The Bomb
Nos lecteurs connaissent et apprécient certainement l’œuvre déjà considérable de Béatrice Heuser, puisque nous avons eu le privilège de leur présenter ici trois de ses ouvrages (1). Ils savent donc que, docteur des universités d’Oxford et de Marburg, et Senior Lecturer au War Studies Department du King’s College de Londres, cet auteur est d’une prodigieuse érudition en histoire des stratégies nucléaires. Dans ce nouvel ouvrage, ils vont constater que, avec le même talent, elle élève le débat au niveau d’une réflexion d’ensemble sur la philosophie de l’Histoire (avec un grand H), ainsi que sur l’influence des cultures (au sens étymologique du mot) dans les comportements humains. Son livre, intitulé tout simplement La Bombe (The Bomb), se propose en effet de rechercher comment et dans quelle mesure l’explosion d’Hiroshima (dont le 54e anniversaire tombe exactement au moment où nous écrivons ces lignes) a constitué un « tournant décisif » (a « turning point ») dans l’Histoire, et a ainsi changé radicalement le comportement de ses acteurs.
Notre amie a conduit sa recherche en cinq temps, qui font chacun l’objet d’un chapitre de son livre. Tout d’abord, elle étudie savamment dans quelle mesure le premier (et unique) emploi effectif de l’arme atomique a été déterminant dans la terminaison de la Seconde Guerre mondiale. Il ne sert pas à grand-chose de refaire l’Histoire avec des « si », et notre auteur le sait aussi bien que nous, mais il n’en est pas moins intéressant de constater que, alors que des bombardements aussi meurtriers contre l’Allemagne (tel celui de Dresde) n’avaient pas abouti à ce résultat, l’épouvante causée par une arme totalement nouvelle a entraîné la capitulation quasi immédiate du Japon. On peut alors en tirer deux conclusions ; la première est d’ordre culturel, à savoir que l’ultimatum américain n’avait pas été assorti de l’exigence de l’abdication de l’empereur, qui n’aurait probablement pas été acceptée par le peuple japonais ; la seconde, d’ordre psychologique et probablement universel, va plus loin dans ses conséquences, puisque c’est certainement l’épouvante dans la nouveauté qui a été alors déterminante. Il en résulte en effet, pour nous, que la préservation du « tabou » dans l’emploi de l’arme nucléaire est capitale pour la pérennité de la « dissuasion ». À ce sujet, nous nous permettons d’ajouter que notre mauvaise traduction du terme deterrence est bien fâcheuse, car elle n’évoque pas l’idée de terreur, par suite d’épouvante, comme le font tous ses homologues étrangers.
Ensuite, dans la perspective des réflexions qu’elle va entreprendre sur l’évolution du concept de guerre totale et sur celle de la moralité de la guerre, notre auteur va passer en revue les stratégies nucléaires depuis Hiroshima, nous apportant à ce propos quantité de précisions historiquement enrichissantes, puisqu’elle a eu accès à beaucoup de documents déclassifiés depuis peu. Elle souligne à ce propos la permanence des cultures stratégiques des principaux pays détenteurs de l’arme, et aussi l’influence conceptuelle qu’a constamment eue la Grande-Bretagne dans l’évolution des stratégies adoptées par l’Otan. Elle nous fournit également des indications intéressantes sur le concept, resté alors pour nous assez flou, de war termination, lequel chercha en fait à rationaliser politiquement un emploi restreint de l’arme nucléaire dite encore alors « tactique ». Plus loin, elle nous fournira aussi quelques indications sur le sens à attribuer à l’appellation ambiguë de systèmes d’armes nucléaires à capacité substrategic. Ces données ayant été précisées, viennent alors les chapitres réunissant les réflexions philosophiques de l’auteur sur la notion de « guerre totale », qui pour elle, et aussi pour nous, n’est pas inhérente à la stratégie nucléaire, et par suite à l’existence de cette arme. À cette occasion, elle nous rappelle avec justesse que le projet Manhattan, conduit souvent par des savants juifs venus d’Europe centrale, fut à l’origine dirigé essentiellement contre l’Allemagne nazie, dans la crainte que celle-ci ne soit la première à mettre au point l’arme atomique (ce dont elle était loin, on l’a découvert après, car elle avait choisi d’autres priorités, et en particulier celle du développement de missiles à longue portée). Cela explique, nous nous permettrons d’ajouter, les remords de conscience que manifestèrent plus tard pas mal de scientists, et excuse peut-être aussi certaines trahisons en direction de l’Union soviétique. En tout cas, pour l’auteur, la vraie guerre totale fut alors la Shoah, celle de la « solution finale ».
Comme nous l’avons annoncé, Béatrice Heuser va réfléchir ensuite à la moralité de la guerre, toujours à partir de l’interrogation sur le « tournant » qu’a pu constituer Hiroshima à ce sujet, puisque ce ne fut pas le cas, nous venons de le voir, pour la guerre totale. Élevant là encore le débat, notre amie passe en revue le phénomène du pacifisme, et en particulier celui qui est suscité par l’existence de l’arme nucléaire (ou qui prend celle-ci comme prétexte). Elle nous rappelle à ce sujet les chiffres très significatifs des manifestations provoquées en 1981 par la « crise des euromissiles », car les plus nombreuses de beaucoup eurent lieu aux Pays-Bas et en Allemagne, et les plus limitées en France, la Grande-Bretagne se situant à mi-chemin. Elle entreprend à ce sujet une analyse très intéressante des différences qu’on peut constater entre les cultures religieuses, suivant qu’elles acceptent ou non l’idée de « guerre juste ».
Dans sa conclusion, Béatrice Heuser s’interroge sur l’avenir de l’arme nucléaire, comme nous le faisons tous actuellement, mais là encore sur un plan essentiellement philosophique, et elle se pose surtout la question : les sociétés humaines sont-elles capables de s’adapter à l’existence d’armes de destruction massive qui ne sont pas destinées à être effectivement employées ? C’est-à-dire essentiellement les armes nucléaires, puisque les autres armes dites aussi de destruction massive relèvent à notre avis d’une tout autre logique, comme nous avons eu l’occasion de le préciser récemment dans cette revue. Plus pratiquement, elle soulève ainsi (sans y répondre) la question d’actualité du no first use, laquelle est capitale, parce qu’il y va de la survie du concept, jusqu’à présent pacificateur, de la deterrence. C’est là probablement qu’il faudrait se référer à nouveau aux « cultures », toujours au sens propre du terme, et qui par suite sont différentes des « civilisations ».
Pour finir, remercions donc une nouvelle fois notre amie de nous avoir ainsi entraîné sur les sommets de la réflexion existentielle, tout en enrichissant nos connaissances sur l’histoire de l’arme nucléaire. Remercions-la aussi, car c’est un thème qui nous est particulièrement cher, de nous avoir rappelé que la connaissance et la compréhension des cultures, au sens que nous avons évoqué, constituent à notre époque, souvent troublée par la « surmédiatisation », une très utile grille de lecture des relations internationales. Béatrice Heuser vient d’ailleurs de nous en offrir une nouvelle preuve en publiant, avec Cyril Buffet, germaniste distingué qui est aussi son époux, un livre, lui aussi fort intéressant, sur les Mythes dans les relations internationales (2). ♦
(1) Défense Nationale, juin 1994 : Strategic Views from the Second Tier: The Nuclear Policies of France, Britain and China. Défense Nationale, janvier 1998 : Nuclear Strategics and Forces for Europe (1949-1990). Défense Nationale, novembre 1998 : Nuclear Mentalities? Strategics and Beliefs in Britain, France and the FRG.
(2) Cyril Buffet et Béatrice Heuser : Haunted by History (Myths in International Relations) ; Bugham Books, Providence, Oxford, 1998 ; 292 pages.