Billet - La vertu d'ignorance
Difficile de rêver quand on sait que la Terre est ronde. Tout le monde le sait, heureusement nul n’y croit : la Terre continue d’être plate, au diable Copernic, au diable Galilée ! Qui pourrait vivre dans l’idée qu’il a la tête en bas ou bien, s’il l’a en haut, que d’autres aux antipodes l’ont en bas ? Personne. Qui pourrait supporter plus d’un instant la perspective d’être emporté dans une ronde vertigineuse à double révolution ou, pire encore, de se voir cloué au sol comme un peson par la force gravitationnelle ? Personne. Tout le monde sait aussi que la matière n’est que vide sidéral où tourbillonnent à l’aise de minuscules particules. Tout le monde le sait, heureusement nul n’y croit. Qui pourrait survivre, sans cesse conscient de cette abracadabrante interprétation de l’évidence visible ? Personne. Tout le monde sait encore que notre corps est constitué, pour l’essentiel, d’eau. Heureusement, nul n’y croit. Qui pourrait s’accepter sous la forme d’une outre ? Personne.
D’où résulte que connaître est une chose et vivre une autre chose, que l’une et l’autre sont antinomiques et que s’il y a de la vertu à connaître, il y en a davantage à ignorer. Connaître tue, comme le montre l’ordinateur, nouveau Moloch qui se goinfre de cadavres. Ignorer permet à l’homme de batifoler, satisfait des vives apparences.
D’où, encore, une vision nouvelle de la Création. L’apparition de l’homme – ou de sa conscience – serait la conséquence d’un oubli primordial : oublier le fond des choses, invivable, n’en retenir que la surface, seule réalité « opérationnelle ». C’est dans la voie inverse que nous sommes aujourd’hui engagés, inconscients de notre imprudence. Monsieur Teste, obstinément, revendiquait cette audace mortifère. « Otez toutes choses, que j’y voie ! », demande le héros de Paul Valéry, avant que celui-ci n’ajoute : « Pourquoi Monsieur Teste est-il impossible ? C’est son âme que cette question ». ♦