La France sort-elle de l’Histoire ?
Les livres du général Gallois sont toujours très vivifiants pour la réflexion prospective sur les problèmes de sécurité internationale, car ils bousculent les idées reçues tout en offrant de nouvelles pistes à explorer ; mais notre ami, qui fut le prophète admiré et suivi de la reconquête de la souveraineté de notre pays par l’intermédiaire de « la bombe », nous paraît maintenant, à la manière de Cassandre, s’abandonner de plus en plus à un pessimisme désespéré quant à l’avenir. Tel est le cas dans le présent ouvrage, dont le sous-titre « Superpuissances et déclin national » annonce d’ailleurs la réponse qu’il va donner à la question angoissée qu’il s’est posée : La France sort-elle de l’Histoire ?
Le livre commence par une brillante « Esquisse géopolitique à l’aube du XXIe siècle », dans laquelle notre auteur développe ses idées maîtresses à ce sujet. Si nous essayons de les résumer, sans trop les déformer, la première est que les États-Unis, superpuissance mondiale, « incontournable » comme on dit maintenant, entendent bien s’implanter durablement en Europe, car elle est, pour eux, à la fois un marché indispensable et une position stratégique nécessaire en direction de l’Eurasie. C’est d’ailleurs bien ce qu’avait reconnu, dans un récent ouvrage, Zbigniew Brzezinski, l’ancien secrétaire d’État du président Carter (1). La seconde idée, plus originale, est que ces mêmes États-Unis sont à la recherche d’un compromis avec l’islam, parce qu’il a sous sa coupe l’essentiel du pétrole et du gaz nécessaires au bon fonctionnement de l’économie mondiale. Cette idée avait déjà été argumentée par le général Gallois dans les deux livres qu’il a écrits précédemment à propos des événements d’Irak et de Bosnie, et cela avec une verve assez virulente puisqu’il les avait titrés Le sang du pétrole (2). Elle ne nous choque pas personnellement, car nous-mêmes l’avons soutenue dans cette revue à propos de la stratégie des États-Unis en Méditerranée, en nous appuyant sur une récente étude de la Rand Corporation, dont on sait les liens avec le Pentagone (3). Enfin, la troisième idée maîtresse que soutient notre auteur est que l’Allemagne est devenue « la superpuissance européenne ». C’est elle qu’il argumente le plus longuement dans les chapitres de son ouvrage, dont les titres, outre celui qui répète cette affirmation, indiquent l’orientation, puisqu’ils sont les suivants : « Deux peuples, deux stratégies militaires et politiques » et « La France évanescente ». C’est à leur propos que nous voudrions réagir ici, tant nous paraît dangereuse la peur de l’Allemagne qui pourrait en résulter.
Il nous faudrait probablement analyser d’abord quels sont les facteurs de la « puissance » à notre époque, et dans quelle mesure ils engendrent encore le « pouvoir », c’est-à-dire si leur mise en œuvre permet toujours l’accomplissement d’un projet politique volontariste. Dans le passé, la dimension de son territoire, l’importance de sa population, le rayonnement de sa culture et enfin la valeur de ses forces militaires étaient considérés comme les facteurs essentiels de la puissance d’un État. De nos jours, on privilégie de plus en plus le dynamisme de son économie et de son système financier, l’avancement de ses hautes technologies et de ses systèmes de communication, la qualité de son « intelligence » économique et politique, au sens de la collecte des informations sur les « autres », en même temps que la vigueur de ses systèmes de diffusion médiatique. Il faut bien reconnaître que dans plusieurs de ces domaines, l’Allemagne l’emporte maintenant sur la France, mais pas de façon telle que sa supériorité puisse devenir insurmontable. L’Allemagne réunifiée a par ailleurs montré, lors de ses récentes élections, qu’elle souffre aussi de faiblesses structurelles et qu’elle est loin de pouvoir les surmonter.
L’argumentation pessimiste de notre ami repose d’ailleurs essentiellement sur les souvenirs que nous a légués l’Histoire, en ce qui concerne les conceptions qu’ont nos deux « peuples » de leur nation et de leur mission. Concernant l’Allemagne, il s’inquiète surtout de la mission que leur auraient confiée les États-Unis de partager avec eux le leadership de l’Europe au moyen de l’Otan, en même temps que d’assurer de son côté le leadership de cette Europe en voie d’être unie économiquement et financièrement, alors que sa singularité dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité leur paraît une perspective de plus en plus éloignée. Il nous faut cependant constater que les déclarations des responsables américains à ce sujet sont de plus en plus prudentes, comme l’a également souligné Zbigniew Brzezinski déjà nommé ; ils reconnaissent en effet maintenant que sans la participation de la France et sans son entente avec l’Allemagne, l’Europe ne pourra pas être un continent à la fois prospère et en sécurité, puisque l’Allemagne se tournerait alors vers ses ambitions d’autrefois en direction de l’Est et que la France s’en protégerait par des alliances de « revers ».
Le point d’achoppement actuel de l’entente franco-allemande nous paraît être surtout « l’élargissement », qu’il s’agisse de celui de l’Otan ou de celui de l’Union européenne, en ayant conscience, pensons-nous, que c’est le premier qui intéresse en priorité les candidats de l’Est, car il leur apporte une garantie de sécurité, alors que le second n’est perçu qu’en termes d’intégration dans l’économie de marché, à laquelle ils accéderaient de toute façon par leur alliance avec les États-Unis. Nous croyons aussi qu’il ne faut pas se dissimuler les risques politiques de cet élargissement, dans la mesure où il fait peur à la Russie lorsqu’il se rapproche de son « étranger proche ». Toutefois, en ce qui concerne les aspects économiques, nous pensons que l’Allemagne n’écarte d’aucune façon la participation de notre pays et qu’elle le souhaite même, cela tant pour en renforcer les moyens en les mettant en commun que pour agir avec la caution de la France, comme l’Allemagne l’a toujours recherchée dans sa « politique à l’Est » depuis la reprise de sa souveraineté. C’est là en tout cas une des conclusions qui est clairement apparue à l’issue d’une table ronde interallemande qu’avait organisée Thierry Garcin, sur France Culture, à la veille des récentes élections allemandes.
Il est bien certain qu’est désormais périmé le projet franco-allemand de l’époque de la CED, qui était motivé en grande partie, il faut le reconnaître maintenant, par un souci de « réincarnation » de la part de la France, et par celui de la « réhabilitation » de la part de l’Allemagne. Nous y avons personnellement adhéré, et cela avant tout parce qu’il entérinait la réconciliation de nos deux peuples qui s’étaient si longtemps combattus cruellement et en vain. Il ne manquait pas non plus de cohérence en se proposant de rétablir l’empire de Charlemagne avec des nations de culture voisine et ayant une histoire commune même si elle fut souvent antagoniste, pays auxquels il faudrait maintenant, bien entendu, adjoindre l’Espagne. Ce beau rêve est maintenant dissipé, même si cet ensemble peut être encore le noyau dur d’une Europe future, à condition toutefois que celle-ci entende bien dépasser un jour le stade d’un marché commun. Les meilleurs esprits s’interrogent actuellement sur l’Allemagne et l’Europe, comme l’a fait récemment et excellemment dans cette revue Marc Bonnefous lorsqu’il s’est posé à ce sujet « quelques questions sans réponse » (4), questions dont le nombre ne pourrait d’ailleurs qu’augmenter à l’issue des dernières élections allemandes. Quant à nous, plus modestement, nous nous bornerons pour finir à souhaiter de tout notre cœur que subsiste envers et contre tout la « réconciliation franco-allemande », afin que ne resurgissent pas ce que nous osons appeler « les vomissements de l’Histoire ».
Remercions donc vivement Pierre M. Gallois, notre ami de toujours, de nous avoir donné l’occasion, en commentant son ouvrage sur la géostratégie de notre temps, de lancer ce cri qui est pour nous toujours « d’espérance », s’il n’est plus, hélas, de foi ! ♦
(1) Zbigniew Brzezinski : Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde ; Fayard, 1997.
(2) Pierre Gallois : Le sang du pétrole : Irak, et Le sang du pétrole : Bosnie ; L’Âge d’Homme, 1996.
(3) Marcel Duval : « La stratégie américaine en Méditerranée. Perception par un Français » ; revue Défense Nationale, octobre 1997.
(4) Marc Bonnefous : « Allemagne et Europe : questions sans réponse » ; revue Défense Nationale, octobre 1998.