Ces débats sont ceux de l’après-midi. Ceux du matin ont été publiés dans notre livraison du 1er juillet.
Débats et conclusion
• Je suis frappé par une sorte de distorsion entre ce qu’a dit François Géré, qu’on peut traduire comme un regain de légitimation politique du nucléaire à l’échelle mondiale où celui-ci trouve de nouvelles fonctions, et par ailleurs une légitimation éthique qui est en train de devenir plus stricte.
• Je partage l’analyse de M. Géré quant à l’interprétation qu’il convient de donner de l’attitude du Congrès envers le CTBT. Tous les commentaires que l’on entend sont français et je crains que les Français ne se soient trompés dans leur interprétation. Il ne s’agissait pas d’une attitude de revanche et tous les secrétaires américains à la Défense, qu’ils fussent républicains ou démocrates, se sont prononcés contre la ratification, et tous concluaient en faveur d’une réglementation de la non-prolifération, reprise sur de nouvelles bases.
• J’ai commis l’imprudence de me mettre dans un groupe Pax Christi et je me suis rendu compte combien il était impossible de parler chrétiennement de l’arme nucléaire. Ce n’est déjà pas facile de parler chrétiennement de la guerre, mais de l’arme nucléaire c’est strictement impossible. Nos évêques se sont « mélangés les crosses » : cette distinction entre la menace et l’emploi est grotesque. Vous dites que l’Église a parlé de tolérance sans enthousiasme, mais qui est enthousiaste de l’arme nucléaire ? Vous dites que l’affaire est complètement renouvelée par la fin de l’Union soviétique ; or ce n’est guère vrai et le général Poirier a été malencontreusement cité avec La crise des fondements. Ce n’est pas parce que la conjoncture a changé que les moyens de défense ne seraient plus valables. Pour nous autres chrétiens, l’objectif est la paix de Dieu sur la Terre, mais ce n’est pas possible, et dès lors il faut accepter quelques accommodements avec le diable. Ne parlons pas du fétichisme des armes, ce n’est pas elles qui créent les affrontements. Le discours de l’Église est largement faussé et elle devrait faire preuve, en la matière, de plus d’humilité.
• Il serait bon de se mettre d’accord sur un désarmement, mais que fera-t-on si un seul n’en dispose pas ainsi ? Est-ce qu’un peuple peut accepter de devenir un martyr ?
• Le dialogue qui pourrait s’instaurer entre des responsables politiques et des moralistes est faussé. Dans une première période, la réflexion stratégique a été d’une qualité telle que le moraliste a pu y prendre part de façon positive et efficace ; mais depuis quelques années elle est à un tel niveau zéro que ledit moraliste ne peut avoir prise sur elle, de sorte qu’il se cantonne dans des généralités.
• L’Église manifeste une tolérance provisoire envers la dissuasion ; or les mécanismes de désarmement sont bloqués : ne faut-il pas que ce provisoire dure ?
• On ne peut dissocier l’action et la dissuasion. On ne peut dissuader que si on dispose de capacités d’action, et on ne peut agir dans certains domaines que si on a derrière soi la possibilité de dissuader sur l’essentiel. De plus, n’oublions pas que le nucléaire n’est qu’un des facteurs de la sécurité.
• La distinction menace-emploi ne tient pas la route. Il ne faut pas croire qu’elle traduit un manque de culture stratégique de tous les textes de l’Église sur la question. Cependant, aujourd’hui, si on posait la question du nucléaire, une fois évincée la menace soviétique, beaucoup de gens diraient : à quoi ça sert ? Il y a désormais un manque d’arguments sérieux en ce domaine, de sorte que la réflexion éthique avance que ce qui pouvait se justifier hier, à titre provisoire, ne peut plus l’être désormais.
• À force de ne plus parler de la dissuasion, en se contentant de la garder, faute d’avoir un argument justificatif des raisons pour
lesquelles nous conservons cet arsenal, sans avoir besoin dans l’immédiat d’avoir à dissuader qui que ce soit, cette attitude crée un vide intellectuel qui sera mis à profit par les autres : par ceux qui sont abolitionnistes, par ceux qui, pour des raisons éthiques, estiment que les armes nucléaires n’ont plus de justification ; et puis il y aura le temps, l’érosion, l’indifférence qui feront leur chemin.
Nous avons une licéité et une légitimité à conserver en suffisance des armes nucléaires en raison d’un certain nombre de finalités, qui font que nous avons besoin d’une assurance sur le long terme et que ces armes ne peuvent servir aucune autre stratégie que celle de la dissuasion.
En outre, l’Église catholique ne modifie-t-elle pas son discours sur ces armes parce qu’il y a des bouleversements idéologiques dans le monde ? La dissuasion nucléaire était face à un monde communiste « corrupteur » de l’homme, et cela lui conférait une certaine légitimité. Aujourd’hui, il n’en va plus de même : un Russe n’est plus un communiste et l’Église catholique entend être responsable d’une communauté qui s’est retrouvée.
• L’Église catholique s’interroge sur la pertinence des positions qu’elle avait prises il y a vingt ou trente ans dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Il serait tout aussi légitime de s’interroger sur le bien-fondé de la stratégie nucléaire qui était la nôtre dans une situation fort différente. Il serait urgent de mener un vrai débat à ce sujet : que pourrait-on faire concrètement ? La France, par la voix de son Premier ministre, puis par celle du président de la République, a proposé à ses partenaires européens d’engager une discussion sur la « dissuasion partagée », sans écho. Les décisions prises à Cologne et Helsinki font progresser l’idée d’une défense européenne, mais elles touchent essentiellement à la mise en œuvre des missions Petersberg, la dissuasion restant du domaine de l’Otan. La situation me paraît bloquée : alors que faire ?
• Peut-on construire une défense de l’Europe alors qu’existent de fortes divergences entre ses membres quant à la perception qu’ils ont du nucléaire ?
• L’arme nucléaire est celle de la défense des intérêts vitaux, et rien d’autre. Cette seule donnée répond à beaucoup de questions : d’abord à celle de la légitimité, la France a le droit de survivre ; ensuite à celle de la pérennité de notre dissuasion, car si tout a évolué depuis dix ans, ce qui n’a pas changé ce sont les intérêts vitaux de la France. Ce n’est pas l’ennemi qui compte, c’est ce qu’on défend. Si on affirme qu’il n’y a plus de menace du tout, cela implique qu’il faille « désinventer » l’arme nucléaire, mais il est difficile de prouver que la France ne court plus aucun risque. Enfin, si l’arme nucléaire est celle des intérêts vitaux, l’européaniser signifie que tous les partenaires européens ont des intérêts vitaux identiques. Il est aisé de démontrer que cette supposition est erronée.
• On parle de l’horizon 2030 : le monde, à cette échéance, sera-t-il celui que nous connaissons ? certainement pas. La démographie européenne est stagnante alors qu’il en va différemment dans les autres continents. Dans le bassin Méditerranéen, alors que la population au Nord n’aura pas bougé, il y aura en 2025 cent dix millions d’habitants de plus sur la rive Sud : où iront-ils ? Ils n’ont pas la même culture que nous et le problème est sérieux.
Par ailleurs, il faut bien voir que la politique américaine enserre l’Europe dans un véritable filet. Or les États-Unis considèrent le monde à l’échelle planétaire et pour eux, ce qui compte ce sont les ressources énergétiques du Kazakhstan, du Turkménistan, et cela explique beaucoup d’événements qui se sont produits dans le
Caucase. Les États-Unis interviennent au cœur de l’Europe. L’affaire de Bosnie a été réglée par le sacrifice de soldats français ; comment fut-elle conclue ? par les accords de Pékin. Quant au Kosovo, c’est l’Otan, c’est-à-dire les États-Unis qui ont résolu le problème à leur manière et dans leur perspective.
• Il est vrai qu’aujourd’hui nous n’avons pas d’intérêts vitaux identiques d’un pays à l’autre de l’Europe. Est-il possible d’organiser une défense européenne tant que nous ne disposerons pas d’un cadre institutionnel qui nous permette de définir ces intérêts vitaux que nous aurions en commun ?
• Parmi les arguments qu’on peut avancer pour le maintien du nucléaire, il y a celui des intérêts vitaux, mais il faut aussi voir que le processus de désarmement nucléaire est bloqué. Et puis Napoléon disait qu’il ne faut pas se fonder sur les intentions des gens d’en face, mais sur leurs capacités : à l’heure actuelle, la Russie détient encore un arsenal de plusieurs milliers de têtes ; n’est-ce pas une raison suffisante pour que nous conservions notre propre arsenal ?
• Tout tourne autour de la question de l’opportunité de débattre entre Européens de l’avenir de la dissuasion nucléaire, française et britannique. On aborderait alors l’intergouvernemental ; or en ce qui concerne le nucléaire, c’est le droit régalien dans sa plus forte expression qui prévaut. Quand on interroge les représentants des États membres de l’Union, ils sont très méfiants à l’égard de tout débat sur le nucléaire intra-européen. D’abord parce que cela pourrait pousser au retrait des armes américaines d’Europe ; ensuite par crainte d’un directoire de certains États puissants du Vieux Continent et de donner une caution à la France ou à la Grande-Bretagne sans contrepartie ; on préfère finalement un leadership américain à un leadership français ou anglais.
En outre, c’est un domaine qui paraît à la plupart des hommes politiques d’un intérêt secondaire par rapport à la gestion de crise, à l’élargissement ou à l’avenir de l’identité européenne. La question nucléaire reste donc un sujet tabou, et le soulever maintenant peut aboutir finalement à des processus incontrôlés. Ce qui, à terme, pourrait faciliter une évolution intra-européenne, ce serait que la logique américaine aille jusqu’à vider tous les arsenaux. La question du débat doctrinal est liée essentiellement à l’avenir du nucléaire américain en Europe. Cependant, les interactions à la fois culturelles, économiques, politiques entre États européens font qu’il est difficile d’imaginer que nous puissions jouer, en cas de menace grave, à l’intérieur de nos frontières respectives.
Enfin, si la France et la Grande-Bretagne s’engagent dans un débat sur le nucléaire, il faudra répondre à plusieurs questions : la finalité, la question de la logique et, pour les Français, celle de l’ultime avertissement, le ciblage et le choix des moyens.
• La légitimation du maintien des armes nucléaires est, bien entendu, l’intérêt vital, mais nous ne pouvons en rien prévoir quelle pourrait être une menace majeure contre nos intérêts vitaux à l’horizon 2030. Une fois qu’on a fait ce constat, que faire ? Il y a les mesures conservatoires : c’est-à-dire mettre en place l’arsenal nucléaire permettant d’avoir ce qu’il faut au moment où il le faut, ce qui suppose une capacité de montée en puissance si on doit se retrouver dans une situation particulièrement aiguë. Cela étant, la grande question est de savoir aujourd’hui ce qu’on proclame et à qui on le dit. Il y a en effet un discours de la légitimation de la juste conservation : il faut le tenir aux Français eux-mêmes, ainsi qu’à nos partenaires européens. Au nom de la construction européenne, on peut être tenté de commencer à donner des gages ; il faut alors faire très attention aux risques d’enfermement du nucléaire français dans un débat strictement européen. Enfin, en dépit de la confusion des discussions sur la défense, il faut voir que les Britanniques, gens pragmatiques, disent : missions Petersberg, sécurité à l’intérieur de l’Europe, ce peut être en effet une tâche commune, mais dès lors qu’apparaît une menace majeure, c’est l’affaire de l’Otan. Ce qui n’est pas toujours très clair pour nous, l’est à coup sûr pour un certain nombre de nos partenaires. Nous ne devons pas avoir un « discours déclaratoire », car il pourrait toujours se produire à travers le monde des événements envers lesquels nous nous trouverions, faute d’un discours construit, dans une situation d’extrême vulnérabilité. Que se passerait-il dans les organisations européennes si nous avions un Tchernobyl 2 ou bien si un jour un pays avait recours à l’arme nucléaire ? La gravité de l’événement pousserait-elle nos partenaires à dire non au nucléaire ? Il faut donc nous placer de façon à être capables de faire face politiquement à ce genre de situation.
• Tout discours sur le nucléaire doit avoir des références éthiques ; il y a un effet favorable à la prolifération quand on fait appel aux intérêts vitaux : car pourquoi cinq pays seulement seraient en droit d’avoir recours au nucléaire pour ce faire ?
• Depuis les années 30, les métamathématiciens savent qu’avec les théorèmes élémentaires de l’arithmétique on crée des propositions indémontrables. Ce qui est vrai d’une discipline courante est a fortiori vrai d’une discipline aussi complexe que celle du nucléaire. Cela veut dire que, très souvent, le débat sort de l’ordre éthique. La Cour internationale de justice, saisie de licéité de l’arme nucléaire, a estimé que son emploi ne pourrait pas être licite même dans le cas où un État serait menacé dans sa survie : or, là nous sortons de l’éthique, nous entrons dans le domaine de la politique, car lorsqu’une nation est sur le point de basculer dans le vide, ses dirigeants doivent prendre des décisions qui sortent totalement de l’ordre éthique. Autre point : le TNP. La décision des Cinq n’est pas discriminatoire, elle vise à arrêter l’histoire, et là nous ne sommes plus dans le domaine éthique, mais bien dans celui du politique.
Conclusion
Nous avons eu très peu de réponses sur l’avenir : donc, prenons rendez-vous en 2030. D’ici là, il reste évident que la situation dans laquelle on doit réfléchir au nucléaire a changé et changera encore. On a parlé de mondialisation, d’européanisation, on a peu évoqué le nucléaire russe et pourtant il redevient le seul élément du discours militaire russe. Le décor change et il faut donc poursuivre nos réflexions. Cela relance le débat sur la doctrine et le discours. Il faut trouver un compromis entre un discours et une stratégie suffisamment clairs pour convaincre, sans tomber dans le piège qui est : à qui ce discours s’adresse-t-il ?
Il est vrai qu’on ne peut pas étayer une attitude éthique sans avoir un minimum d’éclairage sur les fondements stratégiques. On a évoqué aussi, comme substitut à l’arme nucléaire, l’arme du pauvre : biologique et chimique. Il y a des peurs qu’on entretient, mais la réalité est beaucoup plus compliquée et moins dangereuse. Il faut donc raison garder. ♦