Histoire militaire - Direction stratégique et emploi des forces
Dans son recueil Réflexions et aventures réédité récemment dans la collection « Texto » des Éditions Tallandier, Winston Churchill raconte un épisode de la guerre sous-marine pendant la Première Guerre mondiale, épisode qui mériterait d’être commenté et analysé dans toutes les écoles, non seulement militaires, mais aussi toutes les écoles qui forment des « élites » et que notre douce France aime tant.
En effet, il raconte comment la bureaucratie militaire, mais qui pourrait être n’importe quelle bureaucratie publique ou privée, parvient à empêcher et à étouffer les réponses, parfois vitales, qui se posent particulièrement dans les périodes de crise.
L’histoire commence en avril 1915, moment de la guerre où « l’Angleterre jouissait d’une maîtrise des mers qu’elle n’avait jamais connue, même aux beaux jours de Nelson ». Les amiraux allemands, frustrés, songèrent alors tout naturellement à l’arme sous-marine. Et l’Allemagne se résolut alors à user de cette arme contre les navires marchands. Ainsi fut proclamé le premier blocus allemand de la Grande-Bretagne.
Cependant, devant la levée de bouclier provoquée dans l’opinion internationale par le torpillage de bateaux, notamment la perte du paquebot civil Lusitania en provenance de New York, les autorités allemandes mirent fin rapidement à cette campagne de sous-marins dans les eaux britanniques.
La domination maritime britannique fut alors absolue et incontestée.
Cependant, les amiraux allemands n’avaient pas renoncé et lorsqu’en 1916, après une série d’échecs devant Verdun notamment, les « hommes de fer » prirent le commandement suprême et que Hindenburg et Ludendorff eurent en main les destins de la nation, ils décidèrent alors, malgré l’avis du pouvoir civil, de relancer la guerre sous-marine totale.
L’Amirauté allemande avait calculé que cette guerre sous-marine entraînerait l’anéantissement de 600 000 tonnes par mois et qu’en cinq mois de ce régime, la Grande-Bretagne serait forcée de demander grâce. En effet, l’Angleterre avait besoin de 7 millions et demi de tonnes au minimum pour ses besoins.
La guerre totale commença le 1er février. Les États-Unis devinrent un ennemi mortel. Après une timide recrudescence de pertes maritimes en novembre 1916, le nombre de pertes se mit à augmenter au début de 1917. Effectivement, en février, l’indice se monta à près de 470 000 tonnes. En avril le chiffre atteignait 837 000 tonnes dont 516 000 pour l’Angleterre seule.
Ce fut un choc pour le Cabinet de guerre britannique, l’Amirauté et la Marine.
Les mois qui suivent verront alors s’affronter d’un côté, le Cabinet de guerre composé d’hommes politiques, totalement dépourvus d’expertises navale et militaire et de l’autre côté, l’Amirauté s’appuyant sur les plus hautes autorités navales.
Le conflit avait pour objet l’adoption ou non de la protection en convoi des navires marchands. Cette proposition n’était pas nouvelle car elle avait été utilisée avec succès en 1916 par la Marine française.
Le Cabinet de guerre ayant suggéré à l’Amirauté la possibilité de convoyer les navires marchands, celle-ci opposait une montagne d’objections dont les deux principales étaient d’une part, que les navires marchands ne pouvaient, dans un convoi, garder une place exactement déterminée et que d’autre part, les 70 destroyers disponibles étaient totalement insuffisants pour protéger les 2 500 mouvements de bateaux marchands, selon les statistiques de l’Amirauté.
Le conflit entre le Cabinet de guerre et l’Amirauté au sujet de l’adoption des systèmes de convois devint alors violent et la nomination de l’amiral Sir John Jellicoe comme premier Lord naval renforça encore l’opinion de l’Amirauté. C’est alors qu’un des membres du Cabinet de guerre écrivit un rapport célèbre dans lequel il réfuta les principales objections soulevées contre le système des convois et en particulier le chiffre des 2 500 mouvements de navires marchands, en montrant que dans ce nombre élevé étaient comptabilisés les mouvements locaux de bateaux côtiers et d’embarcations de très faible tonnage qui ne prenaient jamais la haute mer et qu’en réalité le chiffre maximum était de 120 à 140 par semaine, d’arrivées et départs de bateaux faisant le trafic océanique. Il faut dire qu’il avait été pour cela informé par des officiers subalternes de la Marine. Informations et avis qui bien entendu avaient été négligés ou « étouffés » par leurs supérieurs et leur hiérarchie.
Ainsi, tout l’édifice de l’argumentation logique échafaudé par l’Amirauté s’effondrait, une fois ruinée la base que constituait le chiffre de 2 500.
Malgré cela l’Amirauté demeura inflexible.
Aussi, à la fin du mois d’avril 1917, le Cabinet sans avoir consulté les représentants de l’Amirauté se résolut à agir de façon décisive et il donna l’ordre à cette dernière de mettre en œuvre le système des convois.
L’adoption de ce système condamna l’attaque des U-boots à l’insuccès. En juillet 1917, le système de convois fonctionnait à plein régime et en septembre les pertes mensuelles étaient tombées de 800 000 à 300 000 tonnes. Ainsi l’armée américaine fut-elle transportée saine et sauve à travers l’Atlantique.
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La morale de cette histoire est universelle. Winston Churchill la formule ainsi : « Le principe absolument établi selon lequel l’opinion d’un amiral avait plus de chances d’être la bonne que celle d’un capitaine de vaisseau et celle d’un capitaine de vaisseau plus de chance d’être juste que celle d’un capitaine de frégate ne tenait plus debout, lorsque les questions débattues étaient entièrement nouvelles, et qu’elles exigeaient avant tout, pour être résolues, des esprits vifs, audacieux, libres de toute accablante routine ».
En guise d’épilogue, après l’adoption du système des convois par la Marine britannique, celle-ci demanda à la Marine américaine de l’adopter aussi. Mais les autorités de la Marine américaine, sachant que les systèmes des convois avaient été imposés aux marins de Grande-Bretagne contre leur avis dûment motivé et sous l’influence des milieux politiques, refusèrent de faire courir de tels risques à leurs bateaux, jugeant que les systèmes des convois avaient été imaginés par des amateurs, dépourvus de toute expérience des choses de la mer. Il fallut quelques mois pour que la réussite totale et indéniable du système dissipât leurs sombres appréhensions.
Et Winston Churchill conclut à propos des tanks, dont il fut l’un des ardents promoteurs, et du système des convois, « dans les deux cas, les mesures destinées à procurer à nos armes la victoire furent imposées aux plus hautes autorités professionnelles, soit par des personnalités du monde politique, soit par des subordonnés ». ♦