Ramses 2000 : l’entrée dans le XXIe siècle
Puisque nous avons eu le privilège de le leur présenter chaque année, depuis sa naissance, nos lecteurs savent ce qu’est Ramses ce Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, que l’Institut français des relations internationales enfante à l’automne pour faire le point de la situation du monde dans tous les domaines, tout en nous proposant des repères pour anticiper son avenir : mais Ramses 2000 est une publication exceptionnelle, comme l’exigeaient la célébration du 20e anniversaire de l’Ifri et aussi notre entrée dans le IIIe millénaire. À ce titre, il a bénéficié du soutien de la Mission 2000 et il a fait l’objet d’une diffusion hors du commun.
Traditionnellement, ouvrage à la fois de référence sur l’actualité et de réflexion sur l’avenir, Ramses 2000 nous présente ces deux volets, mais il le fait sous une forme sensiblement différente de celle des années précédentes. Si nous commençons par l’actualité, bien qu’elle soit traitée à la fin de l’ouvrage sous le titre « Repères », nous trouvons un « panorama » du monde, présenté sous la forme d’un dictionnaire, dont les entrées sont tant les pays et les grandes régions du monde que les sujets récents de débats et de préoccupations. Par exemple : Alliance atlantique, défense européenne, désarmement, missiles balistiques, processus de paix israélo-arabe, prolifération nucléaire, terrorisme ; et aussi crise asiatique, fusions et acquisitions, système financier international, technologies de l’information, etc. Suit alors une chronologie des principaux événements de l’année écoulée, classés par théâtres géopolitiques ; puis le « Monde en chiffres » qui comprend un ensemble de données et de statistiques concernant surtout l’économie. L’ouvrage se termine par un index très complet, aux entrées tant nominales que thématiques. Voici donc les nouveautés concernant la vocation « références » de Ramses, mais cette année ce sont surtout ses orientations « prospectives » que nous sommes avides de découvrir, et, comme on pouvait l’espérer elles concernent les interrogations que chacun de nous se pose sur l’interdépendance et la mondialisation. Ces sujets sont traités de façon très approfondie, puisqu’ils font l’objet de quatre parties de l’ouvrage, après que Thierry de Montbrial eut introduit le débat de façon particulièrement brillante.
Il ne peut être question de tenter de résumer ici les idées originales qui émanent d’un tel ensemble de compétences et de talents. Aussi nous bornerons-nous à nous arrêter sur deux d’entre elles, dont la première sera, bien sûr pour nous, celle de Pierre Hassner, dont nous admirons tant l’intelligence de ses analyses et la chaleur de ses engagements. Son titre, « Fin des certitudes, choc des identités : un siècle imprévisible », en indique clairement les orientations ; aussi nous arrêterons-nous aux formulations les plus éclairantes. Pierre Hassner commente d’abord, avec le talent qu’on lui connaît, les deux théories récemment à la mode que sont « la fin de l’histoire » et le « choc des civilisations », dont il situe les limites, mais aussi les « possibles dépassements ». Il constate ainsi que lorsqu’on examine les conflits actuels, on s’aperçoit que « les passions nationales d’une part, la puissance des États de l’autre sont (encore) des facteurs essentiels que les théories globalisantes ont tendance à sous-estimer ». Il perçoit aussi, en les analysant brillamment, les deux « nouvelles dialectiques » que sont « universalisme et anarchie », « civilisation et barbarie », en se demandant, si cette dernière devait l’emporter, serait-ce par un « retour en arrière ou par une fuite en avant ? ». Tout ce discours s’appuie sur une bibliographie particulièrement éclairante, car résultant de l’expérience d’un observateur exceptionnel.
C’est aussi le cas pour la contribution de Dominique David, puisque nous la retiendrons comme deuxième thème pouvant intéresser nos lecteurs. Son titre est en effet « Violence nationale : une scénographie nouvelle », et ses sous-titres indiquent les orientations de l’analyse entreprise par son auteur : « La guerre n’est plus ce qu’elle était », « La guerre ce sont les autres », « La guerre c’est autre chose », « Des affrontements aux acteurs plus diffus », et tout cela par suite du processus de régionalisation qui « autolimite » les souverainetés, en même temps que la mondialisation, c’est-à-dire l’intégration des activités économiques et culturelles, remet en cause les acteurs classiques de la violence. Cependant, cette modernité est en même temps plus vulnérable, en raison des capacités nouvelles qu’ont apportées les évolutions techniques, alors que se développe un « triptyque explosif », avec la sururbanisation, la décomposition de l’autorité publique et la déstructuration culturelle provoquées par la globalisation, sans parler des dynamiques démographiques et criminelles. Notre auteur conclut alors par un appel à un renouveau de l’Onu qui seule peut, sur le plan mondial, unifier, légitimer et organiser les parades et les actions collectives contre le développement de la violence, des inégalités mondiales et des anomalies dans la répartition des ressources naturelles : tous sujets que d’autres contributions à Ramses 2000 vont analyser en détail. Notons à ce propos qu’un livre tout récent, du général Francart apporte à cette réflexion politique un suivi militaire, et par suite « opératif » comme on dit maintenant, fort intéressant (1). Signalons aussi qu’un colloque organisé par la Fondation pour la recherche stratégique vient de traiter à fond du même sujet avec la participation d’experts étrangers ; et l’on nous permettra de mentionner ici notre souhait que ses actes soient publiés.
Ramses traite de façon aussi exhaustive, dans les trois autres de ses « parties », des impacts de la science sur l’interdépendance (enjeux de l’information scientifique et technique, révolution biotechnologique, conquête de l’espace. apparition d’une société de l’information). Puis des réponses à donner à la mondialisation : rôle des multinationales, coordination des politiques économiques, organisation de la sécurité internationale, mise en place d’un droit « planétaire ». Enfin : de l’avenir du modèle de l’État nation en Amérique, en Asie orientale, en terminant comme il se doit par le « modèle européen ».
Bien entendu, c’est sur le texte majeur de Thierry de Montbrial qu’il convient de mettre l’accent ici, et c’est pourquoi nous lui demanderons de bien vouloir apporter sa conclusion à notre exposé, bien qu’il ait été destiné à présenter l’analyse prospective d’ensemble que propose Ramses 2000 à ses lecteurs. Ce survol de notre monde au tournant du siècle commence par l’analyse du phénomène « mondialisation », dont l’idée, souligne notre éminent ami, est « étroitement liée à celle d’économie de marché et donc au libéralisme économique, d’où sa forte résonance idéologique » ; mais qui se traduit aussi, ajoute-t-il, par l’importance accrue des organisations non gouvernementales mobilisées sur des questions d’intérêt général, « d’où l’émergence d’une société civile transnationale et donc d’un embryon d’opinion publique mondiale ». Aussi, il est clair pour lui que la mondialisation oblige à une reconsidération draconienne des États, sur laquelle il revient longuement par la suite. Toutefois, la notion la plus originale introduite par le directeur de l’Ifri dans ce débat est celle de « gouvernance », se substituant progressivement à celle de gouvernement et qui se réfère aux mécanismes de régulation des réseaux complexes. Après avoir évoqué les exagérations de la « fin de l’histoire » et les « limites de la mondialisation », notre auteur nous présente, brillamment comme toujours, ses idées novatrices sur le « vrai problème » posé par cette dernière, c’est-à-dire la « reconfiguration de l’État », avant de nous soumettre ses diagnostics sur l’avenir du système international, désormais marqué par l’« imbrication des États », les aspirations conjointes à l’unité et à l’identité, le dilemme souveraineté et interdépendance, et le besoin d’un système de régulation. Sa conclusion tombe, optimiste et généreuse comme toujours : « Complexe, le système international est cependant déchiffrable… Son étude n’est pas seulement une aventure intellectuelle ou scientifique fascinante… sur le plan éthique, (elle) a pour but d’aider à réduire la part des injustices, de la misère et de la violence dans le monde ».
Ajoutons seulement que, au moment où nous écrivons ces lignes, cette recherche sur « les enjeux de la mondialisation » à l’entrée du XXIe siècle va être approfondie, de façon non moins fascinante certainement, au cours d’une conférence internationale organisée par l’Ifri à la Cité des sciences et de l’industrie. Ainsi l’Institut français des relations internationales aura-t-il brillamment confirmé sa raison d’être depuis vingt ans, en célébrant, comme il convient, « l’entrée dans le XXIe siècle ». ♦
(1) Loup Francart, avec la collaboration de Jean-Jacques Patry : Maîtriser la violence : une option stratégique ; Économica, 1999 ; 377 pages.