L’auteur pose avec acuité la redoutable question de la relation entre la détection et le diagnostic pour tenter d’esquisser la définition de ce qui est aujourd’hui stratégique. En mobilisant et croisant approches et disciplines, il plaide pour une large concertation transversale pour faire face à la surprise stratégique.
Qu’est-ce qui est stratégique ?
What is strategic?
This incisive article looks at the formidable question of the relationship between detection and diagnosis in an attempt to define what is strategic, as understood today. He assembles a variety of approaches in arguing for broad cross-disciplinary dialogue in preparing for strategic surprise.
Avons-nous perdu le sens de ce qui est stratégique ? Où cédons-nous à un sentiment général d’immédiateté qui est le produit d’une autre causalité ? Nous avons atteint un seuil de globalité dans le développement de notre espèce qui donne le sentiment que toute préparation devient inutile, que tout événement est immédiat, que l’évaluation d’une firme sera décidée non plus au prochain trimestre, mais dans l’heure même où elle vient d’engager un mouvement stratégique. La rapidité des réactions des marchés, d’une opinion s’exprimant dans l’instant des réseaux sociaux, d’une information plus immédiatement et largement disponible, n’est pas sans encourager tout stratège à penser que toute stratégie de long terme est vaine, et que seul le mouvement, incessant, incrémental, rapide devient un moyen réaliste de gérer la stratégie d’une entreprise, d’un État, voire sa propre survie personnelle. On pourrait conclure qu’un changement de paradigme a bien eu lieu, et que nos sociétés sont contraintes à une adaptation frénétique et somatique. L’absence de distance, l’absence de possibilité de recul, le caractère éphémère et quelque peu artificiel de relations interpersonnelles électroniques, voilà autant d’éléments qui poussent à l’abandon d’une pensée stratégique, qui appellent le raisonnement tactique, que ce soit pour gérer des contre-insurrections lointaines, les dérives soudaines de marchés de subprimes ou des risques pandémiques.
Dans cette tyrannie de l’exposition immédiate, on se réfugie dans la compilation, la vérité statistique, qui, elle au moins, par le fruit des régressions, affiche une stabilité rassurante. Les gouvernements épousent des rêves néo-panoptiques, en courant après une constante visibilité qui répondrait à l’immédiateté par un fétichisme technologique du « voir sans être vu » : où tout signal préoccupant, en tout lieu d’une société, n’échapperait pas à un regard omniscient ; où le système économique lui-même serait récompensé pour le panoptisme de sa présence (1) : un site de lecture de courriers électroniques qui affiche des publicités en relation directe avec le contenu des échanges de ses utilisateurs ; un logiciel de réseau social dont la valorisation économique est fondée sur sa capacité à immédiatement monnayer une connaissance intime des amis, des goûts, des préférences de ses abonnés ; des valorisations économiques et financières modifiées dans l’instant même par les réactions de ces mêmes réseaux sociaux. Comme dans le panoptique de Jeremy Bentham, le consommateur, l’usager, le citoyen, reprennent à leur compte le « voir sans être vu » et sa valeur intrinsèquement marchande. Il existe dans la reconnaissance instantanée, dans le comptage « d’amis » sur ses réseaux sociaux, de « suiveurs » de ses commentaires instantanés. Les liens sont fluides, hypertrophiés, tendus et marchands.
Dans l’avènement d’un monde du flux tendu, on ne tarde pas à clamer haut et fort que la stratégie est morte. Mintzberg, en 1994, anticipe le sentiment général, offrant son premier requiem à la planification stratégique (2). Économistes et sociologues ont tour à tour épuisé toutes les manchettes de leurs instrumentations respectives pour essayer de mettre un point final à la dispute entre une stratégie conçue comme l’atteinte rationnelle d’un plan, et celle conçue comme l’arrangement incrémental d’un environnement pertinent (3). La discipline s’éloigne elle-même de l’idée de plan. L’école dynamique de la stratégie concurrentielle installe le « mouvement stratégique » comme unité d’analyse (4). Même Richard Bettis dans une analyse rétrospective de son propre travail s’avoue vaincu : « La cage de fer se vide, et la logique dominante ne domine plus » (5).
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