Défense dans le monde - La relation Moscou-Pékin
Si la nouvelle année russe commence traditionnellement le 14 janvier, une nouvelle ère semble bien avoir débuté le 1er janvier dernier et avec un fort parfum de nouvel an chinois. Le 1er janvier 2011 a en effet marqué un tournant majeur dans les relations bilatérales sino-russes, avec l’entrée en fonction du tout premier oléoduc reliant les deux pays. Alors que 60 % du pétrole russe est aujourd’hui acheminé vers l’Union européenne, Russie et Chine prévoient d’intensifier leurs échanges énergétiques jusqu’à atteindre progressivement 15 millions de tonnes par an. Comment interpréter cette nouvelle étape dans le développement des relations entre ces deux géants ? Et avec quelles conséquences pour leur premier partenaire commercial, l’Union européenne ?
Géographiquement voisines, Russie et Chine partagent une frontière longue de plus de 4 200 kilomètres. Cette proximité est ancienne puisque les soldats du Tsar Mikhaïl Ier atteignirent le Pacifique dès 1639. Malgré (ou du fait de) cette proximité géographique, une grande défiance emprise de tensions a dominé l’essentiel des rapports entre les deux voisins. Il est vrai que 80 % de la population russe résidant à l’ouest de l’Oural, ce voisinage ne relève guère de la réalité quotidienne pour l’immense majorité des citoyens russes. D’autant plus qu’historiquement, la menace pour les Russes vient de l’Est, d’où défilèrent les hordes mongoles au XIIIe siècle. Le défi stratégique russe réside dès lors en la jonction et l’articulation de ces deux espaces clés, la plaine européenne et la steppe asiatique, dans un équilibre de balancement. Ainsi, selon l’amiral Raoul Castex, la principale logique de la stratégie russe de Gengis Khan à Staline consistait à se projeter vers l’Ouest tout en s’appuyant sur des sûretés en Asie (1). Et malgré l’apparente proximité idéologique, les rapports entre l’URSS et la République populaire de Chine furent surtout animés par une forte rivalité, voire par d’intenses crispations, lesquelles culminèrent en 1969 avec l’éclatement d’incidents frontaliers sur le fleuve Oussouri.
Pourquoi donc une telle inflexion de la politique russe aujourd’hui ? La logique de cette évolution relève d’un triple vecteur, à la fois énergétique, économique et démographique. L’Extrême-Orient russe et les provinces septentrionales chinoises présentent avant tout une complémentarité évidente, avec d’une part un territoire gigantesque, peu peuplé (à peine 8 millions d’habitants) et très riche en matières premières ; et d’autre part un espace surpeuplé et désespérément à la recherche d’hydrocarbures pour alimenter sa croissance économique à deux chiffres. L’énergie est donc l’enjeu numéro un de cette coopération, comme l’atteste le prêt de 25 milliards de dollars sur cinquante ans accordé en février 2009 par les banques chinoises à destination des projets énergétiques russes en Asie. Géographiquement, Vladivostok, Khabarovsk et même Krasnoïarsk sont en effet bien plus proches de Pékin que de Moscou et les capitaux chinois pourraient permettre de financer les investissements nécessaires au développement de l’Extrême-Orient russe et de la Sibérie orientale. Le nouvel oléoduc reliant Skorovodino à la ville frontalière chinoise de Mohe, dans la région du fleuve Amour, en constitue une des premières manifestations concrètes.
Or, cette vision économique est dorénavant relayée par une coopération politique inédite au plus haut niveau. L’élite politico-économique russe est bien consciente du basculement du centre économique mondial vers le Pacifique et a compris les avantages potentiels à retirer de sa proximité géographique. Vladimir Poutine, pourtant originaire de Saint-Pétersbourg, la fenêtre de la Russie sur l’Europe, est le premier dirigeant russe moderne à déclarer publiquement que son pays était « à la fois une puissance européenne et asiatique ». Et comme le note Alexeï Bogaturov, vice-recteur de politique internationale au MGIMO (2), « au XXIe siècle, l’Asie n’est plus la périphérie » (3). À terme, la Russie pourrait donc tourner le dos à un Occident marginalisé. D’ailleurs, pour la diplomatie russe, la relation avec Pékin prime déjà sur Washington, juste derrière « l’Étranger Proche » et l’Union européenne. Point d’orgue de ce dialogue politique, la multiplication des exercices militaires communs (4) et la création en 2002 de l’Organisation de la coopération de Shanghai où Chine, Russie et quatre pays d’Asie centrale travaillent ensemble sur les grands enjeux stratégiques traversant la région.
Cette nouvelle donne orientale concerne en tout premier lieu une UE absolument dépendante des matières premières russes. Alors que Moscou fournit aujourd’hui 25 % des besoins en gaz des Européens et 15 % de leur consommation en pétrole et à l’heure où les besoins européens en importations d’hydrocarbures devraient augmenter, Bruxelles doit-elle craindre que la Russie détourne ses exportations énergétiques vers son voisin chinois ? Après tout, l’énergie est bien un jeu à somme nulle et Pékin est peu regardant et exigeant sur les questions de politique intérieure. Or, si l’Europe dépend aujourd’hui de la Russie, l’inverse est tout aussi vrai, puisque 60 % du pétrole et 88 % du gaz russe sont exportés vers l’UE. En théorie, l’apparition d’une alternative crédible aux exportations à destination de l’UE devrait donc permettre à Moscou de réduire cette dépendance tout en lui offrant un plus grand pouvoir de négociation. Dès lors, le prix des denrées russes risque fortement d’augmenter et la Chine pourrait à terme devenir le partenaire énergétique privilégié de la Russie, en lieu et place des pays européens.
La réalité est évidemment plus contrastée. Pour être économiquement viables, les approvisionnements énergétiques doivent être fondés sur des contrats à long terme, garantissant une visibilité sur une très longue période. Les remettre en cause du jour au lendemain est économiquement dangereux. De plus, les coûts de transports et la proximité géographique entre l’Europe et les gisements gaziers russes aujourd’hui en exploitation jouent en faveur de l’UE.
Mais surtout, les relations sino-russes n’ont pas perdu de leur complexité et restent empreintes d’une grande méfiance, surtout du côté russe. La Chine est en effet le seul voisin envers lequel le Kremlin semble afficher un certain complexe, jusqu’à l’amener à réaliser des concessions territoriales. En octobre 2008, la Russie a officiellement rétrocédé à la Chine deux îles de 170 km² situées sur le fleuve Amour, permettant ainsi aux deux pays de régler leur dernier différend frontalier.
À la base de cette analyse, un rapport de force économique et démographique défavorable à la Russie et la conscience que le déclin démographique russe, notamment dans sa partie asiatique, fait jouer le temps en la faveur de la Chine. D’autre part, les ambitions chinoises inquiètent Moscou, notamment dans le « Grand Jeu » d’Asie centrale où les deux pays sont en concurrence et où la Chine renforce ses positions d’année en année. À cet égard, le nouveau gazoduc de 1 800 km reliant directement le Turkménistan à la Chine sans traverser le territoire russe devrait profondément modifier la carte géopolitique de la région. De plus, Moscou n’a guère que ses matières premières à offrir à la Chine et l’alliance entre les deux pays enferme la Russie dans une spécialisation économique jugée « humiliante » (5) par le président russe Dimitri Medvedev et dont le pays cherche précisément à sortir. En attendant, la présence chinoise dans l’Extrême-Orient russe inquiète. L’immigration y est massive, les marchés russes se retrouvent inondés de produits chinois et le voyageur y constatera avec étonnement que les nouvelles habitations y sont essentiellement construites par des travailleurs chinois et selon les standards chinois.
Avant d’être un projet géopolitique, la coopération politique sino-russe répond d’abord à une forte complémentarité économique permise par la proximité géographique. Elle peut aussi être analysée comme une bonne occasion pour la diplomatie russe de mettre en pratique son projet de construction d’un ordre mondial de Vancouver à Vladivostok fondé sur davantage de multipolarité. Mais cette alliance ne doit pas être surestimée, d’autant plus que l’Inde reste le grand partenaire stratégique de la Russie en Asie. Paradoxalement, cette nouvelle donne pourrait même rapprocher l’UE et la Russie. L’apparition d’une alternative crédible aux exportations énergétiques russes pourrait pousser l’UE à plus de compréhension et de disponibilité dans sa relation avec la Russie.
Quant à Moscou, sa méfiance envers les ambitions chinoises pourrait l’obliger à se ménager des sûretés à l’Ouest afin de se projeter plus sereinement vers l’Est. L’analyse de Fiodor Dostoïevski serait donc toujours valide et les Russes continueraient d’être considérés comme « Tatars en Europe et Européens en Asie ». ♦
(1) Raoul Castex, « De Genghis Khan à Staline ou les vicissitudes d’une manœuvre stratégique, 1205-1935 », 1935.
(2) Institut d’État des relations internationales de Moscou.
(3) Alexeï Bogaturov : « L’occasion de construire un nouveau paradigme dans l’ordre politique mondial » [en russe], Nezavisimaia Gazeta, 7 juin 2010.
(4) NDLR : voir tribunes n° 29, 31 et 34 de décembre 2010 (www.defnat.com).
(5) Dimitri Medvedev : « Discours à la Nation », 12 novembre 2009.