Berlin
Berlin
Le lecteur potentiel pourrait se sentir découragé devant l’épaisseur de l’ouvrage paru dans la collection « Campagnes et Stratégies » et commençant en janvier 1945 à hauteur de la Vistule. Il serait alors tenté de se contenter de feuilleter en se disant que l’essentiel est connu : le rouleau compresseur soviétique écrasant les restes d’une Wehrmacht aux abois, tandis que le Führer joue du faux Wagner au fond de son bunker. Ce lecteur aurait tort, en particulier pour deux raisons : la première est qu’après les dramatiques revers subis à Stalingrad et dans le saillant de Koursk (épisodes déjà traités par Lopez), l’armée allemande reste puissante et se défend avec acharnement, si bien que les premiers mois de l’année voient des batailles gigantesques, accompagnées des deux côtés de pertes tout aussi gigantesques, à hauteur des grands fleuves qui figurent autant d’obstacles pour les assaillants que d’espoirs de blocage en face ; la seconde raison, peut-être essentielle, vient du fait qu’au-delà de la description, l’auteur émet des réflexions catégoriques et parfois iconoclastes sur la valeur et les méthodes des adversaires.
Au début de l’année, le dispositif à l’Est comprend face à face quatre groupes d’armées allemands très étirés (dont un au Nord accroché à la Courlande et un autre axé sur la Hongrie) et neuf « fronts » russes dont deux vont être au centre du récit, celui de Bielorussie et celui d’Ukraine commandés respectivement par Joukov et Koniev, frères ennemis rivaux manipulés de loin par un Staline machiavélique pour qui le goulag joue le rôle de roche tarpéienne. La relation des actions et aussi celle d’épisodes poussée à l’occasion jusqu’au panzer près s’appuie sur des références solides, en particulier les mémoires, témoignages voire anecdotes laissés par les acteurs, sans oublier les portraits (Heinrici « petit, distant, hargneux, surnommé par ses hommes le nain empoisonné »). Ne pas manquer à cet égard une annexe bibliographique commentée très instructive. La progression est également illustrée par pas moins de 52 cartes fort explicites.
La largeur de la zone d’action est au départ de plusieurs milliers de kilomètres et se terminera à celle de quelques rues et groupes d’immeubles. Les quantités d’hommes et de matériels mis en œuvre sont colossales avec un rapport de forces de l’ordre de trois contre un au bénéfice des Rouges. Ceux-ci progressent par coups de boutoir successifs minutieusement étudiés et répétés après des préparations d’artillerie qui sont de véritables déluges de feu, des barrages roulants dignes des polytechniciens de la Grande Guerre et le débit des prolifiques katiouchas, tandis qu’un Génie particulièrement étoffé (80 000 hommes) apporte son soutien. Les Allemands pour leur part, s’ils manquent de réserves dans la profondeur, disposent d’excellents blindés, de la précision du 88 et du panzerfaust relativement rustique, mais qui occasionne des dégâts considérables aux mains de servants motivés. La percée obtenue, les Rouges ne finassent guère, afin d’éviter les pertes de temps causées par le siège des agglomérations, au risque de laisser au passage des poches, les kessel, d’où les éléments dépassés tenteront de sortir par de véritables anabases, alors que des gauleiter obstinés retardent l’évacuation de populations civiles promises aux pires atrocités. Les commandants de front ont également la préoccupation des ailes, la Silésie industrielle et l’« écharde » de Prusse orientale où il s’agit d’effacer le « complexe de Tannenberg ». Toutes ces opérations se déroulent dans la boue ou par un froid intense à l’origine d’une glace alliée ou ennemie qui concerne non seulement les cours d’eau mais aussi les nombreuses zones marécageuses. Entrent en compte également les problèmes logistiques (notamment l’acheminement du carburant) et le maintien de la discipline et du moral.
L’assaut final sur Berlin, couronnement des « offensives géantes », est traité à part. Les Alliés occidentaux ont laissé la ville aux Russes. Les défenseurs ont raclé les fonds de tiroir dans une « litanie bigarrée » qui regroupe des pompiers, des policiers, des gens du Volkssturm, des rampants de la Luftwaffe… Des SS et des gamins, kamikazes en puissance, luttent comme des forcenés, tandis que dans la course au Reichstag, où Tchouikov apporte son expérience de Stalingrad, les Rouges gagnent mètre par mètre. Déjà lu tout cela ? …les 350 canons au kilomètre, les 4 000 avions décollant de 290 aérodromes, les 1 200 cadavres dans les ruines du seul immeuble de la police… Pas avec cette précision.
L’auteur ne se borne pas au récit. Il encadre celui-ci en deux chapitres initiaux et un épilogue par des réflexions parfois surprenantes, énoncées de façon tranchée, mais assez convaincantes. Il s’est produit une sorte d’inversion : par la force des choses, l’armée allemande réduite à la défensive adopte une tactique de positions successives en profondeur avec ce repli volontaire de l’avant qui a réussi au commandement français en 1918. Elle fortifie, piège, contre-attaque et fait de l’antichar. Quant à Guderian, il en prend ici pour son grade, et avec lui les grands chefs d’une Wehrmacht « aussi nazie que l’armée rouge est communiste ». En face, celle-là, héritière de la pensée de Toukhatchevski, pratique la blitzkrieg par pénétrations profondes accompagnées d’un soutien aérien massif. Elle engage des masses blindées et paradoxalement manque d’infanterie.
Livre impressionnant, aussi documenté et argumenté que les autres ouvrages de Jean Lopez, il mérite sa lecture et suscite la réflexion. ♦