Gendarmerie - La dialectique « gendarmique » (suite) : territorialité-rationalité
Rendre compte des évolutions de la gendarmerie n’est pas chose aisée tant l’institution semble s’être engagée, ces vingt dernières années, dans un véritable tourbillon de réformes et de mutations de tous ordres. Aussi l’entreprise de compréhension de ces changements sociaux peut tirer profit d’une vision dialectique, qui s’attache aux tensions, aux mouvements contradictoires. Après avoir précédemment évoqué les dilemmes polyvalence-spécialisation et militarisation — « policiarisation », il reste à traiter de la délicate question de l’implantation territoriale de la gendarmerie, qui oscille entre les logiques de territorialité et de rationalité.
Le maillage réalisé par les brigades de gendarmerie constitue-t-il, dans sa configuration actuelle, le meilleur moyen d’exercer les missions qui leur sont confiées ? N’est-il pas nécessaire, au regard des évolutions sociodémographiques, d’apporter des modifications plus ou moins substantielles à cette organisation territoriale héritée d’une époque largement révolue ? Autant d’interrogations auxquelles il appartient aux autorités politiques d’apporter des réponses précises, dans un domaine où la rationalité (qui plaide pour un redéploiement territorial) et la territorialité (qui postule une présence permanente à cause du rôle social exercé par la brigade de gendarmerie) de l’action publique, loin de se conjuguer, paraissent s’opposer dans un dilemme redoutable en raison des conséquences prévisibles des réformes ou de l’absence de réformes, mais aussi des tensions et réactions qu’elles ne manqueront pas de provoquer. Cette nécessité d’assurer une adéquation des effectifs aux besoins de sécurité, qui n’est ni une préoccupation récente, ni un phénomène circonscrit à la carte des brigades de gendarmerie, a été affirmée par le rapport Carraz-Hyest (octobre 1997), même si, compte tenu de la mobilisation des élus locaux et des syndicats de policiers, ses préconisations n’ont guère débouché sur des réalisations concrètes (1).
Le souci de préserver le principe de proximité dans l’ensemble du territoire, notamment dans les zones (périurbaines) de peuplement important placées sous la responsabilité de la gendarmerie, ainsi que celui d’utiliser, de manière optimale, les personnels et les moyens budgétaires et matériels semblent commander l’allégement du maillage territorial, c’est-à-dire la suppression d’un nombre important de brigades implantées dans les zones rurales, de façon à dégager des effectifs supplémentaires pour les unités périurbaines, mais aussi pour renforcer les brigades maintenues. Ce type de solution structurelle se heurte toutefois à de grandes résistances, qui s’étaient déjà manifestées lors de la mise en place, au début des années 90, du système de jumelage des brigades et des centres opérationnels (COG). En invoquant l’aménagement du territoire ou encore le maintien des services publics en zone rurale, en soulignant la fonction sociale (et économique) traditionnellement exercée par la brigade de gendarmerie dans les campagnes, les élus locaux, relayés au niveau national par les parlementaires (ce qui se trouve facilité, il est vrai, par le cumul des mandats), ont jusqu’à présent fait prévaloir cette logique de territorialité, qui traduit par certains côtés la primauté des égoïsmes locaux et autres corporatismes. Sous réserve de quelques aménagements, l’organisation territoriale de la gendarmerie semble désespérément figée, alors que, dans le même temps, elle s’est largement ouverte au progrès technique, qu’il s’agisse des véhicules ou des moyens de communication. Ainsi, et en ce qui concerne les conditions d’exécution du service, cette idée de maillage, fondée sur la nécessaire proximité physique entre les unités, peut paraître quelque peu désuète. En effet, à une époque où les liaisons et communications entre les brigades ne se font plus, hebdomadairement, à cheval, mais, quotidiennement, en voiture ou par radio et téléphone, la dispersion des unités dans l’ensemble du territoire peut se révéler inutile, voire inopérante et dysfonctionnelle.
Même si, par la variation du nombre de gendarmes affectés dans chaque brigade, la gendarmerie s’est efforcée de tenir compte des différences d’activité entre les unités, l’idée de maillage du territoire s’inscrit dans une logique d’uniformité, aux forts accents jacobins, qui subsiste, de nos jours, avec le principe des brigades à six, c’est-à-dire d’un effectif minimal, en dessous duquel on considère que l’unité n’est plus à même d’accomplir ses missions. Cette absence de remodelage de la carte des brigades a conduit la gendarmerie à ne pas être en mesure de suivre parfaitement les mouvements de population inhérents aux phénomènes de désertification des campagnes et de « périurbanisation ». À maints égards, la gendarmerie semble prisonnière de son propre maillage, empêtrée dans une logique d’occupation du territoire qui lui fait perdre de vue que sa fonction policière, son savoir-faire et ses valeurs professionnelles ne la prédisposent pas à surveiller consciencieusement des hectares dépeuplés : une gendarmerie éclatée dans un cadre bien trop étroit et rigide, un peu comme si elle était prise au piège dans la toile d’araignée tissée par ses propres brigades. La contrainte de maintenir dans les régions dépeuplées des effectifs importants a pour conséquence directe de mettre gravement en péril le principe de proximité dans les zones périurbaines dans lesquelles les gendarmes ne sont manifestement pas en nombre suffisant.
Concernant l’organisation de la gendarmerie départementale, ces disparités considérables sont de nature à favoriser l’apparition d’une « gendarmerie à deux vitesses », c’est-à-dire d’une sorte de fracture, sinon sociale, au moins psychologique entre, d’un côté, les « gendarmes des villes », confrontés à des conditions de travail et de vie difficiles au regard des volumes de population et de l’état de la délinquance, de l’autre, les « gendarmes des champs », certes contraints d’évoluer dans des cantons éloignés des centres urbains, mais dont l’activité se révèle plus singulièrement réduite et parfois même à sa plus simple expression. Au-delà de cette perspective de « gendarmerie à deux vitesses », se profile également le spectre d’une « gendarmerie mécanique », expression qui signifie une entrée de plain-pied de l’institution dans l’ère de la technique et de l’anonymat, délaissant, sous le joug de l’esprit opérationnel, le contact permanent avec la population au profit de l’intervention, l’action en profondeur de proximité, à celui de la réaction mécanique face à l’événement. C’est, en effet, dans les zones périurbaines, et compte tenu des problèmes d’effectifs auxquels sont confrontées les brigades implantées notamment aux abords des grandes villes, que le spectre de cette « gendarmerie mécanique » semble de plus en plus évoluer vers une réalité bien concrète. L’élément le plus significatif de cette transformation réside dans le recul des services d’initiative, notamment dans la surveillance générale, le gendarme étant contraint de consacrer la quasi-totalité de son activité à répondre, à réagir à l’événement, qu’il s’agisse d’exécuter les services ordonnés par l’autorité hiérarchique ou de faire face aux situations provoquées par les faits de délinquance. ♦
(1) « Le rapport Carraz-Hyest et le redéploiement des forces de police et de gendarmerie », Défense Nationale, chronique « Gendarmerie », juillet 1998 et mai 1999.