Afrique - Nigeria : un géant à l'avenir incertain
C’est une armée relativement peu nombreuse (environ 80 000 hommes pour une population totale de plus de 100 millions d’habitants), mais puissante et omniprésente, qui, au Nigeria, a laissé le 29 mai 1999 le pouvoir à un régime civil. Après une transition d’une année, rondement menée par le général Aboubakar, l’élection présidentielle de février 1999 a vu la victoire de l’ancien président Olesegun Obasanjo. Il s’agit là d’un tournant important pour le pays le plus peuplé du continent, qui s’étend en Afrique occidentale sur 923 700 kilomètres carrés de l’océan Atlantique aux frontières du Bénin, du Niger, du Tchad et du Cameroun. Pays pétrolier (95 % de ses ressources extérieures en devises), le Nigeria a durement affronté la guerre civile sécessionniste du Biafra de 1967 à 1970 et reste encore fortement marqué par la complexité de sa situation ethnique (250 ethnies), religieuse et sociale.
Dans cette situation et depuis l’indépendance en octobre 1960, les forces armées nigérianes ont joué un rôle politique dominant dans le pays face à une classe politique qui, jusqu’à présent, n’a jamais vraiment réussi à s’imposer. À l’indépendance, s’était mis en place un régime basé sur l’autonomie et organisé en une fédération de trois régions (le Nord, l’Ouest et l’Est), et d’un Parlement inspiré du modèle de l’ancien colonisateur britannique. Les élections de 1959 ont vu naître trois grands partis dominés par les trois grandes ethnies du pays regroupant une myriade de sous-groupes ethniques rivalisant avec acharnement pour le contrôle du Parlement. En 1963, Nnamdi Azikiwe devint le premier président de la République fédérale du Nigeria. Ce premier régime civil se solda par un échec total et fut renversé par un groupe d’officiers dirigés par le général Aguyi Ironsi, assassiné six mois plus tard et remplacé par le lieutenant-colonel Yakubu Gowon. C’est lui qui, à la tête d’une armée de plus en plus puissante, affrontera pendant trente mois la guerre civile du Biafra. L’armée restera au pouvoir jusqu’en 1979. En 1976, le général Olesegun Obasanjo, numéro deux du régime du général Murtala Mohammed, prend le pouvoir et devient trois ans plus tard le premier militaire en Afrique à le transmettre volontairement à un président civil démocratiquement élu, Alhaji Shehu Shagari. Ce dernier, conservateur du Nord, avait battu le leader radical du Sud-Ouest, Obafemi Awolowo, et sera handicapé par l’absence du soutien du Sud. Malgré le pétrole, cette deuxième expérience civile ne se révélera pas concluante dans la gestion du pays : corruption, hommes politiques discrédités, répression de plus en plus dure des mouvements de protestation, organisation de fraudes électorales massives en 1983. Pour la dernière fois, la classe politique donnait aux Nigérians le sentiment d’une incapacité flagrante et faisait encore apparaître les militaires comme la seule force susceptible de donner au pays un minimum de stabilité et d’ordre. En août 1983, avec le général Mohammed Buhari, puis le général Ibrahim Babangida, les militaires reprenaient le pouvoir pour le garder jusqu’en 1999.
On a l’habitude de présenter le Nigeria comme le « géant de l’Afrique » à cause de son poids géographique et de ses richesses pétrolières. On classe ce pays parmi les très rares pôles de puissance régionale, voire continentale. Cependant, sur la durée, on a pu aussi constater que ses handicaps et ses faiblesses internes neutralisaient considérablement ses facteurs de puissance potentielle. En tout cas, ces années de régime militaire de 1983 à 1999 n’auront pas, peu s’en faut, contribué à stabiliser et à redresser le pays. Au contraire, les militaires qui avaient engrangé un capital politique sur la base des échecs des gouvernements civils se sont confortablement installés au pouvoir, s’emparant sans scrupule de ces avantages qu’il procure, en particulier de la manne pétrolière. Dominée par un groupe de chrétiens du centre du pays (surnommé « la mafia de Langtang »), la hiérarchie militaire nigériane s’est partagé les principaux postes politiques et économiques contrôlés par l’État et a développé dans des proportions très audacieuses la dynamique de l’enrichissement personnel.
Ils ont ainsi fait passer de 19 à 36 le nombre d’États du pays, ce qui a permis aux officiers supérieurs de se répartir un plus grand nombre de postes de gouverneur, position privilégiée pour organiser des filières profitables. Ils ont envahi les quelque 1 000 entreprises publiques ou parapubliques qui dominent l’économie nationale et qui représentent environ 4 000 postes d’administrateur dont le volume des rémunérations et gratifications est supérieur au budget de l’État. Peu préoccupés par les performances économiques (le Nigeria est confronté à des pénuries de carburant... et importe du pétrole raffiné en sachant que l’octroi de licences d’importation est l’objet d’un fructueux trafic), les militaires ont laissé ce pays immense et fragile se déterminer en fonction des appartenances ethniques ou religieuses, des sectes et sociétés secrètes, des mafias et réseaux d’affaires, des trafics illégaux et de la corruption généralisée. C’est un État déstabilisé et décrédibilisé, une économie en très mauvais état et très endettée que ces militaires ont en définitive produits.
Le dernier régime avant la transition, dirigé depuis 1993 par le général Sani Abacha, aura sans doute été le pire dans ces abus depuis l’indépendance. Pouvoir absolu, suppression de toutes les institutions démocratiques, répression sanglante des protestations dans les provinces, en particulier dans la région sensible du delta du Niger, il a suscité un vaste mouvement d’hostilité internationale, en particulier de la part des bailleurs de fonds et des grands partenaires commerciaux du Nigeria, l’isolant presque totalement. Ces années terribles de 1993 à 1998 ont fini de renverser l’image des militaires aux yeux des Nigérians, accablés par les effets de la crise économique et sociale, ayant perdu toute confiance dans l’État, ayant abandonné le peu de sentiment national ou de citoyenneté qui pouvait exister dans le pays. Au moment de la mort brutale (mais encore marquée de vastes zones d’ombre du général Sani Abacha le 8 juin 1998), les militaires étaient conscients de leur échec et de leur impopularité. Nombreux ont été, à ce moment, les officiers supérieurs (dont l’ancien président Ibrahim Babangida ou l’ancien chef d’état-major Téophile Danjuma) qui ont favorisé le choix d’une transition libérale avec le général Aboubakar, puis soutenu le général Obasanjo, pour pouvoir prendre quelque distance à l’égard du pouvoir tout en conservant le maximum de positions d’influence. Une des toutes premières mesures du président Obasanjo a été de mettre à l’écart près de 150 officiers supérieurs trop marqués : une mesure aussi spectaculaire que populaire, mais qui ne résout pas durablement le problème du poids de l’armée dans le pays et de la menace politique qu’elle peut encore représenter. On sait que de jeunes officiers supérieurs peuvent être tentés de refuser d’être mis à l’écart, dans l’avenir, des postes de responsabilité, au profit des équipes d’Obasanjo. On sait aussi que de jeunes officiers plus idéalistes pourraient être tentés par le pouvoir si les civils échouaient. Enfin, reste le problème des troupes envoyées par le Nigeria dans la sous-région au sein de l’Ecomog et dont le retour au pays pourrait présenter des difficultés. Le nouveau régime civil a, avec la situation économique et sociale, le problème des institutions, une tâche pour le moins ardue. Dans ce climat, l’ombre des militaires, même déconsidérés, continuera un temps de planer sur l’avenir politique du Nigeria. ♦