Dans cette seconde livraison, le professeur Roche nous montre que l’œuvre d’Aron s’est estompée derrière la stature éminente de son auteur alors qu’elle aurait sans doute mérité de plus amples commentaires et pourrait susciter de vrais débats sur trois points au moins : l’épistémologie de Paix et Guerre, la nature de l’anarchie internationale et le « statocentrisme » qu’il manifeste.
Préambule - Raymond Aron, un demi-siècle après Paix et Guerre entre les Nations (2e partie)
Raymond Aron, half a century after Paix et Guerre entre les Nations (Part 2)
In this second contribution, Professor Roche shows that Aron’s work has been overshadowed by its author’s eminent reputation when it surely deserves more detailed comment and could stimulate genuine debate on at least three points: the epistemology of Paix et Guerre, the nature of international anarchy and the ‘state centrism’ that it exhibits.
Aron internationaliste est en fait plus souvent mentionné que cité. S’il reste souvent utilisé comme référentiel d’autorité, il est cependant rarement discuté. Les praticiens l’invoquent pour justifier le réalisme des pratiques diplomatiques ou des analyses stratégiques, mais sans vraiment distinguer le réalisme aronien du réalisme d’un Morgenthau par exemple. Dans le champ académique, le peu d’attirance des universitaires français pour les débats théoriques s’est traduit par de nombreuses mentions obligées à Aron, mais sans que celui-ci ne soit considéré comme le père fondateur d’une école française ou d’un quelconque programme de recherche. En définitive, Aron fut le plus souvent discuté par ses adversaires transationalistes ou mondialistes, mais ces critiques s’attaquèrent davantage au représentant emblématique de la pensée réaliste qu’ils ne s’intéressèrent aux particularités de la pensée aronienne par rapport au reste de la famille réaliste. Finalement, il n’est guère étonnant de constater que les philosophes du politique (Pierre Manent, Philippe Raynaud, Sylvie Mesure, Stephen Launay) ont publié des études beaucoup plus exhaustives sur l’œuvre de Raymond Aron que les internationalistes tels Marcel Merle, Pierre Hassner ou Stanley Hoffmann qui se sont contentés d’articles ou de chapitres d’ouvrages collectifs beaucoup plus succincts. Le fait que Stanley Hoffmann ait publié deux fois le même texte consacré à « Raymond Aron et la théorie des relations internationales » dans la même revue en 1983 et en 2006 est, à cet égard, assez symptomatique de cette exégèse réduite (1).
Cette absence de discussion réduit la portée de l’œuvre d’Aron qui sert plus souvent d’alibi que de réel soutien à la réflexion. Comme toute recherche majeure, celle-ci aurait justifié de plus amples commentaires qui, en répondant aux objections et en tenant compte des évolutions de la discipline, auraient permis de mesurer l’apport de la réflexion initiale et son influence sur les perfectionnements ultérieurs. En d’autres termes, la statue du commandeur qui a été érigée à Aron stérilise la portée de ses réflexions en les figeant dans une époque et dans la configuration particulière de la guerre froide. Trois débats mériteraient ainsi d’être ouverts sur l’épistémologie de Paix et Guerre, sur la nature de l’anarchie internationale et sur le « statocentrisme » aronien.
Une épistémologie datée
Si l’ambition à l’origine de Paix et Guerre était de bâtir une théorie générale s’inspirant de Pareto, de Walras et de Weber, Aron a vite perçu l’impossibilité de mettre à jour des causalités face à des phénomènes sociaux qui ne peuvent être comparés aux phénomènes naturels. Dès l’introduction de Paix et Guerre, Aron explique ainsi que « faute d’un objectif univoque de la conduite diplomatique, l’analyse rationnelle des relations internationales n’est pas en mesure de se développer en une théorie globale » (2). Il faudra néanmoins attendre 1967 et son article sur « Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales » publié dans la Revue Française de Science politique pour qu’il détaille les six causes de cette impossibilité à savoir l’absence de distinction formelle entre l’interne et l’externe, la multiplicité des objectifs, l’absence de variables indépendantes, l’absence d’égalités comptables (I = S) comparables à ce qui existe en économie, l’absence de mécanisme de retour à l’équilibre et enfin la faible capacité prévisionnelle d’une théorie interprétative et non explicative (3).
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