Institutions internationales - Vers l'unification politique de l'Europe - Pour une politique industrielle européenne - Controverse transatlantique - L'échec de « Nordek »
Après la Conférence de La Haye (1er et 2 décembre 1969), il appartenait aux ministres des Affaires étrangères et des Finances, ainsi qu’aux techniciens, de donner une forme concrète aux décisions politiques prises par les chefs d’État et de gouvernement dans la capitale néerlandaise. Plusieurs de leurs réunions eurent un caractère spectaculaire, car de leur issue dépendait la mise au point de cet achèvement sans lequel l’élargissement éventuel de la Communauté économique Européenne ne pouvait être envisagé. Depuis, les considérations techniques l’emportent.
Vers l’unification politique de l’Europe
Le mouvement politique n’est pas ralenti pour autant. Au cours de leur réunion du 8 mars 1970 à Val-Duchesse, les ministres des Affaires étrangères des « Six » ont chargé leurs directeurs des affaires politiques d’étudier les moyens de progresser dans la voie de l’unification politique – ceci en prévision de leur prochaine réunion, consacrée à la coopération politique, qui doit avoir lieu le 29 mai 1970 à Rome, en marge de la session ministérielle du Conseil atlantique.
Ces hauts fonctionnaires n’ont pas à se préoccuper des problèmes à caractère politique couverts par le Traité de Rome : compétence du Parlement européen, fusion des traités, composition de la Commission, etc., l’examen de ces questions revenant au Conseil des ministres de la Communauté. Leur mission consiste, dans un premier stade, à réfléchir sur ce que recouvre la notion d’unification politique et sur la possibilité de traiter les problèmes politiques à l’échelle européenne, comme ils sont traités à l’échelle nationale. Les « Six », cela est clair, ont l’intention d’avancer prudemment et d’éviter les plans ou programmes ambitieux. C’est ainsi qu’il n’est nullement question pour l’instant d’institutionnaliser les choses, c’est-à-dire de créer un secrétariat permanent dont certains auraient pu redouter qu’il ne concurrençât la Commission. Il a été décidé que les pays candidats seraient régulièrement mis au courant des travaux menés par les « Six », avant même l’ouverture des négociations avec la CEE. Par ailleurs, les possibilités offertes par l’UEO (Union de l’Europe occidentale) comme forum de discussion entre la Grande-Bretagne et les « Six » ont été évoquées, le ministre français des Affaires étrangères, M. Maurice Schumann, ayant implicitement indiqué à cette occasion que la France pourrait reprendre sa place dans l’organisation (on se souvient qu’elle avait décidé de ne plus participer à ses travaux lorsque les prescriptions statutaires avaient été « tournées », précisément à propos du problème des relations entre les « Six » et la Grande-Bretagne).
Les ministres des Affaires étrangères se sont également préoccupés de la préparation de la négociation avec les pays candidats. Le texte adopté concernant la physionomie à donner aux futurs États-membres pour adapter leur économie à la législation communautaire demeure vague. Pourtant, sur un point jugé important par la délégation française, M. Schumann a obtenu satisfaction : il n’est pas dit que cette période de transition pourrait éventuellement être prolongée si l’un ou l’autre des pays candidats éprouvait des difficultés particulières à s’aligner sur la réglementation communautaire.
Dans le même temps, la Commission de la CEE se préoccupait de la synchronisation de l’élargissement du Marché commun et de l’accomplissement de l’« union économique et monétaire ». Selon la Commission, les négociations en vue de l’adhésion de la Grande-Bretagne auraient de meilleures chances d’aboutir si les « Six » arrêtaient, dans les mois à venir, des décisions autres que de principe concernant la mise en place progressive de cette union économique et monétaire : telle est l’idée centrale d’un document sur les problèmes économiques posés par l’élargissement de la Communauté, présenté par la Commission aux gouvernements des États-membres de la Communauté. Ce texte est exclusivement consacré à l’étude du cas anglais. La Commission remarque en effet que le Danemark, l’Irlande et la Norvège n’ont pas eu à faire face, au cours de ces dernières années, à des déséquilibres persistants de leur balance des paiements, et comme ils ont au contraire des taux de croissance comparables à ceux enregistrés dans la Communauté, il est vraisemblable que leur entrée dans le Marché commun ne leur poserait aucun problème à long terme, les difficultés éventuelles à court terme pouvant être résolues dans la période de transition. En revanche, depuis vingt ans, l’équilibre de l’économie britannique est menacé de façon quasi chronique. Certes, les efforts d’assainissement entrepris depuis 1967 ont permis de sensiblement améliorer la situation. Mais, cela étant, les dirigeants de Londres, constate la Commission, doivent également tenir compte de la forte augmentation de la dette extérieure au cours des dernières années. Étant donné ce climat de relative insécurité économique, les négociateurs anglais tiendront tout particulièrement à s’assurer que les modifications découlant pour leur pays de l’entrée dans le Marché commun ne constitueront pas une hypothèque durable pour la croissance de l’économie britannique.
Étant donné le grand nombre de facteurs qui interviennent dans le problème, il est impossible d’apprécier dès maintenant l’importance de la charge qu’impliquera un alignement sur la politique des prix agricoles de la CEE. Cependant, le danger étant non négligeable, les Anglais insisteront pour que soient limitées les charges nouvelles appelées à peser, du fait de l’adhésion, sur la balance des paiements. Ce souci pourrait même les inciter à remettre en cause l’« acquis communautaire » (en particulier certains éléments fondamentaux de la Politique agricole commune, PAC) et par là même compromettre les chances d’aboutir de la négociation. La Commission estime que ce risque disparaît si l’élargissement est d’emblée conçu dans la perspective de l’union économique et monétaire des pays de la Communauté. En effet, dans une union économique et monétaire achevée, les problèmes de balance des paiements entre pays membres sont éliminés. De plus, ils peuvent déjà s’estomper en partie au fur et à mesure que les instruments essentiels de cette union sont mis en place. C’est pourquoi la Commission recommande au Conseil des ministres de s’entendre sur un calendrier permettant de synchroniser l’intégration progressive des pays candidats à l’économie communautaire (c’est-à-dire les périodes de transition) et d’application d’un programme par étapes vers l’union économique et monétaire. Cette dernière, selon la Commission, pourrait être acquise vers 1978. Or c’est également cette époque qu’il est raisonnable d’envisager comme terme de la période de transition.
Pour une politique industrielle européenne
Mais si cette union économique et monétaire reste l’un des grands objectifs des « Six », la mise au point de la PAC doit maintenant s’accompagner de l’élaboration d’une politique industrielle européenne. Dans un mémorandum sur « les modalités d’un renforcement de la coopération européenne en matière de développement industriel et scientifique », le gouvernement français a fait connaître le 20 mars les propositions annoncées lors de la Conférence de La Haye. Ces propositions concernent l’industrie atomique, l’informatique, l’électronique et les investissements dans certains pays étrangers. Dans ce même document, le gouvernement français fait des propositions sur le renforcement des structures industrielles des « Six », la concertation des commandes, les aides régionales, l’attitude à l’égard des investissements étrangers et la réforme du Fonds social européen. Pour l’essentiel, ces propositions rejoignent les soucis de la Commission.
En matière atomique, le mémorandum français souhaite qu’on utilise les possibilités offertes par le traité d’Euratom concernant les entreprises communes – le gouvernement se déclarant prêt en particulier à apporter « la contribution la plus large » à la fondation d’une entreprise commune ayant une capacité d’enrichissement de l’uranium à l’échelle des besoins européens.
Informatique. Paris marque sa faveur pour un « grand système de traitement de l’information et de stockage des données ». L’entreprise devrait avoir d’emblée un caractère industriel, et la maîtrise d’œuvre du projet pourrait être confiée à une société nouvelle constituée par les entreprises européennes intéressées, mais ayant à leur égard une grande autonomie de décision.
Électronique. Jusqu’à présent, presque tous les marchés de grande ampleur ont échappé à l’industrie européenne. Les principales firmes européennes devraient conclure des accords favorisés par la participation des États à de grands projets d’équipement.
Investissements dans les pays étrangers. Le gouvernement français souhaite que l’on étudie un système de garantie communautaire de certains investissements privés dans les pays tiers, la gestion de ce système d’assurance pouvant être confiée à la BEI (Banque européenne d’investissement). Cette BEI pourrait, selon le mémorandum français, étendre son rôle dans le domaine de la restructuration industrielle. Le gouvernement marque son intérêt pour la « société commerciale européenne » – statut que les sociétés étrangères de la Communauté pourraient utiliser – et préconise l’adoption de la formule française de groupement d’intérêt économique ainsi que l’ouverture d’une sorte de « bureau des mariages » à l’intention des petites et moyennes entreprises des « Six ».
En matière de concertation des commandes, le document français souhaite une « mise au point expérimentale » dans les domaines suivants : matériel ferroviaire, matériel de transmission sur faisceaux hertziens, de commutation télex et de transmission de données, matériel météorologique et océanographique.
Quant à l’attitude à l’égard des investissements étrangers, le texte français souhaite une connaissance exacte et rapide des mouvements de capitaux, et propose la création d’un comité d’experts qui donnerait son avis sur les « très grands projets d’investissements étrangers dans la Communauté ».
Enfin, Paris souhaite une profonde réforme du Fonds social européen. Le but de ce Fonds ne devrait pas être de contribuer au financement de systèmes d’assurance ou d’assistance-chômage, mais de prévenir le risque de chômage autant que celui de pénurie de main-d’œuvre par des incitations à l’adaptation, à la qualification et à la mobilité géographique de la main-d’œuvre.
Telles sont les propositions françaises en matière de politique industrielle européenne.
Controverse transatlantique
Cette progression de l’Europe a suscité des réactions assez amères outre-Atlantique. « Nous sommes au bord d’une guerre commerciale entre les États-Unis et l’Europe », n’a pas hésité à déclarer le 25 mars 1970 à Washington, M. Arthur Watson, désigné pour succéder à M. Sargent Shriver au poste d’ambassadeur à Paris. Depuis le début de l’année, c’est un ensemble de récriminations que les Américains présentent, et le 10 mars ils ont rendu public le « cahier de doléances » envers le Marché commun qu’ils ont remis quelques jours plus tôt au Français Jean-François Deniau, vice-président de la Commission de Bruxelles lors de sa visite outre-Atlantique. Ce cahier comprend 7 points.
– Les États-Unis considèrent les détaxes aux exportations appliquées par les Européens comme un obstacle non tarifaire majeur aux exportations américaines vers les pays tiers.
– Le Congrès n’abrogera pas la législation sur l’American Selling Price tant que le problème du commerce des produits textiles n’aura pas été réglé et tant que les Européens empêcheront des progrès plus rapides vers la réduction des obstacles non tarifaires.
– Les États-Unis souhaitent que le Marché commun n’interfère pas dans leurs discussions avec les pays d’Extrême-Orient sur la limitation des importations de produits textiles.
– Les États-Unis sont « gravement préoccupés » par la conclusion entre le Marché commun et d’autres pays d’Europe et du Proche-Orient d’arrangements qui sont discriminatoires envers eux
– L’accord tripartite sur les composants électroniques que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne envisagent de conclure est discriminatoire envers les États-Unis et risque d’entraîner une réduction de 35 % de leurs exportations de composants électroniques en Europe (il ne s’agit là que d’un projet).
– La PAC continue à être un obstacle majeur à l’amélioration des relations commerciales entre les États-Unis et le Marché commun.
– Enfin, les États-Unis sont découragés de voir que le Marché commun n’envisage pas de procéder à la réduction des obstacles non tarifaires avant 1971.
Bien entendu, la Commission de Bruxelles a réagi, et son porte-parole n’a pas hésité à déclarer que les États-Unis « sont mal fondés à reprocher à la Communauté européenne son protectionnisme ». Une discussion technique n’entre pas dans le cadre de cette chronique. Plusieurs points doivent toutefois être mis en lumière.
Les autorités communautaires négocient des traités d’association avec certains États de la Méditerranée, traités qui comportent certaines préférences tarifaires et qui, par conséquent, violent la clause de la Nation la plus favorisée à laquelle les États-Unis s’affirment, à chaque occasion, attachés. En dehors de toute préférence doctrinale, les traités ont évidemment pour fonction de favoriser les échanges avec les pays associés, donc de défavoriser les autres. Encore les pays associés absorbent-ils une fraction presque négligeable des exportations américaines.
La controverse sur le remboursement de la taxe à la valeur ajoutée (accusée d’être une « border tax », c’est-à-dire d’avoir un effet équivalent aux droits de douane) pourrait revêtir une portée plus grande. La fiscalité américaine se fonde essentiellement sur les impôts directs. Les États-Unis ont le même droit de soustraire les taxes indirectes au profit des exportateurs, mais le montant de ces soustractions demeure faible, comparé à celui dont bénéficient les exportateurs européens. Les impôts directs pèsent-ils finalement sur les prix bien qu’ils ne soient pas remboursables ? Les États-Unis introduiront-ils une TVA pour aider leurs exportateurs ? Ces questions ne sont pas encore « actuelles », mais elles sont posées.
Traités d’association, taxes à la valeur ajoutée renforcent la vieille et permanente opposition que les dirigeants de Washington manifestent, depuis dix ans, à la PAC. Celle-ci, jusqu’à présent, si l’on retient les chiffres de la Commission de Bruxelles, n’a guère affecté les achats européens de produits agricoles aux États-Unis. Ces derniers n’en craignent pas moins les effets à long terme de la formation d’un « bloc européen ». S’il en va ainsi, comment l’entrée de la Grande-Bretagne, suivie par la Norvège, le Danemark et l’Irlande, serait-elle accueillie à Washington ? Le « Message sur l’état du monde » présenté par le Président Nixon au Congrès a prétendu répondre à cette question : « Nous reconnaissons que nos intérêts seront nécessairement affectés par l’évolution de l’Europe, et nous aurons peut-être à consentir des sacrifices dans l’intérêt commun. Nous pensons que le prix économique à payer par une Europe réellement unifiée est compensé par le profit en fait de vitalité politique de l’Occident tout entier… ».
M. Jean-François Deniau a remis à Washington un document dont nous extrayons les quatre points suivants :
– Depuis 1958, les exportations américaines se sont accrues de 182 % vers la CEE, contre 143 % vers la zone de libre-échange ;
– En 1969, les exportations des États-Unis vers la CEE ont augmenté de 14 % par rapport à 1968, alors que les importations en provenance de la CEE n’augmentaient que de 1,4 % ;
– Les tarifs douaniers de la CEE sont en moyenne de 9 %, contre 11 % pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, et 15 % pour le Japon.
– La CEE a appliqué les clauses adoptées lors de la « négociation Kennedy », alors que les Américains n’ont pas aboli l’American Selling Price.
Il semble que les Européens comprendraient mal que les États-Unis poussent trop leur offensive et se fassent passer pour les victimes du Marché commun, alors que la monnaie européenne est pratiquement le dollar et que, de 1958 à 1969, les investissements directs des firmes américaines dans la CEE ont presque quintuplé. Il est en effet difficile de souhaiter une Europe forte et prospère, et de se dresser contre les manifestations de cette force et de cette prospérité…
L’échec de « Nordek »
Tandis que se développait la « relance » européenne décidée à la Conférence de La Haye, le projet de marché commun Scandinave s’effondrait, les deux phénomènes n’étant pas indépendants l’un de l’autre.
Sous des formes diverses, l’intégration économique des pays nordiques a des racines anciennes. Mais tandis que dans les domaines social, culturel et législatif, l’harmonisation s’est réalisée peu à peu sans trop de difficultés, les plans économiques ont tous échoué, surtout pour des raisons politiques. En 1969, les quatre pays (Norvège, Suède, Danemark et Finlande) engagèrent un nouvel effort. Des institutions furent envisagées, au service d’une union douanière – Nordek. Trois fonds régionaux (pour l’agriculture, pour les industries du poisson et pour l’« adaptation générale ») devaient être dotés de 2 200 millions de couronnes suédoises, la participation de chacun des quatre pays étant fonction de son produit national brut : 46 % pour la Suède, 24 % pour le Danemark, 16 % pour la Norvège et 14 % pour la Finlande. La puissance économique de la Suède créait un déséquilibre. Celui-ci aurait pu être surmonté, comme le fut, au sein du Benelux, celui de la distorsion entre le Luxembourg d’une part, la Belgique et les Pays-Bas de l’autre si, très vite, le problème n’avait pas pris une signification politique.
Au lendemain de la Conférence de La Haye, il apparut que les conférences du Nordek envisagées pour 1970 et devant aboutir à un accord final en janvier 1972 coïncideraient avec les négociations « européennes » auxquelles participeraient la Norvège et le Danemark. Y a-t-il incompatibilité ? Toujours est-il que, sensible à l’opposition de l’Union soviétique à la relance européenne, la Finlande fit savoir le 8 décembre à ses partenaires qu’elle ne pouvait plus participer aux travaux préparatoires du Nordek. Quelques jours après, elle précisa qu’elle pourrait reprendre les discussions s’il était entendu qu’elle pourrait se retirer du Nordek si l’un de ses partenaires était admis dans la Communauté économique Européenne. On annonça que le traité serait signé début avril à Copenhague, puis, le 26 mars, on apprit d’Helsinki que la Finlande se retirait…
Déjà la constitution, en 1959, de l’Association européenne de libre-échange (AELE), groupant à la fois la Grande-Bretagne, qui absorbe le plus fort contingent des exportations finlandaises (plus de 20 %) et les plus gros concurrents de la Finlande sur ce marché, Suède, Norvège et Autriche, avait fortement inquiété Helsinki. Il fallut près de deux ans de difficiles négociations, avec Moscou comme avec les pays de l’AELE, pour conclure, en 1961, un accord d’association protégeant les intérêts commerciaux finlandais tout en donnant satisfaction à l’URSS. Le problème était politique. Il l’est encore aujourd’hui. Il met en question d’une part l’influence de Moscou sur Helsinki, d’autre part l’opposition de l’Union soviétique à l’organisation de l’Europe occidentale. Nordek était pourtant dépourvu de perspectives politiques, et pouvait être considéré comme une illustration du pragmatisme nordique.
On retrouve alors le problème de l’élargissement de la CEE, puisque la Norvège et le Danemark sont candidats à l’adhésion, et puisqu’en 1967 la Suède avait demandé quelle forme d’adhésion serait compatible avec sa politique de neutralité. ♦