Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine
Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine
Publier un recueil de textes n’est pas une tâche aisée pour un auteur, surtout un historien. Contrairement à une idée reçue, ce n’est jamais une solution de facilité et encore moins de paresse. Le choix des essais, leur articulation, comme autant de chapitres d’un livre « normalement » élaboré et écrit, autour des thèmes centraux dans la pensée de l’auteur, et la rédaction d’une introduction qui embrasse des sujets et une pensée étalés sur plusieurs années, constituent souvent une épreuve intellectuelle pour celui-ci. Une batterie de questions l’agite immanquablement : les textes ont-ils vieilli, ont-ils perdu de leur actualité, ont-ils été discutés puis réfutés par des collègues ?
L’historien britannique Tony Judt, spécialiste de l’Europe en général et de la France en particulier, décédé en août 2010, a relevé ce défi redoutable : les essais réunis dans Retour sur le XXe siècle ont tous été soigneusement choisis, ils sont tous passionnants et couvrent une vaste palette de thèmes centraux à l’histoire du XXe siècle. La plupart des textes sont de très longues recensions d’ouvrages portant sur des personnalités importantes du siècle écoulé ou sur les soubresauts politiques et sociaux qui l’ont agité. Qu’ils concernent l’Europe centrale, Israël ou les États-Unis, à chaque fois les essais de Judt montrent une érudition sans faille, un respect scrupuleux des faits et une passion évidente pour sa discipline.
Le livre est composé de quatre parties, mais, en fait, les deux premières rassemblent des comptes rendus d’ouvrages consacrés à des auteurs que Tony Judt, à de rares exceptions, respecte ou admire : Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus, Leszek Kolakowski, Edward Saïd font l’objet, à travers les ouvrages qui leur sont consacrés et que Judt recense le plus souvent pour The New Republic ou The New York Review of Books, d’analyses souvent lumineuses, jamais gratuites, toujours étayées. Judt apprécie particulièrement Koestler, Camus, Kolakowski et Saïd, avec lequel il fut ami sans toujours partager sa représentation du conflit israélo-arabe. Il voit en Koestler, Sperber et Kolakowski d’illustres représentants de cette Europe centrale cosmopolite et polyglotte du début du XXe siècle. Il est d’une grande sévérité pour le marxiste Louis Althusser dont les écrits et la pérennité de l’influence lui paraissent à la fois ridicules et symptomatiques d’une époque et d’un pays.
On devine qu’il ne partage pas non plus les opinions d’Éric Hobsbawm, dont l’œuvre d’historien moderniste est d’une ampleur qui ne peut que forcer le respect d’un collègue. À la fois singulière et révélatrice, la trajectoire d’Hobsbawm demeure caractérisée par un élément biographique presque unique parmi les savants du XXe siècle : en dépit des purges, des procès des années 30, des chocs hongrois et tchécoslovaque, Hobsbawm n’a jamais cessé de croire au Grand Soir. « Éric Hobsbawm n’a pas été simplement communiste : il y en a eu beaucoup, même en Grande-Bretagne. Il est resté communiste, soixante années durant. Il n’a abandonné sa carte du minuscule parti communiste britannique que le jour où l’Histoire eut définitivement enterré la cause qu’il incarnait ».
La troisième partie réunit deux textes sur la France, deux sur Israël, un sur la Belgique, la Grande-Bretagne de Tony Blair et la Roumanie. Un premier texte consacré à la France apporte peu d’éclairage sur la débâcle de 1940, mais confirme la thèse retenue depuis L’Étrange défaite de Marc Bloch : l’incompétence des élites politiques et militaires. Un second texte se penche sur les rapports de la France avec ses passés glorieux et troubles. Deux articles sur des pays souvent injustement ignorés – la Belgique et la Roumanie – sont d’une remarquable éloquence : les analyses de Judt sur l’inextricable situation belge, irrémédiablement scindée au plan linguistique et donc institutionnelle – dédoublement des partis, institutions, fonctions qui pèse sur le budget du pays, ce qui explique la dette publique du royaume – et sur le caractère singulier de la Roumanie en Europe, notamment dans ses rapports avec le passé communiste, constituent deux analyses percutantes. Deux textes corrosifs portent sur Israël : la guerre des Six Jours qui a, selon Judt, donné aux Israéliens un sentiment de supériorité et le refus de l’État hébreux de « grandir » et de devenir un État « normal » enfin favorable à la paix avec les Palestiniens.
La quatrième partie se concentre sur le demi-siècle américain. Il réserve de sévères critiques à Henry Kissinger (et à Richard Nixon) dont il remet en cause les qualités prétendues de « réalistes » de la politique étrangère américaine. Équitable, il les crédite du rapprochement avec la Chine et de la politique de désarmement bilatérale (SALT 1) menée avec les Soviétiques. Il replonge dans les méandres de la « crise des missiles » de 1962 qui voit John F. Kennedy opter, à chaque étape de la crise, pour la solution la plus modérée, alors même que le jeune président est entouré de jusqu’au-boutistes qui le poussent à frapper ou à envahir Cuba. Il revient sur l’affaire Whittaker Chambers, un espion américain esseulé et repenti au service de l’URSS, et sur la guerre froide, que Judt revisite par la recension du livre de John L. Gaddis. Il déplore les égarements des intellectuels de la mouvance progressiste nord-américaine qui, tel Christopher Hitchens, soutiennent aveuglément la guerre en Irak.
À chaque texte, le lecteur français peut découvrir l’un des grands savants de notre époque. Ce recueil d’essais est sans doute la meilleure introduction à l’œuvre considérable de Tony Judt, historien et intellectuel à la hauteur des enjeux et des drames d’un siècle écoulé aux leçons encore si peu méditées. ♦