Amazone. Farachine, rebelle jurde
Conflit kurde. La brasier oublié du Moyen-Orient
Amazone. Farachine, rebelle jurde
Conflit kurde. La brasier oublié du Moyen-Orient
Apparue en 1984, la guérilla kurde ne se limite pas à sa dimension militaire. Elle comporte également une incontestable dimension anthropologique, dont les effets sont sans doute plus profonds à long terme : le statut de la femme. L’engagement de jeunes filles kurdes dans le militantisme puis, parfois, l’action militaire caractérise le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), parti kurde toujours illégal en Turquie, dans l’histoire du nationalisme kurde.
C’est cet angle humain et féminin qu’a choisi le journaliste Olivier Touron, qui se rend régulièrement dans les zones kurdes, pour raconter une histoire poignante, à la fois singulière et emblématique. Le livre d’Olivier Touron retrace l’itinéraire de Farachine, une jeune Kurde née en Turquie en 1987, élevée en France avec sa famille et revenue dans les montagnes kurdes pour se battre, trajectoire sinueuse que d’autres Kurdes nés ou élevés en Europe ont suivie. Deuxième enfant d’une famille kurde originaire de Bingöl, à l’est de la Turquie, Farachine s’engage dans le PKK non seulement pour servir militairement la cause kurde, mais également pour améliorer la condition de la femme kurde, souvent minorée par une société patriarcale. L’adolescente rejoint les rangs du PKK en 1999, alors même que d’autres, écœurés par la posture d’Abdullah Öcalan, le président du PKK, ou lassés par les méthodes et le fonctionnement du parti, commencent de le quitter. Les années 1999-2004 constituent une charnière entre les deux générations de militants du nationalisme kurde contemporain.
La jeune fille passe de plus en plus de temps au centre kurde Ahmed Kaya, à Paris. À douze ans, elle n’a pas les préoccupations des jeunes de son âge. Les rapports avec son père, ancien militant nationaliste kurde, se détériorent. À quinze ans, elle est déjà politisée et, rapidement, la fibre du patriotisme l’habite. Après avoir suivi des stages idéologiques aux Pays-Bas et en Allemagne, Farachine accentue son militantisme en rejoignant une unité combattante du PKK qui évolue dans les montagnes du Nord de l’Irak. Membre à part entière de la guérilla repliée sur le mont Qandil, elle veut se battre et défendre la cause kurde, la cause des femmes, la cause du président Apo (« oncle » en kurde), incarcéré sur l’île d’Imrali.
Les relations de Farachine avec sa famille demeurée en France sont presque interrompues : la jeune combattante adresse de temps en temps des photos à sa mère. Mais elle est toute à la guérilla et à la vie en collectivité, selon les préceptes d’Apo. Elle suit des cours théoriques, cultive un potager, s’entraîne au maniement des armes, participe à des opérations militaires. Elle manie le fusil-mitrailleur BKC, côtoie des camarades masculins et montre un courage et une détermination au moins aussi forts que la leur.
Amazone illustre que l’engagement de jeunes Kurdes au sein du PKK recèle bien une dimension anthropologique : le parti kurde a rempli la fonction de seconde famille pour une première génération de Kurdes nés ou élevés en Europe, déboussolés par le processus d’acculturation (France) ou de ségrégation (Allemagne) que la condition de fils d’immigrés entraîne, et il a assuré une certaine promotion de la femme kurde ; le PKK, depuis 2004, recueille une seconde génération, à laquelle appartient Farachine, venue à la politique au moment de l’arrestation d’Öcalan au Kenya en février 1999, qui constate les faibles progrès de la démocratisation en Turquie et les blocages culturels et institutionnels qui freinent la reconnaissance pleine et entière de l’identité kurde.
Le livre d’Olivier Touron constitue une source d’informations précieuses pour qui veut cerner le profil et les motivations d’une militante kurde élevée en France et, aussi, une introduction pédagogique à ce dossier redoutablement complexe qu’est la question kurde, qui ne se limite plus aujourd’hui aux parapets de l’Orient : le mérite de ce livre est de dévoiler une des courroies de transmission qui relient le Kurdistan et l’Europe. La question kurde ne saurait être cantonnée aux escarmouches entre les guérilleros et les soldats turcs dans le « Sud-Est anatolien ». Le lecteur pourra s’en convaincre en lisant le livre d’Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et l’un de nos meilleurs spécialistes du Moyen-Orient.
Sociologue de la violence au Moyen-Orient, Bozarslan livre, dans Conflit kurde, une analyse politique et sociologique de la question kurde. Douze ans après La question kurde (1997), le chercheur propose une seconde analyse panoramique des conflits kurdes, dont la constance a fragilisé les États sans parvenir à compromettre leur durabilité. Le livre vient à propos rappeler que la conflictualité au Moyen-Orient ne se limite pas aux relations israélo-arabes : compte tenu des pays qu’elle concerne – la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie – et des intérêts économiques et stratégiques des Européens, des Américains, des Russes et des Chinois dans la région, la question kurde constitue déjà et constituera encore plus un enjeu régional et international.
Afin de rendre mieux la complexité du problème kurde, Bozarslan a choisi de privilégier une démarche sociologique. Il prend acte du tournant des années 2000 : certes, à l’échelle régionale, l’arrestation en février 1999 d’Abdullah Öcalan, le dirigeant du PKK, entraîne un certain désintérêt pour la question kurde, reléguée au second plan par la politique du double containment de Clinton contre l’Iran et l’Irak, la réintégration de la Syrie dans la sphère des relations internationales et les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ; mais, à l’échelle locale, la contestation se déroule dans un espace largement urbain et le nationalisme kurde, longtemps ancré à gauche, désormais privé de référentiel marxiste-léniniste, traverse une crise qui contraste avec la ferveur idéologique qui baigne le Moyen-Orient.
La question kurde a gagné en intensité durant cette courte (et inachevée) période d’incubation. Depuis la guerre en Irak en 2003, les dossiers kurdes, refermés un temps dans chaque pays impliqué, se sont rouverts : en Turquie, la guérilla du PKK a repris depuis 2005, à une moindre intensité qu’il y a quinze ans, il est vrai, mais elle parvient à recueillir un écho dans une jeunesse désoeuvrée, patriote, mais aussi plus indépendante du politique ; en Syrie, la répression policière et la négation culturelle ont, depuis la chute de Saddam Hussein, entraîné un regain du nationalisme kurde, qui s’exprime dans le cadre souple de Yekiti, une organisation qui prône pacifiquement la démocratisation du régime syrien ; en Iran, après la déception des années Khatami (1997-2005), les Kurdes iraniens, réprimés par l’armée iranienne, écartés des hautes fonctions dans l’administration et privés d’investissements, ne revendiquent plus « l’autonomie dans un Iran démocratique », mais un statut fédéral dont le cadre pourrait s’inspirer de l’expérience kurde irakienne ; en Irak, enfin, les Kurdes, malgré les querelles qui les opposent à Bagdad au sujet du pétrole, disposent d’une très large autonomie dont le débouché pourrait être indépendantiste : « Nul doute, écrit Bozarslan, que l’on assiste à une expérience de construction étatique qui ne dit pas son nom ».
C’est tout le mérite de l’auteur que de présenter en une centaine de pages une synthèse qui à la fois relie globalement les nombreux acteurs et enjeux de la question kurde et cerne les singularités de chaque théâtre local kurde. Ainsi, il est clair que l’autonomie kurde irakienne exerce une forte attraction sur les Kurdes de Syrie, d’Iran et de Turquie ; ou que la relance de la guérilla du PKK, retranchée dans les montagnes du Nord irakien, poursuivie par l’armée turque sur le territoire irakien au cours de l’hiver 2007-2008, tend à déstabiliser la Région autonome du Kurdistan et l’État irakien ; ou que l’émergence du PJAK (Parti de la vie libre au Kurdistan) en 2003, « à la fois pleinement kurde iranien et idéologiquement, voire organiquement lié au PKK », également ouvert aux Kurdes de Turquie, redistribue quelque peu les cartes en Iran et en Turquie. Selon Bozarslan, trois catégories actives et autonomes du politique semblent devoir jouer un rôle grandissant dans les conflits kurdes : les femmes, la jeunesse et les intellectuels.
On peut émettre quelques regrets à propos de deux thèmes, que l’auteur ne fait qu’effleurer sans doute par manque de données statistiques disponibles : la portée de la dimension démographique pour la résolution de la question kurde est minorée, alors qu’elle en conditionne le dénouement politique dans chaque État concerné – la Turquie et l’Iran ont globalement réalisé leur transition démographique, mais qu’en est-il des Kurdes, notamment en Irak ? – et que le grand écart entre la diaspora kurde en Europe et les Kurdes du Proche-Orient recèle pour la société kurde une force de perturbation étrangement sous-estimée. La poussée chinoise au Kurdistan irakien n’est pas suffisamment soulignée, alors même qu’elle bouleverse et bouleversera encore plus à l’avenir l’ordre géopolitique régional et mondial. Ces deux restrictions ne sauraient en aucun cas réduire l’intérêt de la démarche d’Hamit Bozarslan, qui propose un ouvrage densément écrit et solidement documenté, alliant la connaissance du passé à la compréhension du présent. Presque vingt ans après la fin de la guerre du Golfe, qui la porta sur la scène médiatique et politique, la question kurde reste irrésolue. Mais elle n’est plus forcément insoluble.