Pensée militaire - Ruses de guerre
À l’occasion d’une intervention à l’École militaire le 20 janvier dernier (voir éditorial), le ministre de la Défense, Alain Juppé, a invité les officiers stagiaires de l’École de guerre à « imaginer non pas une, mais dix surprises stratégiques, (...) que les militaires ont le devoir de proposer aux plus hautes autorités politiques de notre pays ». Dans cette thématique de créativité figurent les ruses de guerre, ces artifices qui permettent soit d’induire en erreur l’adversaire en le trompant délibérément, soit de l’entraîner à commettre des imprudences.
Les Chinois sont incontestablement les pères fondateurs de cette science subtile. Au premier chef, il y a le penseur Sun Tse qui a établi dans les treize articles de L’art de la guerre — un traité rédigé au IVe siècle avant JC — les règles d’or de la duperie. Dans cet ouvrage didactique, certaines formules restent d’actualité vingt-cinq siècles plus tard : « La guerre repose sur le mensonge. Capable, passez pour incapable ; prêt au combat, ne le laissez pas voir ; proche, semblez donc loin ; loin, semblez donc proche ; attirez l’adversaire par la promesse d’un avantage ; prenez-le au piège en feignant le désordre. (...). Attaquez là où il ne vous attend pas ; surgissez toujours à l’improviste. (...). Une armée est victorieuse si elle cherche à vaincre avant de combattre ». Les adages du maître de la manigance et de la désinformation ont été complétés par les principes présentés dans le fameux Traité des 36 stratagèmes qui aurait été rédigé à la fin de l’ère des Ming (1368-1644). Le document expose avec une pédagogie convaincante les procédés astucieux qui permettent de défaire un concurrent politique ou un opposant militaire en ayant largement recours à la finasserie et à l’espionnage plutôt qu’à l’emploi de la force brute. Dans ce florilège de ruses très éclectique, on retiendra : le stratagème de l’agent retourné, moyen intéressant pour intoxiquer durablement un adversaire ; le stratagème de la blessure qui peut constituer la matrice d’une manœuvre de désinformation : on simule des pertes importantes amies à l’ennemi pour lui laisser croire qu’il maîtrise le déroulement des combats. Cette tromperie fait partie d’une série d’autres contre-vérités soigneusement élaborées qu’il faut inscrire dans l’esprit de l’adversaire pour susciter dans ses états-majors une impression falsifiée de la situation générale. Pour appuyer ses démonstrations, le traité chinois utilise des allégories très évocatrices. Parmi ces paraboles : faire monter l’ennemi sur le toit et retirer l’échelle. La ruse consiste à abuser l’adversaire par la promesse d’un avantage : on l’incite à avancer, puis on le coupe de ses soutiens, si bien qu’il se trouve pris dans un piège mortel. C’est en effet par la perspective d’un profit qu’on excite un rival.
Toutes ces astuces de guerre, également applicables aux champs politiques et économiques, reposent sur l’exercice fallacieux de la manipulation du jugement humain. Dans ce processus, il s’agit de berner l’adversaire en diffusant des fausses nouvelles et en montant des scénarios destinés à leurrer les hauts responsables ennemis. Le but est de créer des conditions favorables à la surprise et de faire prendre aux chefs militaires adverses des décisions inadéquates. L’activité la plus significative de cette véritable guerre psychologique repose sur la déception, une mesure qui consiste à simuler une action ou les préparatifs d’un engagement. Sur ce chapitre, le chef-d’œuvre du stratagème de la diversion reste l’opération Fortitude mise sur pied pendant la Seconde Guerre mondiale pour faire croire aux Allemands que le site du débarquement allié s’appuierait sur les plages du Pas-de-calais, les plus proches de l’Angleterre, et non la Normandie. Pour éloigner les unités de la Wehrmacht de la zone de débarquement prévue, le haut quartier général anglo-américain a mis en place en Angleterre un vaste réseau de communications diffusant de vrais faux messages destinés à être écoutés par les services allemands. Ce grand ensemble de transmissions était censé appartenir à la 3e armée américaine commandée par le général Patton. Or, cette unité était factice. Pour renforcer la supercherie, les Alliés ont construit des leurres en caoutchouc représentant des chars, des véhicules de transport et des pièces d’artillerie, le tout peint aux marques de cette 3e armée fantôme et disposé à proximité des côtes anglaises situées face au Pas-de-Calais. De la même façon, des bâtiments de guerre et des navires de transport en bois ou en carton ont pris place dans les ports de la région de Douvres. Bien entendu, les avions de reconnaissance britanniques ont reçu l’ordre de s’éloigner des avions de reconnaissance de la Luftwaffe pour leur permettre de photographier les sites de regroupement des matériels alliés – en réalité des maquettes en trompe-l’œil – qu’ils ont toujours pris pour de véritables engins.
Dans ce carnaval de la duperie, tous les acteurs allemands ont été trompés, en particulier Hitler qui a toujours cru à une intervention massive alliée dans le Pas-de-Calais et a été longtemps persuadé que le débarquement effectué le 6 juin 1944 n’était qu’une diversion, d’où son obstination suicidaire à ne pas déplacer la XVe armée allemande vers le front normand et à la maintenir dans l’extrémité Nord-Ouest de la France.
À une échelle moins grande, les forces coalisées de la guerre du Golfe ont grugé Saddam Hussein en lui faisant croire à l’imminence d’un débarquement allié sur les plages du Koweït. Le stratagème utilisé a consisté à mettre en place des unités de Marines américains au large de Koweït City, entraînant ainsi la concentration de forces irakiennes dans un lieu différent de celui de l’offensive alliée. Cette simulation a permis de soulager le front terrestre et facilité la manœuvre d’enveloppement dans le Sud de l’Irak à partir de l’Arabie saoudite.
Le catalogue des truquages des événements comporte aussi les coups tordus. Dans cet univers controversé, Churchill reste le grand maître incontesté de la Seconde Guerre mondiale. Pour mener cette nébuleuse bataille de la mystification, le Premier ministre a confié des missions particulières à la LCS (London Control Section), une organisation secrète qu’il avait fondée en 1941. Parmi les réalisations les plus piquantes de cette entité clandestine, les spécialistes retiennent l’organisation de l’opération hallucinante qui a consisté à envoyer en inspection dans le théâtre d’Afrique du Nord un sosie du général Montgomery pour faire croire à un engagement imminent des troupes alliées dans la zone.
Tous ces exemples concrets mettent en relief un constat : si elles sont bien menées, les ruses de guerre représentent souvent un facteur décisif. Pour mettre en œuvre de tels artifices, il faut parfois casser les schémas classiques de raisonnement tactique et faire preuve d’une imagination créative. Ces pratiques sont jugées licites par les conventions de Genève à condition qu’elles ne comportent pas de perfidie. Le problème est de savoir ce que l’on entend par ce concept. Sur ce sujet, le débat reste confus. Au combat, la surprise, élément capital du succès, est souvent engendrée par le piège tendu et la machination. Dans ce jeu de poker menteur, il s’agit d’être le plus astucieux pour tromper l’autre. Au théâtre des questions martiales, le chef de guerre ne doit pas seulement se mettre dans la peau d’un excellent auteur de pièces et d’un acteur averti ; il doit être aussi un judicieux metteur en scène qui ose s’écarter, dans certaines limites et si les circonstances l’y poussent, de l’orthodoxie inscrite dans le marbre des doctrines militaires. ♦