés à l’école du renseignement basée à Fort Huachuca (Arizona). La quasi-totalité de ces spécialistes n’étaient pas en Irak au moment des incidents !
(2) Michel Klen : L’odyssée des mercenaires, Ellipses, 2009.
(3) Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984), convention européenne pour la prévention de la torture (1987), pacte international relatif aux droits civils et politiques (1996)…
(4) Jean-Dominique Merchet, Libération, 6 mai 2004.