Traité de Stratégie
Il est inutile de présenter Hervé Coutau-Bégarie à nos lecteurs, puisque nous avons souvent eu l’occasion de commenter ici les écrits de cet auteur dont l’œuvre est déjà considérable, en particulier dans le domaine maritime, qu’il s’agisse de la « pensée » et de la stratégie navales, de la géostratégie des océans et de l’histoire de ses personnages et événements contemporains. Son champ de réflexion s’est depuis quelques années sensiblement élargi puisqu’il est non seulement directeur d’études à l’École pratique des hautes études, président de l’Institut de stratégie comparée, qui est partenaire de la Fondation pour la recherche stratégique, et directeur de la revue Stratégique, mais aussi directeur du cours d’introduction à la stratégie au Collège interarmées de défense. Et c’est en fait la somme des réflexions qu’il a accumulées dans ces différentes fonctions qu’il nous présente aujourd’hui dans ce Traité de Stratégie.
Il ne peut pas être question ici de tenter de résumer un ouvrage de cette ampleur car il se propose de couvrir le champ de la stratégie sous tous ses aspects. Nous nous bornerons donc à évoquer les idées qui ont particulièrement retenu notre attention, que ce soit par leur pertinence fondamentale ou par leur originalité novatrice. Auparavant, il convient d’indiquer à nos lecteurs la géographie de ce « traité », ainsi appelé parce qu’il ne se propose pas de promouvoir des « théories » stratégiques, à la manière de notre maître commun, l’amiral Castex, dont Hervé Coutau-Bégarie avait précédemment commenté l’œuvre dans des ouvrages qui font autorité. Dans son « Introduction », l’auteur précise modestement son propos : il ne s’agit pas d’élaborer un « modèle à prétention universelle » ; son but est d’« informer » ; sur le domaine qu’il entend traiter : la « stratégie dans son sens traditionnel, puisqu’elle en est sortie maintenant pour s’appliquer à n’importe quoi ». Voici maintenant le plan qu’il a adopté : son ouvrage est divisé en trois « livres », dont le premier traite de la « stratégie générale », celle qui s’applique quel que soit le milieu, alors que le livre II s’attache aux stratégies « particulières », c’est-à-dire maritimes, aériennes et spatiales, et que le livre III s’emploie à préciser les éléments d’un concept revenu à la mode mais resté assez flou : la « géostratégie ».
C’est donc d’abord une réflexion panoramique sur la stratégie générale que nous propose le traité, après nous avoir rappelé de façon très savante l’histoire du concept, depuis sa naissance chez les Anciens et aussi chez les anciens Chinois (en évoquant, bien entendu, le fameux Sun Zi puisque tel est devenu son nom de nos jours), jusqu’à l’apogée du « modèle prussien », avec Clausewitz bien sûr. Il nous propose à cette occasion plusieurs essais de définition de la stratégie comme « art du commandement », ou encore « dialectique des intelligences » dans la guerre, en nous mettant en garde contre les dérives que peuvent introduire les théories prônées par les économistes (théorie des conflits, théorie des jeux, et nous ajouterions volontiers théorie du chaos). On ne saurait en effet trop souligner, comme l’auteur le fait à plusieurs reprises, la différence fondamentale de logique qui existe entre le conflit armé et la concurrence économique ; nous l’avions, quant à nous, constaté très clairement, lorsque, il y a maintenant plus de vingt ans, nous avions organisé avec Henri Guitton un séminaire pour comparer les conceptions qu’avaient les militaires et les économistes du « risque pays ». Si le vocabulaire est souvent le même dans les deux disciplines, avions-nous alors remarqué, il n’a pas les mêmes significations.
Il en est de même, toute proportion gardée, pour ce qui concerne la diplomatie ; comme le note excellemment Hervé Coutau-Bégarie, « la stratégie raisonne en termes de puissance, alors que la diplomatie raisonne en termes d’influence ». Et, ajoute-t-il, « si à notre époque, la stratégie a débordé du cadre de la guerre, elle doit toujours s’inscrire dans le conflit, lequel se distingue de la rivalité ou de la concurrence par le recours à la violence ». L’ouvrage rappelle ensuite les différents niveaux de l’art de la guerre (avec la trilogie classique : politique, stratégie, tactique), mais aussi, ce qui constitue une utile référence, les catégories de plus en plus employées chez nous, qu’elles soient d’origine française (grande stratégie, stratégie générale, stratégie opérationnelle), ou adaptées de l’étranger, comme « opératique » (mouvements aboutissant à la bataille à un niveau élevé), ou « opératif » (fondamentalement interarmées). Suit alors un chapitre sur la « science stratégique », non moins utile comme référence, puisqu’il réunit une histoire très complète de l’évolution de la pensée stratégique à travers le monde et un panorama des différentes cultures stratégiques qui en résultent de nos jours. Enfin, cette première partie du traité se termine par trois chapitres à finalité plus didactique, qui traitent de la stratégie en tant que méthode, en tant qu’art et enfin en tant que système. Sont alors abordés avec pertinence les problèmes d’actualité : globalisation de la stratégie, dangers de l’impérialisme stratégique, inversion du rapport utilisation/menace de la force, couple dissuasion-action, tentation d’une stratégie nucléaire d’action, avenir de la dissuasion (instabilité ? déclin ?), dévalorisation de la stratégie opérationnelle, dilution de la distinction entre la paix et la guerre, révolution dans les affaires militaires, attente stratégique, nouvelle manœuvre des crises ; pour finir sur une constatation modeste : « l’impossible prospective stratégique ».
Le livre suivant, nous l’avons dit, traite des « stratégies particulières », c’est-à-dire d’abord de la « stratégie maritime » dont Hervé Coutau-Bégarie est un expert reconnu, de ses aspects théoriques, dans la lignée des Mahan, Corbett, Castex, dont il est l’admirateur, mais aussi de théoriciens moins connus comme Rosinski et Cable dont il a été, en France en tout cas, le découvreur. À ce sujet, il résume dans son livre, à travers l’histoire et la géographie, les différentes cultures de « pensée navale », qu’il a longuement analysées dans la revue Stratégique et dont il faudra qu’un jour il tire la quintessence dans un ouvrage de synthèse. En attendant, il souligne ici avec justesse les limites des deux méthodes d’analyse employées par ses prédécesseurs, la « méthode historique » et la « méthode matérielle », pour exprimer sa préférence pour les méthodes synthétique et philosophique, qu’ont illustrées respectivement Castex et Corbett. Didactique, comme il se doit dans un traité, il expose très clairement les différentes formes militaires de la stratégie maritime classique, puis celle de la stratégie maritime contemporaine, et de ses évolutions récentes avec l’adoption des stratégies de dissuasion nucléaire et de maîtrise des crises, dans laquelle a triomphé, pendant la guerre froide, la « diplomatie navale » que permet le libre usage du milieu marin reconnu par le droit international. Notre auteur, dont on savait la compétence dans le domaine de la stratégie maritime, s’est désormais lancé, avec non moins de sérieux et de talent, dans celui de la stratégie aérienne, dont il reconstitue l’évolution, avant d’en analyser les différentes orientations contemporaines ; et dans ce coup d’essai, il a réussi un coup de maître !
Ce qui est essentiellement novateur dans son ouvrage, c’est son essai sur la « géostratégie », concept aujourd’hui à la mode, qui se situe dans le sillage de celui de la « géopolitique » laquelle est un concept à nouveau accepté, après avoir été frappé d’anathème par l’usage qu’en fit l’hitlérisme. Son développement, nous dit-il, témoigne de la redécouverte de la dimension stratégique — au sens militaire du mot — de l’espace, qui avait été jusque-là « gommée » par les stratégies de dissuasion ou les indirectes, sans parler des (prétendues) stratégies économiques. Là encore, il nous raconte l’histoire, celle-là toute récente, de l’élaboration de ce concept, mais qui avait des racines anciennes dans ce qu’on a appelé la « géographie militaire ». Il nous en propose une définition très éclairante, à savoir que la « géostratégie met l’accent sur la dimension spatiale (en tant que) concurrent de la technique dans les déterminants de la stratégie ». Il conclut, de façon non moins éclairante, que la « géographie militaire raisonnait en termes de terrain et de fronts », alors que la « géostratégie le fait en termes d’espace et de réseaux » (allusion au fameux C4I américain). Suit alors une analyse des facteurs de la géostratégie, dans lesquels notre auteur distingue les facteurs « statiques » (ceux qui s’inscrivent dans la longue durée), les facteurs « dynamiques » (ceux qui sont sensibles à l’action à court terme de l’homme) et il insiste sur « la dialectique permanente qui existe entre l’espace et les forces qui s’y meuvent ». Il conclut que la redécouverte de l’importance de la dimension spatiale est certainement salutaire après « les excès de la stratégie nucléaire qui avait crû, un peu trop vite, à l’abolition des distances ». Profitons de cette évocation pour noter que notre auteur, s’il n’a pas, dans cet ouvrage, traité de la stratégie nucléaire en tant que telle (faute de temps et de place, pensons-nous), il l’évoque souvent, en particulier, bien sûr, à propos des stratégies maritime et aérienne.
Il termine son traité par trois chapitres qui élaborent respectivement une théorie de la géostratégie maritime, aérienne et spatiale, ce qui nous fait souhaiter qu’il reprenne, pour le poursuivre sur l’ensemble de notre planète, le survol des espaces maritimes qu’il avait entrepris dans deux ouvrages remarqués : Géostratégie du Pacifique et Géostratégie de l’Atlantique Sud. Signalons pour finir que ce traité comporte un index aussi bien nominatif que thématique, ainsi qu’une bibliographie, ô combien exhaustive, puisqu’elle comporte plus de 2 500 titres ! C’est dire l’irremplaçable document de référence dans tous les domaines que constitue cet ouvrage, mais aussi la prodigieuse érudition de notre ami, disciple trop modeste d’un stratège (trop) méconnu (Castex), notre maître commun. Comme on dit dans toutes les marines, « Well done! » Hervé Coutau-Bégarie, c’est-à-dire vous avez bien exécuté la mission en faisant la preuve que vous êtes un très brillant « stratégiste ». ♦