Asie centrale - Afghanisation de l’Asie centrale
Le 5 janvier 2011, un commando islamiste a été encerclé dans la banlieue même de Bichkek. Ce commando, après avoir déposé des bombes, organisé des attentats et exécuté trois miliciens, a été massacré à son tour. Mineur en apparence, cet événement est d’importance. Il marque, après six mois de troubles au Tadjikistan comme au Kyrgyzstan, l’entrée en scène de la crise afghane jusqu’au cœur de l’Asie centrale. Ce début d’enlisement dans le bourbier afghan est confirmé par la participation de tous les pays centre-asiatiques, chacun à leur manière, au transit qui compense les difficultés d’approvisionnement rencontrées par la coalition au Pakistan : ce transit concerne par voie terrestre, le Réseau de distribution nord (RDN) (1) et par air, la Route nord (2). Hormis cette afghanisation rampante du Turkestan, le seul événement d’importance stratégique ces sept derniers mois est représenté par la visite au Turkménistan, le 15 janvier, du président de la Commission européenne : est en jeu le projet du gazoduc Nabucco, c’est-à-dire l’approvisionnement en gaz de l’Europe.
Afghanisation
Le 22 août, l’évasion de la prison de Douchanbé de 25 terroristes et criminels amorce au Tadjikistan une période d’attentats et de troubles. Le 3 septembre, à Khodjent, l’explosion dans la cour d’une unité de lutte contre le terrorisme d’un véhicule conduit par un kamikaze fait 3 morts et 27 blessés. L’utilisation d’un desperado – première du genre en Asie centrale – révèle un « modèle afghan » sous la tentative de déstabilisation qui va secouer le pays. Le 19 septembre, ce modèle est confirmé par une embuscade en montagne, à proximité de la vallée stratégique de Garm, où l’armée tadjike perd rien moins que 28 officiers et soldats. Le 22 septembre, le président Rakhmon réagit en lançant une opération des forces gouvernementales destinée à une reprise en main de la région. Le 6 octobre, le crash dans des conditions obscures d’un hélicoptère de l’armée fait une vingtaine de victimes militaires. En novembre et décembre, alors que 17 des 25 évadés de la prison de Douchanbé ont été récupérés ou tués jusqu’en Afghanistan et que des ratissages sont menés autour de Garm, l’attention est attirée par divers accrochages témoignant d’infiltrations à la frontière tadjiko-afghane : plus de 5 garde-frontières y laissent leur vie. Le premier succès des gouvernementaux est enregistré, le 4 janvier, près de Garm, par l’interception d’un commando de 8 hommes dont 7 sont tués : parmi les morts figure le personnage emblématique Ali Bedaki, l’un des organisateurs de l’embuscade du 19 septembre. Le second organisateur, Mollah Abdullo et 8 des évadés courent toujours.
Cette agitation s’est étendue au Kyrgyzstan inquiété, depuis septembre, d’Och à Bichkek, par l’action de commandos islamistes perpétrant assassinats et poses de bombes : cela fait penser, comme au Tadjikistan, à une tentative de déstabilisation.
Si l’un des objectifs de cette subversion, dont l’inspiration talibane est probable, est d’empêcher le transit d’approvisionnements destinés au corps expéditionnaire, une petite partie de ce résultat a été obtenue : les convois logistiques de l’Otan, qui devaient aussi emprunter, entre Och et Koundouz, la vallée de Garm, ne s’y sont pas risqués, tant à cause du très mauvais état de l’itinéraire que du danger d’embuscade. Ils se concentrent donc, aujourd’hui, à 98 %, par voies ferrées et routière, sur l’axe Tachkent-Termez-Mazar-e-Chariff (3). Par là, passeraient actuellement près de 5 000 conteneurs par mois, ce qui correspondrait à presque un quart du trafic transitant encore par le Pakistan. La coalition souhaiterait, pour 2011, une forte augmentation du trafic RDN. Si l’on veut assurer par lui, à l’avenir, la majeure partie de l’approvisionnement terrestre des forces alliées, il faudra aussi recourir à la vallée de Garm. Tel est, peut-être, l’enjeu de la reprise de contrôle de cette vallée, mais également de l’activité des Chinois qui sont en train de rénover, d’Och à Douchanbé, la quasi-totalité de l’itinéraire.
Le glissement de l’Asie centrale vers le conflit afghan est encore plus évident dans le transport aérien. En effet, si le transport terrestre est réservé aux carburants, produits d’alimentation et équipements non létaux (4), le transit aérien perfectionné, en novembre 2010, via la Russie, le Kazakhstan et, probablement, le reste de l’Asie centrale, peut concerner du personnel, armements et munitions. Même le Turkménistan, malgré sa neutralité, participe à cet engagement collectif : il tolère, en effet, sur l’aéroport d’Achkhabad, la présence d’un contingent américain chargé de ravitailler en carburants des avions de la coalition, mais aussi accepte, au travers de sa frontière avec l’Afghanistan, la fourniture d’hydrocarbures (5) aux Alliés.
Autres faits marquants
Précédée par une rencontre à Bakou avec le président Aliev, la visite du président de la Commission européenne, José-Manuel Barroso à Achkhabad, le 15 janvier, a été l’occasion de souligner la faisabilité du « corridor Sud » qui, dès 2015, pourrait approvisionner l’Europe en gaz. Non seulement le Turkménistan et l’Azerbaïdjan sont maintenant d’accord pour être reliés, à travers leurs eaux territoriales de la Caspienne, par un gazoduc sous-marin, mais aussi pour remplir avec du gaz turkmène et azéri le gazoduc existant Bakou-Tbilissi-Erzeroum. De là, le futur gazoduc Nabucco devrait acheminer parmi la Turquie et les Balkans 30 milliards de m3 d’un gaz que l’Europe achètera au prix du marché. Aucun accord n’a cependant été signé côté turkmène. On peut donc s’attendre, de la part de Moscou, hostile à cette évolution qui compromet son projet « South Stream » via la mer Noire jusqu’en Bulgarie, à toutes sortes de manœuvres dilatoires contre le gazoduc de la Caspienne.
Au Tadjikistan, l’Iran s’est posé en défenseur de l’aryanité (6) en menaçant d’embargo sur son territoire les produits ouzbeks si Tachkent maintient aux frontières du Tadjikistan le blocus ferroviaire qui freine la construction des barrages hydroélectriques tadjiks. Pour contourner ce blocus, Téhéran a même fourni un avion gros porteur qui a acheminé à Douchanbé du matériel électrique nécessaire au barrage de Sangtuda 2.
Au Kazakhstan, l’insuccès du sommet de l’OSCE a été immérité tant Astana s’est démenée pour que sa présidence, cette année, marque l’histoire de l’organisation. Malgré cette déception et de multiples scandales financiers, le président Nazarbaev maintient sa forte popularité tellement la situation économique internationale du pays est brillante (7). Les exportations kazakhes ont en effet rapporté 32,5 milliards de $ en 2010, soit 44,8 % de plus que l’année précédente ! Succédant à la visite d’Angela Merkel à Astana en juillet, la visite du président Nazarbaev à Paris, en octobre, a été l’occasion de signatures de contrats avec les Français pour un total proche de 2 milliards d’euros à comparer au résultat allemand de 2,2 milliards. L’apparition, le 1er juillet, d’une Union douanière entre la Russie et le Kazakhstan, bientôt rejoints par la Biélorussie, souligne combien, dans les faits, Astana prend ses distances par rapport à l’Asie centrale : le véritable « mur » avec barbelés et miradors construit à sa frontière avec le Kyrgyzstan et parfois l’Ouzbékistan défend un monde qui se protège face aux subversions du Sud.
Alors que le Kazakhstan aménage sa prospérité, le Kyrgyzstan en est encore à reconstituer, une fois de plus, ses institutions bouleversées par la révolution du printemps. Élue par 90 % des électeurs, le 27 juin, à l’issue d’un référendum que nul n’a contesté, Roza Otounbaeva est devenue présidente pour une période transitoire jusqu’au 31 décembre 2011. Sa mission principale, malaisée dans les pays de l’Est, est de mettre en place la république parlementaire choisie par ce même référendum. Ainsi, le 10 octobre, pas moins de 29 partis étaient en lice pour entrer au parlement. À l’issue d’un scrutin parfois douteux et boudé par 44 % de l’électorat, le parti Ata-Zhourt (patrie), qui représente surtout le Sud du pays, et, dit-on, les intérêts mafieux de l’ex-président, créa la surprise en arrivant – mais de peu – en tête avec 8,88 % des suffrages. Quatre autres partis seulement l’accompagnent au Parlement, mais si opposés que la mise sur pied d’un gouvernement de coalition a pris tout l’automne. C’est finalement le social-démocrate Almazbek Atambaev qui, le 17 décembre, devient Premier ministre à la tête d’une coalition « impossible » regroupant partisans de l’ancien président (Ata-Zhourt) et tenants de l’ex-gouvernement provisoire. La tâche principale de la nouvelle direction sera de rétablir l’autorité de l’État au sud du pays battue en brèche par la poussée mafieuse qu’engendre le trafic de drogue. La présence au pouvoir des sudistes d’Ata-Zhourt est le seul moyen d’y parvenir.
Écrasée par la dictature d’Islam Karimov, Tachkent est la capitale « où il ne se passe rien ». Le Président ouzbek encaisse cependant les dividendes de sa retenue – en vérité méritoire – face aux pogroms kirghizes de juin. En faisant de son territoire l’une des bases arrière de la guerre en Afghanistan, il bénéficie de l’appui quasi inconditionnel des États-Unis et de l’Europe comme sa récente visite à Bruxelles l’a démontré. Avec lui, l’Ouzbékistan, tenu d’une main de fer, demeure la clef de voûte de toute l’Asie centrale. Sans lui – il a maintenant 73 ans et un problème de santé – le pays peut être emporté par un raz-de-marée islamique qui débordera sur ses voisins. ♦
(1) Northern Distribution Network (NDN) mis en place depuis l’été 2009, notamment via Riga ou Bakou, jusqu’à l’Afghanistan du Nord.
(2) Pont aérien depuis les États-Unis, par-dessus le pôle Nord, la Russie et le Kazakhstan, vers la base kirghize de Manas et les bases d’Afghanistan.
(3) Cf. les notes d’information AESMA n° 11 et 14 de septembre et décembre 2010.
(4) Toutefois, de récents accords étendraient le transport terrestre aux armements et munitions.
(5) Ibid. note 3.
(6) Rappelons que le Tadjikistan et l’Iran parlent la même langue et ont quasiment le même drapeau.
(7) Il n’en va pas toujours de même à l’intérieur du territoire où persistent des poches de pauvreté et d’insécurité.