Afrique - Érythrée-Éthiopie : paix ou trêve ?
L’Éthiopie et l’Érythrée ont finalement signé, après deux ans de conflit, un accord de paix le 18 juin dernier, à Alger, sous l’égide de l’Organisation de l’Unité africaine et de son président en exercice, le chef de l’État algérien Abdelaziz Bouteflika.
Les deux voisins avaient connu, après la chute du régime de Mengistu Hailé Mariam et l’arrivée au pouvoir en Éthiopie de Meles Zenawi, puis l’indépendance de l’Érythrée en 1993 et l’arrivée au pouvoir du président Issaias Afeworki, une période idyllique. Les deux hommes avaient combattu ensemble avec leur mouvement de rébellion, et ont symbolisé aux yeux de nombreux Occidentaux une nouvelle génération prometteuse de dirigeants africains. Pourtant, au cours des années 90, les divergences se sont multipliées, d’abord sur les choix politiques et institutionnels internes, ensuite sur l’ouverture à l’économie de marché, enfin sur la décision prise par Asmara en 1997 de créer sa propre monnaie, ce qui a entraîné l’exigence par l’Éthiopie d’utiliser des devises pour les échanges commerciaux bilatéraux.
En 1998, dans cette situation tendue, l’Érythrée décide d’occuper militairement la zone de Badmé au nord-ouest de l’Éthiopie, accusant Addis-Abeba d’avoir modifié unilatéralement le tracé de la frontière qui sépare les deux pays, et qui, depuis la colonisation, était resté floue à bien des égards. L’Éthiopie de son côté reprochait à l’Érythrée d’avoir violé son territoire en occupant militairement ces quelques centaines de kilomètres carrés quasi désertiques et à peine habités. Surtout, en arrière-plan, le déclenchement de ce conflit remettait en question un élément fondamental de l’indépendance de l’Érythrée, qui n’avait de sens que dans l’hypothèse d’une bonne entente entre les deux voisins : le fait que l’Éthiopie n’avait plus de débouché maritime sur la mer Rouge et dépendait pour tout son commerce des ports érythréens d’Assab et de Massawa. Les deux années de guerre ont épuisé les deux pays qui ne se sont pas résolus à accepter durant cette période les propositions de paix présentées par l’OUA, malgré les interventions et les pressions de nombreux États et en particulier des États-Unis.
Cette situation a visiblement conduit l’Éthiopie, dès 1999, à estimer qu’une solution politique acceptable étant difficilement envisageable, il était nécessaire de s’imposer par la force. Addis-Abeba a dès lors procédé à une profonde réorganisation de ses forces (recrutement et début du conflit selon l’IISS de Londres) et en matériels (remise en état de son armée de l’air, achat de Sukhoi 27, d’hélicoptères Mi 8 et Mi 24, de chars T 55, d’artillerie, en particulier de lance-roquettes multiples dits « orgues de Staline »). Dans cet effort, l’Éthiopie a bénéficié d’un soutien notable en matériel et en conseillers de la Russie.
Ce réarmement éthiopien aura été très coûteux pour un pays économiquement faible, dont le revenu par tête d’habitant est estimé par la Banque mondiale à peine 100 dollars par an. Dans les premiers mois de l’année 2000, une vague de sécheresse et de famine venait menacer l’ensemble de la région et aggraver de manière inquiétante la situation en Éthiopie. La mobilisation par la communauté internationale de moyens importants pour faire face aux effets de cette sécheresse s’est alors trouvée confrontée à la guerre et à l’effort de réarmement éthiopien. Dans quelles conditions pouvait-on accorder à un pays en guerre des centaines de millions de crédits d’aide d’urgence contre la sécheresse, et le laisser ainsi gaspiller en toute impunité ses propres ressources nationales pour son réarmement ? Cette situation a sans conteste déterminé les choix de l’Éthiopie visiblement décidée, pour sortir de l’impasse, à concilier sa volonté de modifier le rapport des forces avec son adversaire et la nécessité de tourner une page du conflit, ainsi que de manifester suffisamment de bonne volonté envers la communauté internationale pour ne pas se voir privée des aides que celle-ci était disposée à lui accorder.
Dès le mois de février 2000, le Premier ministre éthiopien adresse un avertissement à son voisin en menaçant de recourir « à tous les moyens pour restaurer la souveraineté de son pays ». Addis-Abeba a choisi l’option militaire pour précipiter l’évolution du conflit. Début mai, l’OUA organise à Alger une session de négociations indirectes qui échouent. Et c’est le 12 mai que l’Éthiopie engage une vaste offensive sur le front occidental et fait pénétrer ses forces dans le territoire érythréen. Le 18 mai, elles prennent le contrôle de la ville de Barentu sur le front occidental. Le 25, elles occupent Zala Anbesa et plusieurs localités sur le front central. Fin mai, elle lance des raids aériens sur la capitale Asmara et sur la centrale électrique du port de Massawa. Il est clair que l’Éthiopie est décidée à imposer par la force de meilleures conditions de négociations et montrer aux Érythréens sa détermination. En réalité, il semble bien que ses objectifs étaient beaucoup plus ambitieux et qu’elle espérait atteindre Asmara, avec l’idée d’une part de renverser le régime en place, d’autre part d’occuper le port d’Assab. N’étant pas parvenue à atteindre ces deux objectifs dans des délais suffisamment rapides, mais ayant en partie réussi sa démonstration de force, elle a, pressée par le temps, accepté de retourner à la table de négociations.
Fin mai, joignant leurs efforts, l’OUA, l’Union européenne, les États-Unis… et la Libye parvenaient en effet à convaincre les belligérants de se retrouver à Alger pour étudier une nouvelle proposition de paix proposée par la présidence algérienne de l’Organisation panafricaine.
Cet accord en 15 points était signé le 18 juin sur la base d’un cessez-le-feu immédiat. Il prévoit le déploiement d’une mission de maintien de la paix supervisée par l’Onu et l’OUA, chargée de surveiller le cessez-le-feu, le redéploiement des forces éthiopiennes et la zone temporaire de sécurité érythréenne définie par cet accord. Toujours selon l’accord, ce dispositif doit « créer les conditions d’une solution durable au conflit par la délimitation et la démarcation de la frontière ». Cette issue devait permettre aux deux pays durement touchés par le conflit d’obtenir un répit et de se dédouaner vis-à-vis des bailleurs de fonds pour obtenir leurs crédits destinés à la lutte contre les effets de la sécheresse. Cependant, elle ne fait qu’instaurer une paix fragile, d’abord parce qu’elle dépend à court terme d’une intervention des Nations unies, dont la rapidité et l’efficacité n’étaient pas acquises au moment de la signature de l’accord ; ensuite, et surtout, parce qu’au-delà du simple différend frontalier, les divergences fondamentales entre les deux pays, et en particulier le problème du débouché maritime pour l’Éthiopie, sont encore loin d’être résolues. ♦