Défense dans le monde - Le sommet de Hanoï
Le sommet de Hanoi de décembre 1998 avait une grande valeur symbolique et un intérêt marqué pour les pays membres de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (Ansea, Asean en anglais) puisqu’il s’agissait de la cinquième conférence au sommet réunissant l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement de l’Association. Outre le caractère important que donne la faible périodicité de cette conférence (les réunions au sommet ne se tiennent en effet que tous les trois ans), la date de sa tenue et le fait que l’Ansea se réunisse pour la première fois au Vietnam ajoutaient à l’importance de cette réunion. Cependant, l’actualité régionale et internationale de ces derniers mois ainsi que la situation dans laquelle se trouve l’ensemble de la zone placent désormais les membres de l’Association dans une position délicate et pourraient atténuer la portée de cet événement.
Le Cambodge est, une nouvelle fois, source de déception pour les membres de l’Ansea malgré les efforts entrepris pour rétablir la stabilité dans le pays et l’intégrer enfin à l’Association. Les objectifs de celle-ci étaient, en effet, dès sa création en 1967, d’englober les dix pays qui composent l’Asie du Sud-Est. Elle était sur le point d’y parvenir en juillet 1997 quand survint le coup de force de Hun Sen. Il semble que, depuis cette date, les projets de l’Association soient systématiquement contrariés par la mauvaise conjonction des facteurs internes au Cambodge et de la dégradation de la situation régionale. Trois conditions avaient été posées par l’Association pour envisager de réexaminer l’adhésion du Cambodge : le respect des accords de Paris, la réinstallation d’un gouvernement de coalition et l’organisation d’élections acceptées internationalement parce que aménagées sur la base d’une participation libre et équitable.
Ces conditions ont finalement été remplies malgré les critiques formulées sur le déroulement des élections entachées, selon les milieux anglo-saxons, de nombreuses violences et intimidations qui en faussent le résultat. On aboutit alors à une impasse : reconnaître la validité des élections du mois de juillet met en place un processus « d’engagement constructif » vis-à-vis du Cambodge menant normalement à son intégration au sein de l’Ansea, tandis que le refus de reconnaître les résultats des urnes conduit à un statu quo et à une nouvelle dégradation de la situation.
L’Ansea reconnaissant les États et pas les gouvernements, comme elle le rappelait, en août 1997, à l’occasion de la réunion extraordinaire de ses ministres des Affaires étrangères, rien ne s’opposait plus à une intégration, sauf une nouvelle dégradation de la situation intérieure… Cela eut lieu fin septembre, la constitution du nouveau gouvernement issu des élections de juillet 1998 devenant ainsi impossible. Lors de la réunion officieuse de ses ministres des Affaires étrangères en marge de l’Assemblée générale de l’Onu, l’Ansea décidait de suspendre sa décision.
La crise économique qui frappe l’ensemble des pays de la zone depuis l’été 1997 en mettant fin à une phase de croissance exceptionnelle pour l’Asie du Sud-Est se révèle une source encore plus importante de malaise pour les membres. Elle présente plusieurs caractéristiques : elle s’inscrit désormais dans la durée et s’étend géographiquement puisqu’elle a des répercussions mondiales. Elle a également des conséquences directes politiquement dans plusieurs des pays d’Asie du Sud-Est et elle peut aussi influer sur les capacités diplomatiques de l’Association. La crise est donc à l’origine d’une remise en cause profonde des fondements de l’Ansea puisqu’il lui faut faire face tout à la fois à une dégradation de la situation intérieure des pays et à d’importants problèmes de ressources. Plusieurs projets politiques, économiques ou de sécurité risquent d’être remis en cause, tandis qu’il lui faudra développer rapidement des projets particuliers pour limiter les effets de la crise.
Les répercussions de la crise économique sur la stabilité régionale se font sentir à différents niveaux. Les membres n’ont pas la même capacité d’absorption. Il y a dégradation de la situation économique et sociale dans l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est, ce qui fragilise les gouvernements et met à mal la solidarité régionale.
Les États de la région font face à une crise économique qui se double d’une crise politique ébranlant les régimes les plus solidement installés au pouvoir. Après avoir fait basculer le régime Suharto en Indonésie, d’autres sont à leur tour menacés.
La solidarité des membres de l’Association, déjà éprouvée à l’occasion des feux de forêts qui avaient donné lieu à une pollution sans précédent dans la zone, semble effritée. L’application stricte du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres ne semble plus observée. En effet, si l’Ansea s’était déjà, par le passé, montrée très critique à l’égard de pays sur le point d’intégrer ses rangs — comme la Birmanie ou le Cambodge —, elle était, jusqu’à maintenant, restée prudente envers ses membres fondateurs, comme l’Indonésie…
Quelques signes d’inquiétude et d’irritation s’étaient manifestés parmi les membres de l’Association au plus fort des incendies à Bornéo mais, dans l’ensemble, l’Ansea avait encore fait preuve de cohésion. Celle-ci a été remise en cause depuis la chute du président Suharto. Les membres dénoncent de plus en plus ouvertement les travers du régime indonésien et pourraient être tentés de faire de même dans d’autres cas. Des signes de dissension se multiplient. Les prises de position se font plus tranchées : l’arrestation d’Anwar Ibrahim par le Premier ministre malaisien a, par exemple, suscité l’émoi des pays de l’Ansea et participé à la dégradation des relations dans une partie de la zone.
En outre, les difficultés économiques et la situation de malaise dans laquelle se trouve l’Ansea ne favorisent pas la réalisation de certains projets faute de moyens mais aussi de consensus.
La question d’un élargissement du forum régional de l’Ansea à de nouveaux membres pourrait ainsi être remise à plus tard. Les questions de sécurité, pourtant cruciales, pourraient, elles aussi, subir les répercussions de la situation actuelle faute de moyens à y consacrer, à la fois dans les domaines des relations politiques et de la modernisation des matériels. Les mesures de confiance, adoptées notamment dans les affaires de migration et de piraterie, en plein essor actuellement, pourraient également en pâtir. En tout état de cause, ces sujets sont une réelle source de préoccupation, ce qu’a démontré l’organisation, en juin 1998, d’un colloque international à Kuala Lumpur.
Le manque de ressources susceptibles d’être affectées à la modernisation des forces pourrait contribuer à freiner la mise en œuvre de certains de ces projets considérés comme vitaux, à moins qu’il ne contribue à un éclatement de la cohésion régionale.
Cette crise et la perte de confiance qui en résulte pour les pays d’Asie du Sud-Est pourraient également avoir des effets très importants dans le domaine de l’action diplomatique de l’Association. Ses membres ont su faire preuve depuis déjà quelques années d’une grande activité dans plusieurs dossiers internationaux. Ils sont ainsi parvenus à promouvoir les questions de désarmement, et ont, par le traité de Bangkok de décembre 1995, institué une zone exempte d’armes nucléaires en Asie du Sud-Est. Ils se sont également montrés très préoccupés par l’évolution de la situation régionale dans d’autres zones. Il est à craindre que la crise ait des effets sur leur capacité d’intervention diplomatique.
La crise économique pourrait également avoir de sérieuses répercussions sur plusieurs programmes de coopération qui, dépassant le domaine de l’économie, constituaient aussi un facteur de rapprochement et de dialogue entre les membres de l’Ansea et leurs partenaires.
L’un des exemples les plus parlants de ce rapprochement, dans une zone historiquement instable, est la coopération instaurée dès 1957 entre les pays riverains du Mékong. La crise pourrait imposer de nouveaux coups d’arrêt aux projets régionaux à long terme dont la mise en œuvre était prévue pour l’an 2000. Elle pourrait aussi retarder l’aménagement du cours principal du fleuve, qui nécessite toujours la mise en place d’une coopération internationale. Il faudra en effet que soient d’abord résolus certains problèmes de souveraineté, ce qu’une dégradation de la situation régionale rendra difficile. Cela suppose également la poursuite de bonnes relations avec la Chine qui siège au sein de la Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique, dont le Comité international du Mékong dépend.
Autre projet qui risque de connaître des retards : l’évolution des échanges entre les différents membres de l’Afta (Asean Free Trade Area), créée lors de la 4e conférence au sommet de l’Ansea de janvier 1992, et dont l’objectif devait être réalisé entre 2000 et 2003.
En outre, la mise en place par certains pays, comme la Malaysia, de mesures de contrôle de leur devise pourrait gêner la réalisation de ce genre de projet collectif.
Par contre, la reconnaissance du caractère particulièrement grave de cette crise économique et de la situation d’impréparation des États pour y faire face est une donnée positive. Cela a conduit les ministres de l’Agriculture de l’Ansea à proposer, lors de leur réunion à Hanoi, fin septembre 1998, la constitution d’un fonds régional de soutien des cours du riz. D’autres mesures ont également été décidées, comme un recours plus régulier au troc dans les échanges internes à la zone Ansea ; cela aurait notamment pour effet de réduire le recours au dollar américain et de permettre aux États concernés de maintenir au plus haut leurs réserves en devises. ♦